La peur juive dans l’irréalité sioniste – et comment la dépasser

Texte écrit par Em Cohen et publié en anglais sur son blog, traduit par les membres de Tsedek! avec son autorisation.


Dans l’expérience de la main en caoutchouc, une main factice est posée sur une table à côté de la véritable main du sujet. Cette dernière est couverte de manière à ce qu’il ne puisse voir que la fausse main en caoutchouc et, à l’aide d’un pinceau, on caresse les deux mains à la même vitesse et au même endroit. Au fur et à mesure de l’expérience, le sujet en vient à considérer la fausse main comme la sienne.

Soudain, celui ou celle qui mène l’expérience saisit un marteau et frappe la main en caoutchouc. Bien que seule la fausse main ait été touchée, les gens réagissent généralement comme s’il s’agissait de leur propre main. Ils·elles sursautent, leur rythme cardiaque s’accélère, puis rient de soulagement lorsqu’ils·elles réalisent qu’ils·elles ont été dupé·es et que leur main est parfaitement intacte. Ayant été conditionné·es à penser dans la première partie de l’expérience que la main en caoutchouc était la leur, les participant·es en viennent à adopter une vision déformée de la réalité, au moins temporairement. Ils et elles redoutent ainsi un coup de marteau qui ne présente aucune menace réelle.

Au cours du semestre d’été 2020, l’élection du premier Palestinien à la présidence du sénat étudiant de l’université d’État de Floride (FSU) a suscité une campagne médiatique profondément raciste, visant à l’écarter de son poste à travers des accusations d’antisémitisme. Celles-ci s’appuyaient notamment sur des messages qu’il avait publiés lorsqu’il était plus jeune sur les réseaux sociaux, ainsi que sur son opposition au sionisme. Le président de l’université, des élu·es de l’État, des organisations sionistes nationales et internationales, des groupes d’étudiant·es sionistes et même des villes entières de Floride se joignirent à cette campagne raciste pour le démettre de ses fonctions et faire taire tous celles et ceux qui le soutenaient.

Les débats du sénat étudiant autour du vote d’une résolution condamnant l’antisémitisme et adoptant la définition de l’IHRA1 furent émaillés d’allégations mélodramatiques et fantaisistes ; des étudiant·es juif·ves sionistes se succédèrent à la tribune pour  déplorer que leur désespoir n’était pas entendu, et affirmer que la FSU souffrait d’un grave problème d’antisémitisme, certain·es allant jusqu’à exprimer leur conviction qu’eux-mêmes ou leurs jeunes frères et sœurs n’étaient plus en sécurité dans l’enceinte de l’université. Ils et elles firent le récit glaçant des persécutions qu’avaient enduré leurs ancêtres : ils et elles savaient reconnaître le danger quand il se présentait, et la situation actuelle y ressemblait. Pris au pied de la lettre, leurs témoignages auraient pu laisser croire qu’une seconde Shoah était sur le point d’être mise en œuvre dans les dortoirs de l’université.

Alors que je regardais ces étudiant·es juif·ves sionistes supplier le sénat de condamner l’antisémitisme, comme si leur vie était en jeu et que le vote de cette résolution était leur seul espoir de survie, quelque chose de profondément troublant m’a frappé. Je les ai cru·es.

L’illusion de la main en caoutchouc comme pratique sioniste

De la même manière que la peur du marteau qui s’abat sur la main en caoutchouc est parfaitement réelle, je pense que celle qu’expriment  ces étudiant·es est profondément sincère. Pourtant, ces deux peurs reposent sur une illusion.

Des dizaines d’années de conditionnement familial, communautaire et institutionnel poussant à assimiler le sionisme au judaïsme, et Israël aux Juif·ves ont conduit bon nombre d’entre elles·eux à faire de l’État d’Israël et de l’idéologie sioniste des éléments centraux non seulement de l’identité juive en général, mais aussi de leur identité individuelle. C’est ce qui constitue l’irréalité sioniste.

