Publié le 5 août 2016 sur le blog Médiapart de Yvan Najiels
Voici un article écrit pour un journal marxiste US il y a quelques mois. Sera-t-il finalement traduit puis publié ? Je ne sais. En attendant, il rappelle une séquence politique importante dans la généalogie de la réaction islamophobe et raciste qui ravage la France en ce moment. Car c’est dans les années 1980, sous Mitterrand et Mauroy, que les bases de l’infâme climat actuel ont été posées.
« Il y a vingt ans, nous n’avions pas beaucoup moins d’immigrés. Mais ils portaient un autre nom : ils s’appelaient travailleurs immigrés, ou simplement ouvriers. L’immigré d’aujourd’hui, c’est d’abord un ouvrier qui a perdu son second nom, qui a perdu la forme politique de son identité et de son altérité, la forme d’une subjectivation politique du compte des incomptés. Il ne lui reste alors qu’une identité sociologique, laquelle bascule alors dans la nudité anthropologique d’une race ou d’une peau différentes » (Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 161).
« La situation de Talbot dit en clair pourquoi Mitterrand est venu au pouvoir : pour transformer en conscience collective soumise et hypocrite les nécessités purement inhumaines du capital. »(Alain Badiou/Georges Peyrol, Le Perroquet, n°33-34, janvier-février 1984).
Les OS dans les années 1960-1970 et leur rôle politique important à l’usine.
Quand les Éditions de Minuit publient, en 1978, le récit de Robert Linhart à propos de son expérience d’établi maoïste, personne, semble-t-il, ne trouve à redire au sujet de la phrase sur laquelle se termine le livre : Je pense : Kamel aussi, c’est la classe ouvrière.
C’est qu’en effet, alors, dix ans après Mai 1968 et ce que certains, Alain Badiou notamment, ont appelé les années rouges, il ne serait pas venu à l’idée de grand monde, et en tout cas pas de façon massive et répandue, de penser que les OS (ouvriers spécialisés) des années 1960 et 1970 étaient des « immigrés » (et en tout cas, pas exclusivement cela), ou des « musulmans ».
L’Établi, donc, récit de Linhart, est en effet concomitant avec ce que l’historien Xavier Vigna a appelé « l’insubordination ouvrière » et si, incontestablement, les OS subissent le racisme postcolonial de la maîtrise, des petits chefs ou du patronat, ces ouvriers venus des anciennes colonies françaises sont considérés par la population et par la gauche politique comme des ouvriers à part entière. Bien sûr affleurent des combats légitimes dont témoignent des slogans comme « Ouvriers français, ouvriers immigrés ; même patron, même combat » ou bien encore « A travail égal, salaire égal » et cela témoigne, ainsi que le raconte d’ailleurs Linhart mais aussi d’autres établis de la période post-68, du fait que les tâches les plus ingrates étaient confiées aux ouvriers immigrés – mais ceux-ci, une fois encore, étaient considérés, notamment par la gauche politique d’alors dans son plus large éventail, comme des ouvriers, partie prenante de la classe ouvrière.
Mieux, le gauchisme, et singulièrement sa frange maoïste, a contribué aux confins des années 1960 et 70 à redéfinir la classe ouvrière en insistant sur son caractère multinational et/ou multiculturel sans pour autant se focaliser sur cet aspect-là des prolétaires. Ce que raconte le livre de Claire Etcherelli, Elise ou la vraie vie, récit somme toute militant au sujet d’un ouvrier algérien probablement assassiné par la police gaulliste, trouvait donc une traduction politique dans l’après-68 à travers le grand mouvement d’une partie de la jeunesse étudiante désireuse de se lier aux masses, à savoir l’établissement (ainsi qu’en témoigne un récent numéro des Temps modernes), c’est-à-dire le fait pour de nombreux jeunes intellectuels, parfois brillants normaliens de la rue d’Ulm, d’aller travailler en usine comme y appelait une organisation de jeunesse maoïste bien implantée à l’Ecole normale supérieure, l’UJC-ml.
