La guerre ne peut pas être comprise aujourd’hui indépendamment du capitalisme mondialisé en crise. À la différence des guerres du passé, des armées étatiques ne s’affrontent désormais que rarement sur des champs de bataille.
Les guerres contemporaines ressemblent plus aux guerres coloniales du passé, des guerres livrées par des États et leurs armées contre des peuples coloniaux pour leur voler leurs ressources. Les puissances coloniales ne s’intéressaient pas à l’existence de ceux qui subissaient leur répression : elles cherchaient simplement à les pacifier, à en faire des instruments passifs d’extraction de leurs propres ressources pour les besoins et les bénéfices de leurs gouvernants métropolitains – et s’ils échouaient, ils les exterminaient.
Avec l’expansion du capitalisme néolibéral au cours des trois dernières décennies comme la seule forme économique mondiale, le rapport métropole-colonie a été reproduit à une échelle globale. Les économies fortes du Global North dominent, déforment et détruisent les économies faibles du Global South, aidées par les plus fortes des économies émergentes dominées par des oligarques qui jouent le rôle d’élite compradore ou collaborationniste au bénéfice de celles du Nord. Alors qu’ils représentent juste 13 % de la population mondiale, les États-Unis, le Japon, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France, l’Australie et le Canada bénéficient de 45 % du revenu du monde. En comparaison, les habitants de l’Inde, l’Indonésie et la Chine rurale, soit 42 % de la population mondiale, n’ont reçu que 9 % du revenu mondial. La moitié de la population mondiale vit avec moins de 2,50 $ par jour. Oxfam a calculé récemment que le 1 % le plus riche possède plus de la moitié de la richesse mondiale, soit le même montant que les 57 % du bas de l’échelle. Comme le néolibéralisme crée d’énormes disparités de revenu et engendre la précarité de l’emploi et l’insécurité financière chez les classes laborieuses et même les classes moyennes, le Global South prend racine dans les villes et même les campagnes du Global North.
Ainsi, la plus grande partie des individus vivant dans le monde sont considérés par le capitalisme de grande entreprise comme une « humanité excédentaire ». Ils ne seront jamais « productifs » dans le sens de produire des marchandises au-delà du niveau de subsistance et ils ne seront jamais des consommateurs significatifs. Au sens précis colonial, ils n’ont un « intérêt » qu’en raison de leur capacité perturbatrice potentielle, soit en s’opposant à l’extraction de leurs matières premières, soit en perturbant le flux régulier des capitaux. Cependant, les gens ne se marginalisent pas ou ne s’appauvrissent pas de bon gré. Effectivement, ils résistent, leur résistance prenant de nombreuses formes : de la passivité dans le travail au sabotage des lignes de production ; de la révolution à la grève ; de la protestation aux attaques violentes ; de la lutte à l’intérieur du système à la non-coopération et au soulèvement ouvert. Mais, aux yeux des élites, toutes ces formes constituent des défis à leur domination, des menaces contre le système capitaliste lui-même.
Mais qui sont les « ennemis » à combattre ? À la différence des périodes antérieures, quand l’ennemi était clair, aujourd’hui les élites sont confrontées à des réseaux amorphes et globalisés d’acteurs non étatiques. Certains comme EI ou Al-Qaida, comme les talibans, Boko Haram ou les milices des seigneurs de guerre en Afrique centrale et de l’Ouest, comme les mouvements de résistance musulmans des Philippines ou même comme le crime organisé, dont les activités chevauchent souvent celles des acteurs politiques bien qu’ils travaillent en réseaux de façon largement clandestine, sont facilement identifiés comme ennemis à cibler. D’autres – le Hamas par exemple, les organisations soutenues par des États comme le Hezbollah ou les Houthis au Yémen, ensemble avec les groupes armés dans le Kurdistan turc ou des forces militaires organisées comme les Peshmerga – ne sont pas qualifiables comme étant des États avec des forces armées, et le combat contre eux prend la forme problématique de « guerres contre les peuples ». Et comment menez-vous la guerre chez vous contre des dissidents qui questionnent la légitimité même de l’ordre global – les militants antimondialistes et écologistes, les Indignés, Occupy, les militants ouvriers, les pauvres et les marginalisés par la race, le niveau de revenu ou le sexe – quand il s’agit d’enfants mêmes de l’Establishment ? Ou encore des réfugiés et des migrants sans papiers ? Sans parler des exclus au plan mondial, de cette partie majoritaire et croissante de l’humanité qui est structurellement sans importance pour le Nord capitaliste, de ceux qui sont relégués au statut d’humanité « excédentaire ».