Coups de pinceau

Au début de l’expérience, notre cerveau n’identifie pas la main en caoutchouc comme la nôtre. Cette illusion est le fruit d’un processus, et est d’autant plus forte que celui-ci est complet Chaque élément de l’expérience – recouvrir la véritable main, découvrir la fausse, caresser simultanément les deux avec un pinceau – contribue à rendre la situation crédible. Mais si l’expérience de la fausse main est temporaire, et que les participant·es savent parfaitement ce dans quoi ils et elles s’engagent, l’amalgame entre sionisme et judaïsme est lui pratiquement impossible à éviter dans la majorité des espaces communautaires juifs, et ce dès l’enfance.

Les petits coups de pinceau qui associent la judéité au sionisme sont monnaie courante. Nos synagogues affichent le drapeau de l’État colonial israélien sur leur bimah, elles reçoivent des officiers de Tsahal, elles nous poussent à participer aux voyages birthright2 (généralement en le comparant à un rite de passage aussi important que la bar-mitzvah), elles déforment l’histoire du judaïsme et du sionisme en présentant le second comme ayant toujours fait partie du premier, et elles célèbrent les fêtes nationales israéliennes comme des fêtes juives plutôt que comme les fêtes d’un État colonial distant de plusieurs milliers de kilomètres.

Ces coups de pinceau sont également donnés dans de nombreux espaces juifs laïques. Presque toutes les grandes organisations juives sont sionistes et colportent le mensonge selon lequel l’antisionisme est une forme d’antisémitisme. Certaines vont même jusqu’à qualifier Israël de « Juif parmi les nations ». Nos institutions défendent des personnalités politiques non-juives qui tiennent des propos antisémites, au prétexte qu’ils·elles ne peuvent l’être puisqu’ils·elles soutiennent Israël ; dans le même temps, elles traitent d’antisémites des hommes et des femmes politiques qui critiquent Israël, même tièdement. Elles effacent, rabaissent, déplacent et ostracisent les universitaires, les dirigeant·es et les membres de la communauté juive qui s’opposent au sionisme et accueillent ensuite avec enthousiasme les sionistes non juif·ves.

S’il est possible de nous faire prendre une fausse main en plastique pour la nôtre au bout de quelques minutes autour d’une table pliante au bord d’une plage, quel peut être le degré d’adhésion des Juifs.ves à l’amalgame entre judaïsme et sionisme sachant que celui-ci est continuellement entretenu dans tous les aspects de leur vie ? Il n’est pas surprenant que de nombreux·ses Juif·ves en viennent à considérer Israël comme une partie d’eux-mêmes et qu’ils et elles considèrent dès lors les menaces contre Israël ou le sionisme comme des menaces contre les Juif·ves.

Cet enchevêtrement était et est toujours intentionnel, souligne Anthony Lerman dans son essai L’antisémitisme redéfini. Des campagnes ont en effet été menées dans les cercles sionistes pour lier aussi étroitement que possible l’antisionisme à l’antisémitisme. Lerman écrit :

« Le gouvernement israélien a été l’un des principaux acteurs de cette campagne et a exercé une influence croissante sur celle-ci, en poursuivant une nouvelle politique depuis la fin des années 1980, par l’intermédiaire de son Forum de Surveillance de l’Antisémitisme, qui venait alors d’être mis en place. Cette politique visait à établir l’hégémonie israélienne sur la surveillance et la lutte contre l’antisémitisme par des groupes juifs dans le monde entier. Cette politique était coordonnée et principalement mise en œuvre par des représentant·es du Mossad travaillant dans les ambassades israéliennes ».

