La lettre de Buber à Gandhi

Extrait de la revue Tsédek n°20 Juin 1958 pages 4 à 7

par Simon Wolff

Voici l’histoire de cette lettre.

Le 26 Décembre 1933, j’ai adressé de Jérusalem à Gandhi, qui était alors à Sé­gaon (Urtha M.P., Inde), une lettre de 6 ou 7 feuilles dactylographiées , dont le sujet principal était de démontrer à quel point le développement matérialiste du sionisme en Palestine ne rebutait, puisqu’il se trouvait malheureusement déjà en contradiction flagrante avec la véritable essence du Judaïsme qui, comme tout autre religion, est en parfait accord avec l’enseignement gandhien du Satyagraha, c’est-à-dire de la Non-Violence. N’ayant pas d’adresse fixe en Palestine, j’ai mis comme expéditeur : « Simon Wolff, Université Hébraïque, Jérusalem »; ce qui probablement a fait supposer à Gandhi que j’étais un personnage influent, ce qui n’était nullement le cas.

Au bout d’une quinzaine de jours, Gandhi m’a répondu, par une courte lettre écrite à la main, datée du 10 janvier 1939, – que j’ai conservée jusqu’à ce jour – , dans laquelle il m’annonçait qu’il « s’occupait de ma lettre » dans son hebdomadaire « Harijan ».

En effet, il a publié en partie le contenu de ma lettre dans le numéro du « Harijan » du 29 janvier 1939 sous le titre « Le Judaïsme et le Satyagraha ». Malheureusement par trop de circonspection ou de pour de me causer des ennuis, il a omis tout le côté politique de ma lettre, qui était le plus intéressant, le plus édifiant, et n’a publié que le côté religieux, à savoir les divers passages de la Bible, du Talmud et des prières qui prouvent avec évidence que le sens profond du Judaïsme, l’Amour total , inconditionné envers tous les êtres vivants, correspond exactement au Satyagraha de Gandhi.

J’ai donné à Martin Buber et à feu le docteur J.L.Magnès des copies dactylogra­phiées de ma lettre adressée à Gandhi, et ensuite je leur ai aussi montré sa réponse. Ils s’y sont intéressés, mais j’ai senti qu’ils n’étaient pas tout à fait d’accord avec ce que j’avais écrit. Le secrétaire de feu David Rémez (j’ai oublié son nom) à qui j’ai également montré la copie de ma lettre adressée à Gandhi m’a dit ouverte­ment qu’elle était « antisioniste » .

Buber et Magnès, quoique pacifistes, croyaient encore alors au visage noble du sionisme et à la possibilité de développer des rapports pacifiques entre les Juifs et les Arabes de Palestine. C’est pourquoi ils regrettaient vivement de n’avoir pas pris l’initiative d’établir des rapports entre le Yichouv et Gandhi. Pour réparer ce qu’ils avaient négligé en 1939 ils ont adressé à Gandhi une lettre commune (dont la revue juive « L’ARCHE » a reproduit, dans son numéro de Janvier 1958, la partie composée par Buber1). Quant à Magnés, autant que je m’en souvienne, il insistait surtout sur les persécutions des Juifs par les Nazis, et voyait dans ces circonstances extérieures une justification de la colonisation sioniste.

Ainsi, Buber et Magnès, en reniant ce que j’avais écrit à Gandhi, espéraient effacer l’impression négative que j’avais donnée à Gandhi du sionisme et à lui faire croire à la noblesse de son idéal. Ils agissaient ainsi dans une grande mesure par calcul politique, par une démarche, une spéculation de l’intellect et non pas comme moi par perception directe, par intuition prophétique, par attention à la voix intérieure divine. Aussi, on comprend que Gandhi, qui – avec son esprit pur, sa sin­cérité absolue, son attachement parfait à Dieu – vibrait sur la même longueur d’onde que moi, n’ait même pas jugé les lettres de Buber et Magnès dignes de réponse.

Les événements de Palestine depuis 1939, en révélant le vrai visage du sionis­me ont entièrement donné raison à mes appréhensions et ont complètement dépassé, nié, détruit les rêves utopiques de Buber.

Vraiment, si le retour des Juifs à Sion était comme il le prétend animé par le noble idéal d’y établir un Royaume de Justice alors comment se fait-il que l’Etat d’Israël fondé en Terre Sainte soit laïque, profane, athée, impie ?

