Ces lignes sont écrites deux semaines avant l’élection présidentielle états-unienne. Quelle que soit l’issue de ce vote, Trump aura renversé la table au Proche-Orient.
Adieu le « processus de paix ».
Depuis 1993 et les accords d’Oslo, la « communauté internationale » était censée garantir une paix fondée sur deux États vivant côte à côte. Vaste hypocrisie ! Façon particulièrement abjecte d’exiger que les Palestiniens assurent la sécurité de l’occupant (ce qu’ils ont signé à Oslo) et renoncent à leurs revendications essentielles, notamment Jérusalem et le droit au retour des réfugiés.
La « communauté internationale » a utilisé ces accords pour protéger l’occupant, pour lui assurer l’impunité malgré une colonisation galopante et des massacres à répétition commis à Gaza. Elle a propagé la fable que le terroriste, c’était « l’autre » (le Hamas), pas ceux qui ont expérimenté des armes nouvelles sur les civils ou mutilé délibérément des milliers de jeunes. Il y avait 150 000 colons installés au-delà de la « ligne verte » (la frontière internationalement reconnue) au moment d’Oslo, il y en a près de cinq fois plus aujourd’hui. Gaza vit sous un blocus hermétique et en Cisjordanie, ce sont les villes et les villages palestiniens qui sont encerclés par les colonies. En 1995, les accords de Taba signés entre Rabin et Arafat avaient fragmenté la Palestine en trois zones de statuts différents. La « zone C » qui couvre 62 % de la Cisjordanie est aujourd’hui, de fait, quasi annexée.
L’époque des soudards.
Avec Trump, une série de dirigeants particulièrement brutaux et méprisants vis-à-vis de toute notion de droit ou d’égalité se sont retrouvés en pouvoir : Nétanyahou bien sûr, Bolsonaro au Brésil, Erdogan en Turquie, Modi en Inde, Orban en Hongrie, MBS en Arabie Saoudite, Sissi en Égypte, Duterte aux Philippines et bien d’autres auxquels il faudrait ajouter des soudards plus anciens comme Poutine ou Assad. Ces soudards sont souvent alliés. Nétanyahou est allé soutenir Orban malgré l’antisémitisme non dissimulé de ce dernier. Bolsonaro est venu à Jérusalem. Il a même déclaré à Yad Vashem (le mémorial du génocide) que « les Nazis étaient de gauche ». Et Israël et la Turquie sont alliés pour soutenir l’Azerbaïdjan dans son attaque contre l’Arménie.
Ces soudards ne font pas semblant, ils assument ce qu’ils font. Sur fond de racisme, d’intégrisme et d’idéologie sécuritaire, ils ont un certain soutien populaire.
Autrefois Israël se définissait comme un État « juif et démocratique » (la blague qu’on raconte là-bas, c’est qu’il est démocratique pour les Juifs et Juif pour les Arabes). Les dirigeants israéliens et leurs supports hurlaient quand on les accusait de pratiquer l’apartheid. Aujourd’hui ils assument. La loi « Israël État nation du peuple juif » dit officiellement que l’article de la déclaration des droits de l’homme « les hommes naissent libres et égaux », c’est fini ! Israël est un État juif pour les Juifs. Seuls les Juifs ont droit à la citoyenneté, à la terre, à l’autodétermination et bien sûr toutes leurs colonies ne sont pas seulement légalisées, elles sont la fierté du pays. Toute ressemblance avec un suprémacisme qu’on avait tort de croire disparu n’est hélas pas fortuite.
Dans son livre « L’État d’Israël contre les Juifs », Sylvain Cypel a une jolie expression : autrefois les dirigeants israéliens « urinaient dans la piscine . Maintenant ils urinent du haut du plongeoir ». Des décennies d’impunité les ont décidés à parler ouvertement d’annexion et d’expulsion. Ils font l’admiration de tous les apprentis soudards de la planète qui rêvent de manipuler le fait accompli avec la même dextérité.
La méthode Trump.