Le problème du  « problème de l’antisémitisme »

Les incidents racistes qui ont eu lieu à la FSU sont certainement uniques en raison du degré d’attention médiatique qu’ils ont suscité et des tentatives parfois étranges d’instrumentalisation dont ils ont fait l’objet. Mais ces mises en scènes de l’antisémitisme par les sionistes sont fréquentes. Elles sont la plupart du temps lancées à des moments où l’activisme pro-Palestinien commence à émerger, pour tenter de bâillonner ces manifestations de solidarité, comme ce fut par exemple le cas au sein du Parti travailliste britannique ou dans des universités où Students for Justice in Palestine est bien implantée. En règle générale, les sionistes attirent l’attention en dénonçant l’existence d’un « problème d’antisémitisme ». Ensuite, ils et elles demandent aux autorités compétentes de remédier à ce prétendu problème, par exemple en expulsant les antisémites présumé·es, en supprimant le financement des organisations étudiantes antisionistes, en engageant des procédures disciplinaires contre les étudiant·es antisionistes, en  condamnant l’antisémitisme, et/ou en adoptant la définition sioniste de l’IHRA. Puis, le fait que l’institution ne se plie pas immédiatement à ces demandes est présenté par les sionistes comme la preuve de la réalité de cet antisémitisme et de sa profondeur, à des niveaux bien plus élevés qu’on aurait pu le penser de prime abord. Toute une série d’organisations et d’associations ont vu le jour pour inciter et soutenir cette mise en scène sioniste.

Aux États-Unis, l’association Canary Mission se targue de traquer et afficher les antisémites sur les campus universitaires. Les sionistes utilisent régulièrement les profils d’étudiant·es accusé·es d’antisémitisme par Canary Mission comme des preuves irréfutables. Mais la prétendue neutralité de l’organisation laisse à désirer : Dima Khalidi, la fondatrice de Palestine Legal, la décrit comme « une entreprise de cyberharcèlement anonyme qui s’emploie à ficher les défenseur·ses des droits des Palestinien·nes dans le but de les dénigrer et de ruiner leur réputation et leurs perspectives de carrière ». Ce qu’elle dit est vrai : le site internet de Canary Mission n’affiche quasiment que des profils d’étudiant·es arabes, musulman·es et palestinien·nes qui ont exprimé leur rejet du sionisme.

Toujours aux États-Unis, « The AMCHA Initiative », organisation juridique sioniste similaire à Canary Mission, gère notamment une large base de données de ce qu’elle prétend être des incidents antisémites, et les publie sous forme de rapports. Cependant, comme pour Canary Mission, ces « actes antisémites » ne le sont pas réellement. L’une des entrées les plus récentes dans leur base de données concerne un puissant éditorial publié récemment par un étudiant juif et queer de l’Université de Chicago, qui encourageait à la solidarité avec la Palestine. Un autre rapport récent affirme que les slogans « Fuck Israël » et « Boycott Israël », taggués à l’Université du Michigan, sont des « expressions antisémites ».

Récemment fondée par de jeunes étudiant·es sionistes, l’organisation JewishOnCampus (JOC) adopte une approche plus directe : elle invite des Juif·ves comme des non-Juif·ves à leur envoyer des témoignages d’actes antisémites présumés sur les campus. JewishOnCampus publie ensuite ces anecdotes sous forme de citations anonymes, mettant en avant celles considérées comme étant les plus scandaleusement antisémites. Comme c’est le cas avec les deux images ci-dessous3, elles relèvent pourtant souvent d’une opposition à Israël, et non d’une haine des Juif·ves. Bien sûr, pour JewishOnCampus, c’est du pareil au même.


Que ce soit intentionnel ou non, la publication de ces témoignages sous couvert d’anonymat entretient discrètement l’idée que les Juif·ves sont en danger, et que leur peur est justifiée. Même si dans les faits, les étudiant·es sionistes qui traitent les antisionistes d’antisémites sont mis en avant par les organisations et publications sionistes, JOC prétend que de telles déclarations les mettent en danger. De plus, l’anonymat rend impossible toute enquête pour établir le contexte — ou même la véracité — des propos incriminés.