Au prolétariat du Front populaire que l’on retrouve par exemple dans le cinéma de Jean Renoir (La vie est à nous) succédait donc dans l’après-68 ce qu’une petite organisation maoïste – l’UCFml – appela « le prolétariat international de France ». Toutefois, au sein de ce prolétariat international, les immigrés, surtout dans les anciennes régions industrielles comme le Nord, l’Est, la région parisienne ou encore le Rhône (Lyon), constituent les plus gros bataillons d’OS. OS, c’est-à-dire ouvriers spécialisés dont « le travail en miettes » est peu qualifié mais aussi épuisant que celui de Charlot dans son film Les Temps modernes via l’augmentation des cadences dans les années 1970. Parmi ces OS dont la plupart sont de provenance étrangère, il est notable que dans l’industrie automobile, les Algériens sont au premier rang à tel point qu’ils représentent, comme le dit l’historienne Laure Pitti, la figure de l’OS étranger. Plus encore et à l’inverse de ce que l’on pourrait croire, Laure Pitti indique également dans son article intitulé « Les luttes centrales des OS immigrés » que ceux-ci ne sont pas absents des grandes grèves des années 1960 et 1970, notamment dans les usines Renault. Après tout, la Gauche prolétarienne (autre organisation maoïste de l’après-68) fut, dans les usines, liée au MTA (Mouvement des Travailleurs Arabes) et Roger Silvain, secrétaire de la CGT de Renault dans ces années-là cité par Laure Pitti, déclare que le rôle de ces ouvriers immigrés dans les luttes sociales des usines automobiles a eu un effet pour « l’ensemble des travailleurs ». Il y a eu ainsi, toujours selon Laure Pitti, « une émergence des ouvriers immigrés comme figure militante dans l’après-1968 » avec par exemple la grève des OS des presses à Billancourt en 1973.
Mais tout cela est très loin, désormais. Suite aux travaux sur la Révolution culturelle chinoise et à l’effroyable expérience khmère rouge au Cambodge mais également à la crise des idées révolutionnaires notamment avec la valeureuse séquence autour de Solidarnosc en Pologne, le maoïsme a, dans le sillage de la crise du marxisme, globalement périclité comme force importante dans l’extrême gauche française. Pis, en ce début 2016, c’est-à-dire près de 50 ans après Mai-68 et près de 40 ans après la fin de la décennie rouge qui vit, en écho à l’appel de Sartre juché devant l’usine de Renault-Billancourt en 1970, les intellectuels et les ouvriers réels partager des expériences et des trajets militants, l’héritage politique subjectif des années post-68 semble avoir disparu. On ne peut hélas que constater que le prolétariat international de France tel que le présentait l’UCFml, s’il a une existence sociale réelle et incontestable, est politiquement absent car proscrit du pays et rendu invisible. Les cités populaires de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, par exemple, sont même régulièrement présentées non pas comme des lieux où vit une fraction du peuple ouvrier et prolétaire de ce pays mais comme des zones de non droit dont le sinistre Académicien Finkielkraut affirme avoir peur et ce, comme toute la nébuleuse nationale-républicaine et laïque parmi lesquels, Jacques Rancière l’a relevé depuis longtemps, la gauche parlementaire blanche et autoproclamée féministe. C’est en effet précisément cette même gauche qui, en vérité, est à l’origine de cette proscription raciale qui fait consensus dans l’État et le parlementarisme, état dont les plumitifs hargneux et dociles (mais pas vis-à-vis des mêmes) parlent de « territoires perdus de la République ».
Comment en est-on arrivé là ? Que s’est-il passé entre les années rouges et aujourd’hui où la République et ses médias passent leur temps à parler du danger que représenteraient les cités populaires, dépeintes comme peuplées de barbares antisémites et intégristes musulmans à vocation terroriste ou jihadiste ? Il s’est passé ceci de fondateur pour la période ouverte il y a 30 ans environ : la gauche parlementaire, emmenée par le Parti socialiste repris en main par Mitterrand, a organisé de fait la proscription d’une partie du peuple de ce pays. Cette partie du peuple ouvrier et prolétaire des cités populaires est devenue, au choix, « immigrée », « beur », « archaïque » et parfois, mais plus rarement, ces trois choses à la fois.