La brutalité israélienne et la longue tradition états-unienne d’interventions impérialistes meurtrières se sont alliées. Pour Trump et Nétanyahou, il n’est plus question de « faire semblant ». Trump a déménagé l’ambassade états-unienne à Jérusalem. Il a multiplié les pressions sur ses nombreux alliés pour qu’ils fassent de même. Il a proposé avec son gendre Jared Kushner « le deal du siècle », qu’il faut savoir lire : finis les droits des peuples, on parle affaires, zones franches, libéralisme échevelé. On achète les Palestiniens : « vous n’aurez pas d’État, vous n’aurez plus de terres mais on va vous filer du boulot précaire dans des zones franches où nos capitalistes auront investi ». On soutient l’annexion programmée. Les Palestiniens, enfermés dans leurs bantoustans, auront un statut comparable à celui des millions de travailleurs immigrés dans la péninsule arabique, statut qui ressemble à une forme d’esclavage moderne. Le « Grand Israël » est programmé. Très éventuellement on ajoutera quelques arpents de sable à Gaza et on appellera ça « État palestinien ». Les Palestiniens n’auront pas le choix. Les dignitaires autour de Trump leur expliquent qu’ils ont perdu, comme les Amérindiens autrefois, et que c’est la moins mauvaise solution pour eux.
Le retour des féodaux
Et justement, l’atout maître de cette « pax americana », c’est l’état du monde arabe. Finie l’époque où Nasser (ou des régimes autoproclamés anti-impérialistes) dominaient ce monde. Avec l’Égypte, passée depuis longtemps dans le camp des collabos, avec l’Irak, la Syrie, le Yémen, la Libye ravagés par la guerre, avec l’Algérie où une nomenclature illégitime essaie coûte que coûte de se maintenir au pouvoir, l’hégémonie dans le monde arabe s’est déplacée à Riyad.
Comment qualifier ces régimes du Golfe ?
Féodaux, patriarcaux, esclavagistes, ultralibéraux. Ils sont les héritiers de ce que l’Occident a entrepris au Proche-Orient, il y a un siècle : les accords Sykes-Picot partageant la région en zones d’influence des différents impérialismes et la déclaration Balfour offrant aux sionistes la possibilité d’entreprendre la conquête coloniale d’un territoire.
L’Occident s’est appuyé sur le courant le plus obscurantiste de l’Islam, le Wahhabisme, pour assurer l’approvisionnement du pétrole et contrôler les lieux saints musulmans.
Totalement intégrés dans notre monde ultralibéral, ces États du Golfe ont acquis une puissance financière colossale. Ils sont armés par l’Occident notamment par la France. Le prince héritier MBS d’Arabie Saoudite a des casseroles qui auraient dû le faire tomber. Son régime pratique les décapitations, il est plus que compromis dans l’assassinat sordide de Khashoggi, son armée affame le Yémen et y multiplie les crimes de guerre. Et il est de notoriété publique que son père, le roi Salmane, est à l’origine du financement d’Al Qaïda.
Et pourtant, il fait partie des maîtres de ce monde. La prochaine réunion du G20 aura lieu à Riyad. Le projet occidental est qu’Israël et l’Arabie Saoudite assurent ensemble la mainmise sur le Proche-Orient.
L’établissement de relations diplomatiques d’Israël avec les Émirats et avec Bahreïn est un ballon d’essai. Le vrai enjeu (et sa réalisation surviendra bientôt), c’est la normalisation avec l’Arabie Saoudite. Déjà, MBS appelle les Palestiniens à capituler. Il propage l’idée d’une guerre religieuse sunnite/chiite dont l’enjeu serait d’abattre le régime des mollahs. Il affirme même qu’il n’y a pas d’obstacle religieux à un État juif avec Jérusalem comme capitale (2018). Ce grand ami d’Israël dirige un pays interdit aux Juifs.
Trahison ?
S’agit-il d’une « trahison » ?
Si les peuples arabes se sont souvent identifiés et sentis solidaires des Palestiniens, leurs dirigeants ont trop souvent combattu leur cause.
La liste des trahisons de dirigeants arabes est très longue :
Avant 1948, la dynastie hachémite (jordanienne) signe un accord de partage de la Palestine avec les sionistes.
1949, il n’y aura pas d’État palestinien sur les 22 % de la Palestine qui échappent aux troupes israéliennes.
1970, le roi Hussein de Jordanie écrase les Palestiniens (septembre noir).
1975, la guerre civile du Liban commence par l’assassinat de 45 Palestiniens par les phalangistes. Toutes les factions libanaises commettront des crimes contre les Palestiniens qui paieront un tribu terrible (Sabra et Chatila, Tel el Zaatar).
1976, alors que la gauche libanaise et les groupes palestiniens contrôlent 80 % du Liban, les troupes syriennes d’Hafez el Assad interviennent contre eux. Cette intervention provoquera, 6 ans plus tard, le départ de l’OLP pour Tunis.
Années 70-80 : les dictatures syrienne, irakienne, libyenne multiplient les assassinats contre des dirigeants palestiniens.
1978, l’Égypte signe un accord de paix séparé avec Israël et devient son complice. Aujourd’hui elle contribue activement au blocus de Gaza.