L’Anti-Defamation League prolonge le travail de JOC mais à un niveau professionnel. Tout comme The AMCHA Initiative, l’ADL tient une base de données de ce qu’elle décrit comme des incidents antisémites. Cependant, parce que l’ADL confond le judaïsme et le sionisme, beaucoup des incidents qu’elle comptabilise relèvent en réalité d’une opposition à Israël ou au sionisme, et non aux Juif·ves. Dans ce cadre, il n’est pas surprenant qu’avec la propagation des manifestations anti-sionistes à l’échelle mondiale (en réponse à la récente vague de violence accrue d’Israël contre les Palestinien·nes), l’ADL ait signalé un pic d’antisémitisme. Les statistiques inquiétantes de l’ADL pointant une « flambée de l’antisémitisme » ont été reprises dans des articles de presse, des éditoriaux, des émissions de télévision, etc., où elles ont été utilisées pour légitimier des discours racistes, sionistes et islamophobes. Après s’être fait l’écho pendant des semaines de discours apocalyptiques, conçus pour attiser la peur, l’ADL a ainsi fini par rapporter que les Juif·ves étaient, sans surprise, plus « inquiet·es ».


Les sionistes invoquent la peur des Juif·ves blanc·hes face à l’antisionisme comme preuve qu’antisionisme et antisémitisme ne sont qu’une seule et même chose. Les témoignages de JewishOnCampus et les incidents rapportés par l’ADL sont rendus cohérents à travers ce raisonnement : si les étudiant·es juif·ves ont peur de l’antisionisme, alors celui-ci est antisémite. Ce postulat absurde doit être rejeté :  ce  serait comme prétendre prouver que la main en caoutchouc est la véritable main en faisant valoir la peur ressentie lorsque le marteau s’abat sur elle.

La peur des Juif·ves blanc·hes qui vivent l’antisionisme comme une forme d’antisémitisme est la même que celle des nationalistes blanc·hes qui craignent le « grand remplacement ». Les deux sont en réalité des images en miroir qui reflètent la peur que ressent tout colonisateur. Dans « Two Degrees of Séparation », Omar Barghouti, l’un des fondateurs du mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanction (BDS) écrit : « les colonisateurs craignent toujours que les colonisés finissent un jour par se révolter contre eux et qu’ils leur fassent subir le sort qu’ils leur ont infligé ».

Comment l’irréalité sioniste nuit à la lutte contre l’antisémitisme

Il arrive parfois que Canary Mission, The AMCHA Initiative, JOC et l’ADL condamnent ou exposent un antisémitisme véritable, qui est tout simplement la haine des Juif·ves parce qu’ils·elles sont Juif·ves. Cependant, ces efforts ne sont pas mis en oeuvre pour lutter sincèrement contre l’antisémitisme mais servent de cache-misère à leur objectif principal qui est de défendre le sionisme tout en se drappant dans la légitimité de la lutte contre l’antisémitisme. Si elles ne mentionnaient jamais le néonazisme ou le fascisme, leur malhonnêteté serait révélée au grand jour. Les condamnations, occasionnelles, de véritables actes antisémites ont aussi un autre objectif : faire grandir la peur provoquée par la menace supposée de l’antisionisme. Dans une vidéo publiée par l’ADL, qui dénonçait « des taux d’antisémitisme historiquement hauts » en 2020, un parallèle est établi entre des néonazis posant bras droit tendu devant une banderole « k*kes lie whites die 1488 »4 et des tags trouvés dans des toilettes publiques disant « fuck Hillel5, free Palestine », comme si les deux représentaient un même danger pour les Juif·ves.

Bande dessinée par Eli Valley, juin 2021

En centrant la lutte contre l’antisémitisme sur le rapport à Israël, les sionistes ignorent les communautés juives à travers le monde qui sont véritablement victimes d’antisémitisme et affirment que le seul moyen d’assurer la sécurité des Juif·ves est de soutenir un génocide colonial. Ainsi, celles et ceux qui lutteraient à nos côtés contre l’antisémitisme réel ne peuvent le faire sans soutenir leur propre oppression. On ne peut pas attendre des victimes de ces organisations sionistes qu’elles soutiennent ces mêmes organisations lorsqu’elles « condamnent l’antisémitisme ».