Le but ultime du capitalisme : la pacification
La pacification, « rendre sûre l’insécurité », qui fait partie intégrante de l’accumulation par dépossession, est le but ultime du capitalisme. L’objectif est de rendre les peuples du monde incapables de résister à la puissance du marché et au règne des classes dominantes. Il fonctionne à trois niveaux.
En premier lieu, la pacification cherche à gouverner de façon bienveillante par la production du consentement, une forme d’autocontrôle que Michel Foucault nomme la « gouvernabilité ». Au moyen d’une logique globale du marché et de l’individu, le capitalisme engendre un mode de vie et des valeurs qui transcendent de façon significative, les barrières de classe, les barrières ethniques, régionales et même religieuses. L’individualisme, le compter-sur-soi, la liberté et la responsabilité individuelle, la nécessité d’être « productif », la croyance que travailler dur mène à une vie meilleure et au « succès » et bien entendu la primauté du marché, tout cela définit la démocratie libérale et, par extension, un « mode de vie » et des valeurs présentés comme universels.
Ce « modèle » capitaliste, ainsi que Foucault et d’autres le remarquent, est actuellement une « technologie de la domination » propice à un ordre social opérant sur les principes du « marché libre », le profit (accumulation) et un minimum de travail salarié. Quand nous l’internalisons, nous devenons autorégulés, nous croyant même « libres ». Cela explique pourquoi tant de personnes de la classe ouvrière, largement exclues du système capitaliste, ne votent pas moins pour des partis capitalistes ou suivent les faits et gestes des riches et des célèbres dans des magazines de luxe. Les riches et les célèbres offrent la promesse de ce que, vous, vous pouvez devenir : ils incarnent à la fois le rêve capitaliste et le prouvent comme étant à la portée de chacun. S’opposer aux inégalités engendrées par le capitalisme a des implications au-delà simplement des classes et des revenus ; cela veut dire s’opposer à tout ce qui nous a été présenté comme essentiel à l’existence humaine, au fait même d’être un être humain. S’opposer au capitalisme a le sens de s’opposer à la vie elle-même. Aussi longtemps que la résistance aux forces du marché et aux logiques qu’elles engendrent continue à exister, ce sont le capitalisme et donc la civilisation qui sont mis en cause. Et pourtant nous savons que l’accumulation par dépossession représente le ressort central du capitalisme. Elle engendre en permanence la résistance et les troubles. L’incapacité d’assurer de façon complète la sécurité d’un capitalisme qui ne peut pas l’être de façon inhérente consubstantiellement, et le fait que ceux qui sont marginalisés ou exclus doivent résister, ensemble avec ceux qui leur apportent leur appui, font qu’une « guerre contre le peuple » généralisée devient un trait permanent du capitalisme. Confronté à un « état d’urgence permanent », le système même dans lequel nous vivons devient sécuritaire. « L’intervention asymptomatique », des mesures préventives chez soi et la guerre préventive hors des frontières trouvent leur justification. La guerre devient endémique, l’état d’urgence est aux commandes. Pacifier l’humanité devient la seule façon d’en finir avec la guerre.
La pacification passe par des procédés insidieux, comme le façonnement des perceptions et des attentes d’une population. Une alerte radiophonique diffusée dans les aéroports du monde entier – « Si vous voyez quelque chose, dites quelque chose » – coopte les citoyens dans la logique policière/sécuritaire de l’État en faisant d’eux des complices. Tout le monde surveille tout le monde et dénonce toute personne suspecte ou objet qui « ne devrait pas être là ».
