La Paix. La Paix ?

Une amie m’a appelée ce matin.
Je milite depuis plus de deux semaines, nuits et jours, jours et nuits, yeux rivés à l’ordinateur, à sélectionner sur Internet, sur les télés, les journaux, les radios, les tweets, sur « FB », les informations les plus pertinentes, les commentaires les plus utiles, les images les plus universelles qui permettront d’être le plus direct et le plus efficace. Le plus large aussi, peut-être, mais sans se tromper et sans trahir. Yeux qui ne suivent plus, cerveau lessivé par les lectures à l’arrache, par la concentration à maintenir pour aller vite, par l’intelligence à acérer pour sérier le plus de choses possibles.

Puis quitter l’ordinateur uniquement pour se joindre aux autres, dans des réunions, des manifestations, des rassemblements, des actions publiques. Marcher longtemps, porter des banderoles, distribuer des tracts, défiler et surveiller les tensions susceptibles de gâter un cortège, garder sa vigilance vis-à-vis des mouvements de déploiement des forces de l’ordre, finir la journée sans voix d’avoir fait retentir les slogans. Sentir que l’énergie dont on dispose est limitée, la pousser pourtant au-delà parce qu’ici la guerre et le massacre n’empêchent ni de manger ni de boire ni d’aimer ni d’embrasser ni de prendre un café avec des potes ni de partir en vacances, ni de prolonger une conversation au téléphone avec ses amies. Comprendre et savoir qu’il faudra pourtant récupérer, un peu, à un moment.

Je ne décris pas ça pour la médaille. Celles et ceux qui militent savent bien que la question n’est pas la médaille. La seule question qui vaille c’est : pour qui, pour quoi, dans quel contexte et avec quelles chances de parvenir au but on décide de dépenser un peu plus encore de cette énergie qu’on n’a plus.

J’avais pensé que je pourrais être en vacances aujourd’hui, mais ce matin une amie m’a appelée.

Elle prévoyait d’aller à « la marche ».[Cette marche est devenue un « [Rassemblement républicain« ]] Quelle marche ? Elle rentrait, elle, de vacances, venait d’arriver à Paris sans avoir rien lu ni vu de l’actualité française, pas au courant des manifs, pas au courant des interdictions, pas au courant des enjeux politiques ni hexagonaux, ni internationaux. Elle avait eu l’info par un proche parent qui lui avait dit qu’il irait à « la marche »… parce que les enfants tués dans les écoles, c’était plus supportable. Elle avait prévu de l’accompagner, pour profiter d’un moment avec lui et lui montrer qu’elle était disponible, et à ses côtés, pour quelque chose qui semblait compter pour lui. Elle avait regardé la page FB appelant à l’événement[note] Cette page Facebook dont plusieurs sites ont donné le lien : https://www.facebook.com/events/1464180193833322/ a disparu pour des raisons mystérieuses]] et y avait vu des mots qui suffisaient : « donnons une chance à la paix », « tous unis dans la fraternité », « français dans toute leur diversité », « rassemblement républicain pour la paix : juifs et musulmans main dans la main ». Elle m’appelait pour avoir mon avis mais savait que je savais qu’elle n’y « comprends rien ».

Quoi lui dire ? Mon amie est femme spéciale, dont l’acuité d’esprit et la sensibilité me sont très précieuses. Elle s’occupe de littérature, de fiction, de langage. Elle a pour armes la poésie et le génie de ce qui se noue, subrepticement, dans la relation à l’autre par les mots. Elle vient d’une famille et d’une histoire qui n’ont rien à voir avec la mienne.

Aujourd’hui, en l’ayant au téléphone, je me rends compte que, en plus spéciale, en plus originale, en plus farfelue, en plus unique, mon amie est aussi tout le monde. Celles et ceux que nous ne sommes pas nous qui avons les yeux décillés par l’évidence de notre analyse et de notre engagement. Elle est chacun et chacune de nous qui n’a pas les yeux ouverts sur tel ou tel sanglot que draine le monde. Chacun, chacune qui, dans sa bulle de vie, aux prises avec le flux et flot de ses propres nécessités et de ses exigences, au frottement continu du réel et de l’aménagement qu’il réclame, sent confusément qu’il/elle est sollicité.e par un cri.