Qu’on ne s’y trompe pas : les premières victimes de l’irréalité sioniste sont les victimes du sionisme en général. Tout en reconnaissant que le sionisme met les Juif·ves en danger, nous ne devons jamais oublier qu’il est un mouvement colonial en Palestine, et non un projet purement théorique. Les fausses accusations d’antisémitisme sont utilisées contre les Palestinien·nes et leurs soutiens, d’une part pour justifier la colonisation sioniste, mais aussi pour renforcer et perpétuer des idées islamophobes, suprémacistes et négrophobes tels que le « choc des civilisations ».

L’irréalité sioniste est profondément liée au philosémitisme. Dans « 5 Philosemitic Dog-Whistles to Watch Out For », je définis le philosémitisme comme le fondement de l’identité euro-étasunienne blanche à travers sa manière de traiter les Juif·ves : les Euro-étasunien·nes blanc·hes se présentent comme les protecteur·ices des Juif·ves, et présentent les autres sociétés comme des menaces pour elles et eux. Le philosémitisme s’est principalement développé après la Shoah, alors que le monde euro-américain blanc avait besoin de conserver tout ce qu’il avait volé, tout en « expiant ses crimes ». De plus, comme je l’ai écrit dans « On the Dangers of Fighting Antisemitism », « l’Euro-Amérique blanche s’était rendue compte qu’en s’attribuant la tâche  de « protéger le Juif », elle pouvait se donner le pouvoir de déterminer à la fois « qui était Juif et qui était antisémite ». En affirmant « combattre l’antisémitisme », le monde euro-américain blanc efface sa propre histoire et justifie les projets coloniaux suprémacistes blancs en cours : les colonisé·es sont accusé·es d’être des antisémites, et la « lutte contre l’antisémitisme » devient une forme de colonisation.

En soutenant le projet colonial, l’irréalité sioniste nourrit l’antisémitisme et empêche simultanément de le combattre. Les systèmes coloniaux qui produisent le fascisme, la suprématie blanche, la négrophobie, l’islamophobie et la xénophobie sont les mêmes que ceux qui produisent l’antisémitisme. Il est ainsi impossible de maintenir le colonialisme indépendamment de l’antisémitisme. C’est pourquoi, depuis la genèse même du sionisme, les sionistes se sont allié·es avec les antisémites. Les sionistes peuvent ignorer l’antisémitisme, car ils·elles ont comme intérêt commun la poursuite de l’existence du monde colonial. Barghouti (encore lui) écrit que le sionisme « s’est toujours nourri de l’antisémitisme réel, y compris durant la montée des lois nazies antijuives dans l’Allemagne des années 1930 ». Theodor Herzl, l’un des fondateurs du sionisme, théorisait que l’antisémitisme était « l’impulsion nécessaire » pour convaincre les Juif·ves de rejoindre le projet colonial sioniste. Herzl considérait que les pays antisémites seraient les meilleurs alliés des sionistes, en raison de leur objectif commun de voir les Juif·ves quitter l’Europe.

Malgré l’instrumentalisation des accusations d’antisémitisme contre les antisionistes, l’antisémitisme reste réel, et il est vital de le combattre. Mais « la peur juive », et plus précisément les inquiétudes des Juif·ves par rapport à l’antisionisme ne peuvent pas constituer le socle de cette lutte. Le monde blanc euro-américain ne reconnaît ou n’utilise le sentiment d’insécurité des Juif·ves que lorsqu’il peut être mis au service du colonialisme et de la suprémacie blanche. Ainsi, l’Euro-Amérique blanche philosémite ignore les peurs des Juif·ves noir·es, des Juif·ves amérindien·nes et de tous les autres Juif·ves qui protestent contre le sionisme. Preuve en est la réaction aux pogroms6 de Pittsburgh et de Poway. Après chacune de ces fusillades dans des synagogues, des sionistes juif·ves blanc·hes ont réclamé à l’État d’accroître « la protection des communautés juives », ce qu’il a fait sans se faire prier, en postant des policier·es dans et autour des synagogues et des institutions juives. Lorsque des Juif·ves noir·es ont protesté, leurs appels ont été ignorés.