Ce regrettable développement du sionisme est dû principalement, en grande partie, à l’amalgame extrêmement néfaste chez la plupart des colons juifs de la présomption de « peuple élu » avec l’esprit profondément impie de la troisième Alya, qui venait principalement de Russie et était tout imprégnée de l’hostilité du com­munisme russe envers toute religion, voire tout sentiment humain et moral puisque d’origine religieuse.

Je me souviens d’avoir lu dans le « Hachomer Hatzaïr » de décembre 1926 un arti­cle de Néira Haïmson intitulé « Dans la malaria » où, sous la forme littéraire du discours d’un malade délirant devant une infirmière, elle révèle le caractère déjà néfaste alors du sionisme et termine son article par cette phrase mémorable « Le bateau de l’ancienne morale est brisé et sombre vers le fond. Nous sommes jetés sur un rocher, et il n’y a pas de barque de sauvetage ».

En effet l’atmosphère spirituelle du Yichouv est devenu pour un homme quel­que peu sensible complètement irrespirable. S’il y a eu jadis un Ahad Haam qui déjà en 1895 dans son ouvrage « Au carrefour » (Vol. I, p. 45) disait : « Le Juif rentre en Palestine en maître et traite l’Arabe en bête de somme. Le jour de la révolte viendra! » ; s’il y a eu un A.D. Gordon ; s’il y a eu, de mon temps encore, le Grand Rabbin Cook et quelques autres personnages, comme par exemple le regretté et admi­rable professeur hongrois Samuel Klein, qui m’a dit avec une sincère indignation : « En Palestine, il n’y a que de la construction matérielle sans aucune construction spirituelle », tous ces nobles personnages ont, avec le temps, presque complètement disparu sans laisser de successeurs. C’est compréhensible. Nécessairement ils ont dû pour subsister ou quitter le pays empoisonné ou s’adapter à l’ignominie de l’entourage ou languir jusqu’au complet dépérissement. C’est analogue à ce qui s’est passé en Russie soviétique. Là aussi, les communistes sincères et idéalistes du début de la Révolution ont totalement disparu sauf quelques-uns très peu nombreux qui languissent peut-être encore dans des camps de concentration en Sibérie.

Quant aux Juifs « religieux » (Datiyim) ou « pieux » (Adeukim), ils n’ont conservé que quelques formes extérieures du culte, tout en adoptant en ce qui concerne les rapports humains, sociaux et internationaux, l’idéologie et la politique complète­ment athée de leur entourage. Même le Mizrahi et le Poël Ha-Mizrahi. et l’Agoudat Israël, qui, restée fidèle jusqu’aux persécutions nazies a ensuite trahi son idéal religieux et rejoint le camp des sionistes athées.

Seuls les Netouré Karta sont restés fidèles et pour cela sont persécutés par le reste du Yichouv comme coupables de haute trahison.

Au début, le Judaïsme pieux par une juste intuition s’était violemment op­posé au sionisme. Le colon David Izréeli de la Mochava Kinnéret m’a raconté que son père l’avait maudit lorsqu’il partit émigrer en Palestine ! Les Haloutzim « religieux » sous l’influence de l’ambiance impie perdent complètement le sens religieux, le sens du sacré et se sentent comme atteints d’un complexe d’être « religieux », à savoir d’observer quelques rites, cérémonies et prières n’ayant au­cun rapport avec la réalité moderne. Exemple : Moché Shapira, dans son discours politiqué à Tirat-Tsvi, au printemps 1941, n’a même pas mentionné le nom de Dieu une seule fois. Ce n’est que dans la dernière phrase qu’il a dit à peu près ceci : « Nous croyants, enfants de croyants, espérons que le Dieu de nos pères nous aidera dans nos efforts ».

Il est clair qu’une telle « religiosité » est destinée à tomber, comme une feuil­le sèche d’un arbre .