Vous, moi. Vous qui ne lirez pas ce texte parce que vous ne connaîtrez jamais le site de l’UJFP. Vous qui vous réveillez un matin en vous disant qu’il faut aller faire une marche, pour « la Paix », cette après-midi, au milieu des enjeux de votre vie de famille, de vos enfants, de vos vacances, de votre travail… Vous qui allez rejoindre un événement annoncé sur Facebook, qui parle de paix et de fraternité, parce que les enfants tués dans les écoles, ce n’est plus supportable pour vous.

Je m’étais autorisée à être en vacances, mais on ne se met pas en « vacances » de l’abomination, pas plus qu’on ne se met en vacances de ses amies.

J’ai fait de mon mieux. J’ai dit le mensonge sur la confessionnalisation, j’ai dit la colonisation, j’ai dit le droit international, j’ai dit : « la paix sans la levée du blocus de Gaza ? », j’ai dit la connaissance que nous avons, nous, de l’UEJF, de la LICRA ou du CRIF (car elle ne connaît évidemment aucun de ces organismes, pas même l’UJFP bien qu’elle ait eu la gentillesse de corriger et de relire certaines de mes notes). J’ai dit le renflouement en munition par les États-Unis, j’ai dit la vigueur des manifestations internationales, j’ai dit les interdictions en France, j’ai dit la LDJ, j’ai dit le chantage de l’antisémitisme, j’ai dit la Shoah ne doit servir qu’à l’universalité et non à l’exception juive, j’ai dit l’Afrique du sud et l’apartheid, j’ai dit le ghetto, j’ai dit que « Seul le drapeau français est autorisé. » signifie que le drapeau palestinien est interdit et donc que le soutien au peuple opprimé et massacré est interdit, de fait. J’ai dit… je ne sais plus. J’ai raccroché et j’ai appelé l’UJFP pour demander qu’un texte sorte rapidement, qui se prononce sur ce « rassemblement APOLITIQUE, NON PARTISAN, PACIFISTE et RASSEMBLEUR. »

Voici une des précisions apportées sur la page FB de ce Rassemblement républicain pour la Paix : juifs, musulmans main dans la main : « Nous rappelons à toutes les personnes qui interviennent ici que le rassemblement est APOLITIQUE, NON PARTISAN, PACIFISTE et RASSEMBLEUR. L’objectif n’est pas de débattre, ni de polémiquer, ni de contester, ni de voir qui a raison ou qui a tort, ni de désigner le gentil et le méchant, ou la victime et le coupable. L’esprit de division et de clivage est contraire à l’état d’esprit qui anime ceux qui ont décidé de créer ce rassemblement. Nous n’acceptons pas le manichéisme, la logique binaire et dualiste. RELISEZ BIEN la présentation de l’évènement, située tout en haut de cette page. Vous n’êtes pas d’accord ? C’est votre droit le plus strict ! Mais dans ce cas, merci de partir. Soit vous partagez l’ambition du rassemblement, ses valeurs, et dans ce cas bienvenue, soit vous n’êtes pas d’accord, et dans ce cas merci de ne plus intervenir ici. C’est simple, non ? Par respect pour les organisateurs, et au nom de tous les gens qui désirent la paix, la fraternité entre les peuples, et l’entente cordiale, merci de votre compréhension. »

Chère amie, il faut que tu fasses l’expérience. Pour arriver au point de bascule, il faut le vivre, que ça passe par un ressenti. C’est ce que tu plaides lorsque je traverse une situation confuse. Peut-être iras-tu à ce rassemblement « APOLITIQUE, NON PARTISAN, PACIFISTE et RASSEMBLEUR », et peut-être poseras-tu, en iconoclaste que tu es, la question de la levée du blocus de Gaza. Et peut-être que tu constateras alors de la haine et de la violence de la part de qui te fait face. Peut-être auras-tu l’occasion de voir que le racisme est là, qu’il affleure de près, alors qu’il se croit bien caché. Que la toute puissance et la domination d’un peuple sur un autre se portent bien, du côté de ces organisateurs apolitiques, non partisans, pacifistes et rassembleurs. Et bien que tu n’en aies ni le temps ni l’envie, j’espère que tu sauras voir, finalement, qu’on n’appelle pas à la paix tant qu’on n’a pas compris et appuyé les moyens d’y parvenir.

NC