Puisque la cooptation ne marche que dans certaines limites, le capital compte sur un complexe militaire-sécuritaire-policier-carcéral pour discipliner les individus, le second mécanisme de la pacification. Quand l’oppression augmente et l’ordre social est menacé, le capital recourt à la force et déploie les prisons, les ghettos, le « développement » et des zones isolées « ingouvernables » comme réserves pour contenir et parquer le travail excédentaire (les pauvres) et utiliser leur force de travail bon marché pour faire des profits et pour peser sur les salaires des travailleurs du Global North. Le capitalisme livre une campagne contre-insurrectionnelle permanente, recourant à la fois à la puissance militaire, policière et judiciaire et même celle de la culture, dans un combat commun contre la rébellion et la résistance, que ce soit au plan domestique ou à l’étranger.
Au plan domestique, la pacification est l’affaire de l’État sécuritaire, une version libérale des États policiers plus ouvertement répressifs. Les États sécuritaires sont caractérisés, écrit John Whitehead dans Government of Wolves : The Emerging American Police State, par « la bureaucratie, le secret, les guerres sans fin, une nation de suspects, la militarisation, la surveillance, une forte présence policière, et des citoyens avec peu de recours contre les actions policières. Le mot « police » désigne chez lui l’éventail complet du personnel policier et de surveillance, allant de la police municipale et la gendarmerie des États aux agents fédéraux, puis aux militaires et agents employés par les entreprises privées qui travaillent en tandem avec les forces de maintien de l’ordre financées sur fonds publics. Puisque la pacification est un processus continu qui exige une action policière permanente, les espaces d’anonymat et de vie privée sont éliminés et des technologies sophistiquées sont développées pour cibler des citoyens et les suivre à la trace. La surveillance et les services d’intelligence sont des parties omniprésentes du paysage. « L’État veut que nous sachions qu’il sait ce que nous savons, qui nous connaissons et comment nous les connaissons », écrit Mark Neocleous et « il veut que nous sachions exactement quelles mesures de terreur il sera prêt à mettre en œuvre au nom de la sécurité. Pourquoi ? Parce qu’il veut que nous nous comportions en conséquence, de sorte que nous internalisions notre propre pacification. » En effet, dans les régimes libéraux, la pacification doit être menée selon la loi : ceci est l’essence des écrits de Kafka. Au moyen des lois sur l’état d’urgence, l’état d’exception et la sécurité nationale interne (aux États-Unis, les Emergency Regulations, States of Exception and Emergency and Homeland Security Regulations), la loi est au service des fonctions policières de l’État.
À l’étranger, une Pax Capital est imposée contre les classes ouvrières tout comme contre l’humanité excédentaire du Global South au nom des valeurs libérales, y compris des droits de l’homme « universels ». Ainsi que Neocleous l’observe, en latin Pax a à la fois le sens de « paix » et de « pacification », la capitulation sans conditions des vaincus, comme dans Pax Romana ou Pax Britannica. À la suite d’une guerre, une « paix » particulière est imposée par les armes, par définition au service de l’hégémonie et des intérêts du vainqueur ou du camp dominant. Puisque le capitalisme est un système mondial, l’étendue de son champ de bataille correspond à l’espace mondial dont il tire ses matières premières et sa main-d’œuvre bon marché et où ses marchés sont situés. Sur ce champ de bataille, des formes diverses de pacification sont employées : « gagner les cœurs et les esprits » dans le langage du contre-insurrectionnel ; « la pénétration pacifique », comme les Français nommaient leurs menées coloniales. Peu importe le nom, ce sont toutes des formes de guerre « sécurocratique ». Dans l’idéologie sécuritaire qui sous-tend la pacification, la guerre est du maintien de l’ordre (comme dans les guerres asymétriques et les opérations contre-insurrectionnelles), tandis que, dans le cas des guerres de classes internes et des guerres ethniques, le maintien de l’ordre est la guerre. Une fois de plus, l’objectif est l’établissement d’un Nouvel ordre mondial libéral. La construction des nations (Nation-building), les changements de système politique (regime change) et le « développement » exigent tous la destruction pour que la reconstruction puisse se faire sur le modèle de l’économie globale de marché, ses modes de gouvernance et sa culture.
Publié le 6 juin 2017 sur le blog Médiapart d’Attac-France.