Ce que les féodaux font aujourd’hui relève donc d’une longue tradition. Rien d’étonnant, Israël et eux appartiennent depuis longtemps au même camp impérialiste, il est logique qu’ils s’entendent.
Est-ce que ça peut marcher ?
Dans l’histoire, il y a eu des peuples vaincus exterminés, enfermés, réduits en esclavage ou, en tout cas, plus en capacité de réclamer leurs droits. Des pays comme les Étas-Unis ou l’Australie se sont construits sur l’extermination et/ou la marginalisation des peuples autochtones.
Rien n’assure que la Palestine ne subira pas un tel sort. On observe en Palestine des phénomènes qui n’existaient pas il y a quelques années : l’apparition de la mendicité, les tentatives de départ vers l’ouest par tous les moyens, la malnutrition, les suicides.
Mais cette issue tragique, une capitulation face à un rapport de force tellement inégal, semble improbable.
Peut-être parce qu’on en est toujours au même point qu’au moment de la déclaration de Ben Gourion après le nettoyage ethnique de 1948 : « les vieux mourront, les jeunes oublieront ». Les vieux sont morts, c’est sûr, mais les jeunes n’oublient pas. Ils sont palestiniens. Même si la Palestine est incroyablement fragmentée et soumise aux statuts de domination les plus extravagants, les Palestiniens savent qu’ils sont les héritiers d’un nettoyage ethnique et que celui-ci devra être réparé.
Faire société
Quand on additionne tous les Palestiniens dispersés à travers le monde, on arrive à environ 12 millions de personnes. Entre Méditerranée et Jourdain, ils sont plus de 6 millions, quasiment autant que les Juifs israéliens. Bien sûr cette Palestine est fragmentée, éclatée. Aucune communication n’est possible entre Gaza sous blocus et la Cisjordanie balafrée par le mur et les colonies. La division politique palestinienne (grande victoire de l’occupant), avec les deux gouvernements rivaux mais sans pouvoir, semble irréversible, au moins à court terme. On est très clairement dans une situation d’apartheid, mais la proportion du peuple opprimé dans la population totale est très supérieure à ce qui existait en Amérique ou en Australie, déséquilibre qui a facilité la destruction des sociétés autochtones.
Pour l’instant, la société palestinienne ne s’écroule pas.
Un bon indice de cette vitalité de la société est la gestion de la pandémie. Le nombre de cas en Cisjordanie est très inférieur à ce qui se passe chez l’occupant où la pandémie est hors de contrôle. Dans la bande de Gaza, le nombre de morts est en proportion 50 fois plus faible qu’en France. Les Palestiniens sont hélas habitués au confinement face au bouclage et au blocus, ou à la façon de se préserver sur un barrage. Ils ont conservé des comportements collectifs et de solidarité qui font leur preuve alors que l’occupation a largement détruit leur système de santé.
Vivre, c’est résister
La société palestinienne survit en grande partie grâce à une multitude d’associations, grandes et petites, qui assurent la solidarité, la défense collective, l’entraide, l’échange. Cette société est très politisée et malgré les tentatives de mise au pas des deux gouvernements rivaux, on débat librement, on s’informe.
Dans le domaine de l’éducation aussi, la Palestine résiste. Malgré les pénuries de locaux et d’enseignants, tout le monde va à l’école et l’illettrisme est quasi inexistant. Une multitude d’associations, grandes ou petites, assure tout le périscolaire et la prise en charge collective des enfants avant 6 ans. L’école est gratuite mais pas le périscolaire ou l’université. Les familles se saignent pour pousser les enfants le plus loin possible, preuve que la population croit en l’avenir. Ainsi à Gaza, il y a 6 universités, 100 000 étudiants et 21 000 diplômés chaque année. Ceux-ci se retrouvent généralement sans travail, mais ils acceptent de travailler sans salaire pour que leur société ne s’écroule pas. La Palestine compte en proportion beaucoup plus de professeurs, de médecins, d’ingénieurs que les pays arabes voisins.
L’appareil productif palestinien a été largement démantelé par l’occupant.
L’interdiction d’exporter mine l’économie. Les permis de travail en Israël ont fortement diminué. La population subsiste souvent avec les salaires des fonctionnaires et ceux-ci ont été sérieusement revus à la baisse.
L’occupant essaie à tout prix d’empêcher les Palestiniens de produire et cherche à les transformer en assistés enfermés dans leurs réserves. Les Palestiniens ne lâchent pas. Malgré les morts et les bateaux confisqués, les pêcheurs de Gaza continuent d’aller en mer. Malgré les violences et le vol des terres, les paysans s’accrochent à leurs oliviers, à leurs champs, à leurs terres ancestrales.