L’irréalité sioniste nuit à la lutte contre l’antisémitisme parce qu’elle abandonne les Juif·ves victimes du projet colonial blanc euro-américain et renforce les systèmes qui produisent l’antisémitisme.

Pour que le judaïsme vive, le sionisme doit mourir

Dans un essai paru récemment dans the Tablet, Natan Sharansky oppose les Juif·ves qui s’opposent au sionisme (qu’il appelle les « faux-Juif·ves ») aux « vrais Juif·ves » (terme qu’il utilise pour désigner les sionistes). Il écrit : « Les antisionistes savent exactement ce qu’ils font et ce qu’ils sont en train de défaire. Ils essaient de dissocier le judaïsme du nationalisme juif, du sentiment d’appartenance au peuple juif, tout en défaisant des décennies de construction identitaire ». Plus loin dans son essai, Sharansky écrit : « il y a un siècle, alors que le sionisme était encore un mouvement marginal et qu’il n’y avait pas d’Israël, les Juif·ves avaient néanmoins un fort sentiment de solidarité juive, d’appartenance à un peuple ».

En reconnaissant que les Juif·ves avaient un fort sentiment d’appartenance avant l’émergence du sionisme, tout en maintenant que le sionisme est lui-même le sentiment d’appartenance au peuple juif, Sharansky dévoile involontairement le mensonge de l’irréalité sioniste. L’identité juive sioniste et l’irréalité sioniste ont été créées par des décennies de destruction, de cooptation et de distorsion du judaïsme – un processus qu’il décrit comme une simple « construction identitaire ». En justifiant son utilisation du terme « faux-Juif·ves », il écrit :

 « Nous désignons celles et ceux qui critiquent le sionisme comme des « faux-Juif·ves » car ils et elles croient que la seule manière d’accomplir la mission juive de sauver le monde à travers les valeurs juives est de défaire les manières dont la plupart des Juif·ves pratiquent leur judéité. Il ne sont pas des ex-Juif·ves ou des non-Juif·ves, car beaucoup d’entre elles et eux sont profondément impliqué·es dans la judéité malgré leurs oppositions virulentes. Beaucoup de faux-Juifs·ves sont actif·ves dans des formes de leadership au sein de la communauté, en dirigeant des départements d’études juives, en prenant la parole depuis des chaires rabbiniques, ou en organisant des dîners de Shabbat ».

Il nous donne ici si facilement raison qu’on pourrait penser qu’il aurait mieux fait de garder ces lignes pour lui-même. On peut rester attaché·es aux pratiques juives, être profondément impliqué·es dans la vie juive et organiser des dîners de shabbat, mais cela n’a pas d’importance. Ne pas soutenir un mouvement colonial de peuplement plus jeune que ma grand-mère fait de nous des « faux-Juif·ves ». Pour Sharansky, être un·e « vrai Juif·ve » signifie soutenir le sionisme. Il révèle qu’à bien des égards, l’irréalité sioniste va encore plus loin que l’assimilation du judaïsme et du sionisme. Elle cherche plutôt à remplacer l’un par l’autre.

Des décennies durant, les institutions juives et leurs dirigeant·es ont enseigné aux jeunes Juif·ves à percevoir les appels à la libération (de la Palestine, NDLT) comme des appels au meurtre de masse des Juif·ves. En les terrorisant de la sorte, elles se sont servi de la douloureuse histoire de l’antisémitisme pour justifier la colonisation. En grandissant, lorsque ces jeunes Juif·ves sont confronté·es à ces appels légitimes à la liberté, ils et elles se replient sur eux·elles-mêmes et adoptent des positions sionistes racistes et réactionnaires. La réponse la plus adaptée n’est pas de nier leur angoisse, mais de souligner que leur sentiment d’insécurité face à l’antisionisme, et plus largement à l’anticolonialisme, repose sur un mensonge. Peu importe à quel point on est convaincu·es que la main en caoutchouc est en réalité la nôtre, elle ne l’est pas ! Et peu importe à quel point on est persuadé·es que sionisme égal judaïsme, et que les Juif·ves sont Israël, ce n’est pas vrai. Les peurs ne reflètent pas la réalité. Malgré la crainte de Flayton7 de ne pouvoir porter sa kippa à l’extérieur, des milliers de Juif·ves continuent de le faire tous les jours dans les rues de New-York. 