Ce qui a surtout choqué bien les plus nobles personnages du Yichouv, tels que les illustres pacifistes Martin Buber, J.L.Magnès et Nathan Hofshi de Nahalal, c’est que Gandhi a dit : « La Palestine appartient aux Arabes comme l’Angleterre aux An­glais et la France aux Français » 2. Mais par là, il ne voulait en aucune façon interdi­re aux Juifs de s’établir eux aussi en Palestine. Bien au contraire : avec son es­prit généreux, Gandhi admettait volontiers que tout homme a le droit de s’établir dans le pays où il se sent le plus à l’aise, – dans l’Inde, il encourageait la co­existence des Hindous et des Musulmans. Mais, déjà avant la 2ème guerre mondiale , Gandhi avait dit dans un article adressé aux Juifs à peu près ceci : « Si vous, Juifs, vous voulez rentrer dans le pays de vos ancêtres parce que vous êtes inspirés par l’idéal de vos anciens prophètes, parce que vous désirez fonder un Royaume de Justice en Terre Sainte, c’est uniquement par l’Amour qu’il vous faut gagner le cœur et le concours de vos voisins arabes ; et non pas vous imposer à eux par la violence , ni par des manœuvres politiques ou diplomatiques », ni – pourrait-on ajouter, par la puissance de l’argent – . Même s’il y a assez de place, s’il y a des terres incultes qui attendent leurs cultivateurs, ce sont tout de même, de l’avis de Gandhi, les Arabes qui sont actuellement les habitants du pays, et personne n’a le droit de s’imposer à eux par la force. De plus, contrairement au passage de la Bible cité par M. Buber : « C’est à moi, l’Eternel, que la terre appartient », les faits ont montré que la véri­table intention des sionistes était de devenir les propriétaires de la Terre.

La meilleure preuve est la fondation, déjà en 1902, du Fonds National Juif (Ké­ren Kayémet LeYisraël) pour le Rachat de la Terre (Gueloula Haaretz) – terme emplo­yé par la Bible au sens originel de retour d’un champ au propriétaire individuel dépossédé à tort -. De là, la thèse sioniste que les Juifs seuls sont les propriétaires légitimes de la Palestine, et que les Arabes s’y sont installés à tort .

Les sionistes ont poursuivi obstinément leur but : la conquête du pays. N’ayant pas réussi par l’argent (ils ne sont parvenus à acheter aux Arabes qu’un huitième de la surface de la Palestine), ils ont eu recours à la politique et à la diplomatie, et enfin, à la force brutale.

Gandhi ne croyait absolument pas à la possibilité de réaliser un idéal noble – dans ce cas, l’établissement d’un Royaume de Justice par des moyens injustes – la dépossession des Arabes de leur sol natal. L’illustre précédent de la Révolution Russe prouve à quel point il avait raison.

Gandhi a dû bien sentir l’incohérence et l’immense hypocrisie du sionisme , et c’est ce qui rebutait son esprit droit et sincère.

Cette hypocrisie se montre partout dans la presse et dans la propagande sioniste.

Berakha Habbas, qui avait été en Mars 1947, à la conférence de Delhi où il avait vu et entendu Gandhi, et savait fort bien que le Mahatma était un homme réellement saint, rempli d’Amour envers tous les hommes sans distinction de race, de couleur ou de confession, a terminé son article sur sa visite de l’Inde, dans l’ignoble quoti­dien sioniste de Tel-Aviv « Davar », par ces mots : « Chez Gandhi la sainteté est une chose ; la politique en est une autre ». Et cela seulement parce que la ligne politi­que du sionisme exigeait de représenter Gandhi comme « un ennemi du peuple juif ».

Et cela, tandis qu’Einstein lui-même disait de Gandhi : « Les générations futures ne pourront croire qu’un tel homme a marché sur cette terre en chair et en os ! »

J’ai même entendu une sotte jeune fille dire à sa camarade dans une rue de Haï­fa, lors de la guerre judéo-arabe de 1948 : « Il faut absolument que nous conquérions la vieille ville de Jérusalem et le reste du pays, mais de telle façon que jamais personne dans le monde ne puisse soupçonner notre véritable intention, et que ce soient les Arabes qui apparaissent comme les agresseurs ».

Pensons aux intrigues de Dayan. Pensons à l’abominable assassinat du Comte Bernadotte, organisé par M. Shiloah, haut fonctionnaire de Tel-Aviv ; ce noble per­sonnage avait été, pendant des mois, traîné dans la boue par la presse, qui avait soigneusement préparé l’opinion publique à cet ignoble meurtre. Pensons au massacre des femmes et des enfants arabes d’Ellaboun et de Déir-Yacine, ordonné par Ben-Gourion pour mettre en fuite la population arabe. Pensons aux nombreuses villes arabes entièrement rasées, effacées de la surface de la terre, sans que la moindre trace en soit restée, comme, par exemple, la charmante petite ville chrétienne de Loubia située entre Nazareth et Tibériade, et beaucoup d’autres, sans parler des petits villages arabes, où des kibboutzim athées se sont installés à leur place . Pensons aux mesures de discrimination et aux brimades de la minorité arabe d’Israël, qui serait soi-disant la plus émancipée du Moyen-Orient. Pensons à l’éducation mili­tariste de la jeunesse juive. Pensons à la censure qui existe toujours dans l’Etat d’Israël, soi-disant « Bastion de la Démocratie »; et qui rend impossible la publi­cation d’un seul mot de vérité. Pensons à toute la presse sioniste mensongère qui représente les conditions de vie en Israël sous le jour le plus favorable, et qui, systématiquement, blanchit les Israéliens et noircit les Arabes .