Un exemple de cette obstination : avec l’aide de l’UJFP et du mouvement de solidarité français, les paysans des villages de Khuza’a et Abasan dans le sud-est de la bande de Gaza (la « zone tampon ») ont pu construire un château d’eau, plusieurs km de canalisations, et à présent une pépinière de plants de légumes. Le but est simple : pouvoir vivre de leur travail et nourrir la population de Gaza.
Le mouvement de solidarité : espoir et responsabilité.
On entend souvent en Palestine des propos signifiant à peu près ceci : « cette guerre est née de l’extérieur, de l’antisémitisme européen, de la partition de la Palestine par l’ONU, de l’admission d’Israël à l’ONU alors cet État piétinait dès le départ le droit international et de l’impunité accordée, quoi qu’il fasse, à l’occupant. La solution viendra de nous, Palestiniens, de notre capacité à maintenir notre société debout, et de vous, société civile internationale, de votre capacité à obliger vos gouvernements complices à changer de politique. »
Le mouvement de solidarité international est passé par bien des voies de garage. Le soutien à Oslo, aux « deux États », à « l’Autorité Palestinienne seule représentante du peuple palestinien », les hésitations à parler d’apartheid, le refus de remettre en cause l’idéologie sioniste et la légitimité de l’État d’Israël, les demi-mesures comme le boycott limité aux produits des colonies, tout cela nous aura fait perdre un temps précieux.
Même l’idée de faire du lobbying auprès des diverses autorités aura été mal utilisée. Il ne s’agit pas d’expliquer l’apartheid à nos dirigeants. Ils reçoivent tous les jours des rapports détaillés sur les terres volées, les maisons détruites, les arrestations d’enfants, les écoliers caillassés … Ils savent et sont consciemment complices parce que Israël, c’est leur modèle d’ État sécuritaire, suprématiste et ultralibéral qui a acquis un grand savoir faire dans la domination des populations réputées dangereuses.
Le mouvement de solidarité doit changer de paradigme. Il y a ce que dit le droit : les humains naissent libres et égaux, quelles que soient leurs identités supposées, leurs croyances ou leurs origines. Le suprématisme, le colonialisme et l’apartheid sont des crimes.
L’appel de la société civile palestinienne de 2005 au BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) ne demande pas un État, deux États ou 36 États pour les Palestiniens. Il demande juste pour eux la liberté (fin de l’occupation, fin de la colonisation, destruction du mur, libération des prisonniers, fin du blocus de Gaza), l’égalité (cela concerne entre autres les Palestiniens d’Israël et de Jérusalem) et la justice (le droit au retour des réfugiés puisque le crime fondateur de cette guerre a été l’expulsion d’un peuple de son propre pays).
L’arrêt de la CEDH (Cour Européenne des Droits de l’Homme) condamne clairement la France pour avoir essayé de criminaliser le BDS. Celui-ci est légal. Il doit être généralisé dans le but d’entraîner une opinion publique (majoritairement convaincue que les Israéliens sont responsables de cette guerre) dans un véritable engagement.
Le mouvement de solidarité devra dénoncer sans complexe l’obscénité que représente l’instrumentalisation de l’antisémitisme. Comment un régime raciste (contre les Arabes et les musulmans, et même à l’intérieur de la société juive israélienne), allié avec les Chrétiens sionistes états-uniens (des antisémites), allié avec Orban ou Bolsonaro (des antisémites), admiré par toute l’extrême droite européenne, peut-il parler au nom des victimes du génocide nazi ? Les valeurs de ceux qui martyrisent le peuple palestinien sont bien plus proches de ceux qui ont commis le génocide que de ceux qui en ont été les victimes.
Un espoir est en train de naître aux États-Unis. 40% des Juifs du monde entier y vivent, quasiment autant qu’en Israël. L’AIPAC, le mouvement d’extrême droite allié aux néo-conservateurs n’est plus du tout majoritaire dans la communauté juive. Des mouvements antiracistes, alliés à Black lives matter se sont développés. Certains comme JVP (Jewish Voice for Peace = Voix Juive pour la Paix) dénoncent l’apartheid et se rallient au BDS. La force de cette gauche est en pleine croissance. Elle pourrait être en capacité de modifier la politique états-unienne.
L’impérialisme états-unien arme et protège Israël depuis plus de 50 ans. Cette impunité est la cause fondamentale du rouleau compresseur colonial et de la fascisation d’Israël. Soutenir les droits du peuple palestinien, c’est aussi tisser des liens internationaux pour inverser le cours actuel de l’histoire.
Pierre Stambul