L’irréalité sioniste marque un échec monumental de la communauté juive, et il est nécessaire de dissocier le judaïsme du sionisme pour commencer à réparer ce préjudice. Les Juif·ves antisionistes doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour exposer l’irréalité sioniste. Imaginez à quel point l’illusion de la main en caoutchouc serait différente en pratique si des personnes se tenaient à côté de la table en disant : « Ce n’est pas ta vraie main ! ». L’illusion serait moins forte, et le coup de marteau moins effrayant. Nous devons éduquer à la fois Juif·ves et non-Juif·ves à l’épouvantable histoire du sionisme, et affirmer sans ambiguïtés que le judaïsme n’est pas le sionisme, et qu’Israël n’est pas les Juif·ves. Le judaïsme a existé durant des millénaires avant même que le sionisme ne soit ne serait-ce qu’une idée ! Par ailleurs, nous devons exiger le démantèlement complet des institutions qui soutiennent l’irréalité sioniste. Nous devons refuser de collaborer avec ADL et avec d’autres organisations sionistes qui prétendent lutter contre l’antisémitisme, en les reconnaissant comme des ennemis, même lorsqu’elles condamnent le véritable antisémitisme. Nous devons tenir fermement tête aux organisations qui prétendent que la sécurité des Juif·ves n’est possible qu’à travers le colonialisme.

D’un autre point de vue, je pense que cette illusion finira inévitablement par être dissipée. . Les sionistes maintiennent leur irréalité en répandant des affirmations absurdes selon lesquelles le mouvement BDS, la libération de la Palestine ou l’antisionisme signifieraient la fin du judaïsme (ou même, comme le prétend Seffi Kogen, la fin des dîners de Shabbat). J’en viendrais presque à les plaindre du peu de confiance qu’ils accordent aux Juif·ves quant à leur capacité à rester Juif·ves, quelque chose que nous faisons pourtant depuis des milliers d’années. Le projet colonial sioniste n’existera pas toujours. Le monde colonial n’est pas immortel, et le mouvement pour la libération de la Palestine se renforce jour après jour. La meilleure manière de réfuter l’argument sioniste qui prétend que le sionisme et le judaïsme sont la même chose, c’est de mettre fin au sionisme. Parce que, lorsque la Palestine sera libre, il y aura toujours des gens pour faire Shabbat.



Note-s
  1. NDLT: Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocause qui propose cette définition aux contours vagues : « L’antisémitisme est une certaine perception des Juif·ves, qui peut être exprimée comme une haine envers les Juif·ves », et qui participe de l’assimilation de l’antisionisme à de l’antisémitisme.[]
  2. NDLT : Voyage organisé, tout frais payé, pour faire découvrir Israël à des jeunes juif·ves – équivalent pour les Etats-Unis du Taglit en France.[]
  3. NDLT : La mention renvoie à deux images sur le billet de blog d’Em Cohen, représentant des citations où est confondu antisémitisme et désignation d’Israël comme colonie de peuplement ou comme organisation terroriste.[]
  4. « Des yo*pins mentent, des blancs meurent » + 1488. 1488 est symbole néonazi correspondant aux « 14 words » (14 mots), une citation du fondateur du Ku Klux Klan (« We must secure the existence of our people and a future for white children ») associé au code 88, correspondant à HH (huitième lettre de l’alphabet), abréviation de « Heil Hitler ».[]
  5. Une organisation étudiante juive sioniste.[]
  6. NDLT : Bien que le terme de pogrom soit utilisé par l’autrice, il ne nous semble pas nécessairement pertinent pour rendre compte des attaques ayant visé les communautés juives de Pittsburgh et Poway.[]
  7. NDLT : Blake Flayton, sioniste libéral étasunien très actif sur les réseaux sociaux.[]