La gauche israélienne n’a qu’elle-même à blâmer

Par Zeev Sternhell – le 17 août 2018.

Il faut imiter Emile Zola, Jean Jaurès et Georges Clemenceau, sans qui Dreyfus aurait pourri au loin sur l’Ile du Diable sous les acclamations de la grande majorité de la France

Pendant des années, un processus lent s’est déroulé juste sous nos yeux : l’érosion d’une démocratie libérale, ouverte et pluraliste, qui est la seule véritable démocratie. Dans toutes ses autres variantes – avant tout la « démocratie non libérale » ethnique, xénophobe, teintée d’antisémitisme de Viktor Orban, héro de la droite israélienne – le but est d’éliminer les droits de l’Homme et de faire de la discrimination et de l’inégalité la norme.

Ne nous y trompons pas, la loi sur l’État-nation est une étape sur cette route, mais ce n’est pas la dernière étape. La déclaration qui prétend qu’elle ne comporte rien de nouveau, rien qui n’existât avant dans la législation ou en termes concrets et que donc cela n’a pas d’importance, est une absurdité. Ce qui était à peine tolérable, même considéré comme une erreur qui nécessitait un changement, est devenu la norme.

Mais pour que le changement soit complet, il doit passer le test de la Haute Cour de Justice. C’est pourquoi l’aile droite s’est rapprochée de la démocratie libérale par les deux bouts : à la fois la législation et un changement dramatique dans le rôle de la Cour Suprême en tant qu’autorité de contrôle et d’équilibrage. Les deux mouvements se poursuivent au grand jour, brutalement et sans vergogne.

L’annonce de la ministre de la Justice Ayelet Shaked comme quoi, jusqu’à ce que le Prof. Alex Stein soit assigné à la Cour Suprême, aucun autre magistrat ne serait nommé, et que le Comité de Sélection des Juges serait paralysé, était tout à fait sincère.Tout ce dont nous avions besoin, c’était de nous dresser courageusement et fermement contre elle, mais pour cela, les membres du comité avaient désespérément besoin du soutien de leurs anciens collègues.

Ils ont attendu en vain : magistrats et anciens magistrats, y compris cinq anciens présidents de la Cour Suprême, ne se sont pas présentés au combat. Au lieu d’exercer leur autorité professionnelle et leur prestige personnel pour éviter la honte de l’embauche d’un avocat issu d’une école de droit américaine de troisième niveau, pour qui Israël n’est qu’un tremplin entre la Russie et l’Amérique, ils laissent la présidente de la Cour Suprême Esther Hayut passer un accord avec Shaked. C’est quelque chose d’absolument inapproprié du point de vue de Hayut et de destructeur du point de vue des normes de gouvernance d’Israël. Je n’ai pas de plainte à adresser aux dirigeants de l’aile droite d’Israël, le premier ministre Benjamin Netanyahu inclus. C’est la raison pour laquelle ils sont dans la politique. C’est ce qu’ils pensent et veulent. Dans le vocabulaire européen, ils sont l’extrême droite, qui n’hésite pas à décréter des lois qui permettent la discrimination en se fondant sur l’ethnicité et la nationalité.

Dans le vocabulaire américain, ils sont l’« alt-right » (extrême droite des suprémacistes blancs). Si l’alt-right avait été au pouvoir dans les années 1960, les Afro-Américains n’auraient pas obtenu l’égalité des droits. Et aujourd’hui, si ce n’était le combat déterminé du camp libéral, les événements de Charlottesville se seraient répétés.

La politique de la droite, comme en Allemagne et en Italie dans les années 1930, en France en 1940 – culminant avec les lois anti-juives – et en Pologne et en Hongrie aujourd’hui, est une politique fondée sur rien d’autre que la haine, l’hostilité, la confrontation et l’incitation. C’est la même politique que celle qui a presque détruit les Juifs d’Europe. Comme tous les démagogues depuis l’affaire Dreyfus, comme ceux qui voulaient enterrer la liberté au 20ème siècle, notre aile droite continue à combattre l’ennemi de l’intérieur qui, pour sa part, se battait dès avant pour la vérité et la justice, sans avoir peur du régime.

Dans notre cas, l’ennemi ce sont les « élites libérales », la gauche, les associations de défense des droits de l’Homme comme le New Israel Fund (pour la démocratie libérale en Israël) et Breaking the Silence (Briser le silence). Ne l’oublions pas, sans l’ennemi de l’intérieur de l’époque, les élites méprisées « cosmopolites » et « sans racines » telles que le romancier Emile Zola, le dirigeant socialiste Jean Jaurès et le rédacteur en chef libéral Georges Clemenceau, Dreyfus aurait pourri au loin sur l’Ile du Diable sous les acclamations de la grande majorité de la France.

Si après la promulgation de la loi sur l’État-nation, la capitulation en faveur de l’aile droite et du Service de Sécurité du Shin Bet prend nos vies en charge, la gauche n’aura personne d’autre à blâmer qu’elle-même.

Traduction : J. Ch. pour l’UJFP
(article original en anglais paru dans Haaretz)