Ben-Gourion est passé par un développement analogue à celui de Mussolini.

En 1931, Ben-Gourion a publié une brochure intitulée « Nous et nos voisins », où il exigeait encore l’égalité la pluscomplète entre les Juifs et les Arabes. En 1948 , il a excité le Yichouv contre les Arabes à un tel point que, dans un discours à Ein Harod, il a dit : « Nos frères Juifs du Maroc ne savent même pas aller au cabinet, et cela leur vient de ces ignobles Arabes parmi lesquels ils ont vécu. »

Comme Mussolini, profondément impie, a signé un pacte avec le Pape, uniquement pour des raisons politiques, ainsi Ben-Gourion, complètement athée, cite toujours la Bible pour donner à sa politique une justification morale.

D’ailleurs, j’ai écrit à Ben-Gourion, et il m’a répondu qu’il n’était « pas tout à fait d’accord » avec mes opinions .

Pour terminer, je veux insister encore une fois sur mes sentiments charitables et pacifiques envers tous les hommes. Je n’ai pas la moindre intention de semer la haine. Je ne veux que faire comprendre au public les faits réels afin de réparer ou du moins de contribuer à réparer, les torts faits aux Arabes, qui sont devenus, par la faute de l’alliance entre l’Europe colonialiste et l’Israël sioniste, le peuple le plus persécuté, le plus opprimé, le plus haï en Occident ; en un mot, l’héritier du marty­re traditionnel d’Israël. Je ne suis guidé, en cela, que par la parole de la Torah « Recherche le Tsedek, seulement le Tsedek » c’est-à-dire la Vérité et la Justice, sans lesquelles il ne peut y avoir de paix véritable pour le monde en général, pour les Juifs en particulier.


Note-s
  1. NDLR : Lire cette lettre ici : https://www.jewishvirtuallibrary.org/letter-from-martin-buber-to-gandhi []
  2. NDLR :

    Le texte de la prise de position de Gandhi en date du 26/11/1938, extraite de Ma Non-violence, édité par Sailesh Kumar Bandopadhaya – Ahmedabad : Navajivan Publishing House – 1960.

    « Mais ma sympathie ne me rend pas aveugle aux exigences de la justice. L’appel à un foyer national pour les Juifs ne me séduit guère. La légitimité en est recherchée dans la Bible et dans la ténacité dont les Juifs ont fait preuve pour un retour en Palestine. Pourquoi ne pourraient-ils pas, comme les autres peuples sur Terre, faire leur foyer de la terre où ils sont nés et où ils gagnent leur vie ? La Palestine appartient aux Arabes de la manière dont l’Angleterre appartient aux Anglais ou la France aux Français. Il est injuste et inhumain d’imposer les Juifs aux Arabes. Ce qui se passe en Palestine, de nos jours, ne saurait être justifié au nom d’un quelconque code moral de conduite. Les mandats n’ont pas d’autre justification que la dernière guerre mondiale. Ce serait à n’en pas douter un crime contre l’humanité de contraindre ces Arabes si justement fiers à ce que la Palestine soit remise aux Juifs en tant que leur foyer national, que ce soit partiellement ou en totalité.
    Une alternative plus noble serait d’insister sur un traitement équitable des Juifs où qu’ils soient nés et où qu’ils aient été élevés. Les Juifs nés en France sont Français dans l’exact sens où les Chrétiens nés en France le sont. Si les Juifs n’ont pas d’autre foyer national que la Palestine, vont-ils accepter l’idée de devoir être contraints à quitter les autres parties du monde où ils sont installés ? Ou bien voudront-ils une double patrie, où ils puissent demeurer selon leur bon plaisir ? La revendication d’un foyer national pour les Juifs ne fait qu’offrir sur un plateau une justification présentable à l’Allemagne qui expulse ses Juifs… »

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