La gauche mitterrandiste au pouvoir ou l’illusion lyrique farce.
Parmi les effets divers et variés de Mai-68 et des années qui suivirent figure, dans le champ du parlementarisme, la victoire de la gauche à l’élection présidentielle de mai 1981. Cette victoire électorale n’était au fond possible qu’à partir du moment où, en plus du reflux du militantisme gauchiste à partir de 1977, le Parti communiste français (PCF), politiquement affaibli, s’effaçait devant l’autre grande organisation de l’Union de la Gauche scellée en 1972, à savoir le Parti socialiste. Celui-ci, refondé à Epinay sur Seine en 1971 était alors dirigé par un vieil opportuniste qui s’illustra lors des « grandes heures » du colonialisme français quelques années après avoir frayé avec Vichy avant de rejoindre la Résistance : François Mitterrand. Qu’une telle canaille, qui signa en tant que Ministre de la Justice pendant la Guerre d’Algérie l’exécution de dizaines de patriotes algériens dont Fernand Iveton, incarnât la gauche est à tout moins problématique. Cela, du reste, ne serait pas sans effet dans la suite des événements qui nous occupent.
Pour être toutefois tout à fait exact, les premières saillies xénophobes et islamophobes, à gauche, dans la période politique post-68, furent l’œuvre du PCF. Thomas Deltombe rappelle à ce propos, dans L’islam imaginaire, La construction médiatique de l’islamophobie en France 1975-2005 publié par La Découverte, l’opposition des « communistes » à la construction d’une mosquée à Rennes alors même qu’à cette période du tout début de l’année 1981, le maire PS de Rennes, Edmond Hervé, est pour la construction de ladite mosquée au nom d’une laïcité qui n’est pas confondue, comme elle va peu à peu le devenir, avec une islamophobie sans fard. Dans cette même période, le PCF dirigé par Georges Marchais réactive une ancienne antienne nationale et chauvine avec, par exemple, des affiches qui proclament qu’il faut « produire français » et une ligne réactionnaire qui mêle discours sur les quotas d’immigrés dans les cités ouvrières ou autre « seuil de tolérance » et bulldozers envoyés, comme en 1980 à Vitry sur Seine dans le Val-de-Marne, contre des foyers d’ouvriers venus d’Afrique. Ces épisodes, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, entraîneront d’ailleurs des départs d’intellectuels du PCF comme celui du philosophe Etienne Balibar.
Lorsque le Parti socialiste arrive au pouvoir 13 ans après Mai 68, il passe donc, y compris auprès des OS immigrés, pour « plus à gauche » que le PCF et, en tous les cas, exempt du racisme et du chauvinisme qui imprègnent un PC dont le Secrétaire général n’hésite pas à lier, comme le font la droite et l’extrême droite alors groupusculaire, la question du chômage avec celle de l’immigration.
Grèves des OS des usines automobiles de la région parisienne, un événement politique.
Très tôt, pourtant, dès 1982, les OS vont se confronter à la violence du pouvoir PS. Alors que, comme le montre Ludivine Bantigny dans son livre sur la France de 1981 à 2012 (La France à l’heure du monde), le tournant de la rigueur libérale est déjà entamé depuis en vérité l’automne 1981 (et non, comme cela est dit souvent, en 1983), des grèves ouvrières éclatent dans l’industrie automobile et dans des usines de la région parisienne : à Talbot et Citroën sur les sites d’Aulnay puis, plus tard, de Poissy mais aussi à Renault, alors nationalisée, sur le site de Flins. Ces grèves, pour reprendre les historiens Hatzfeld et Loubet, constituent un « événement considérable » (après des années sans heurts).
C’est du reste à cette occasion que le pouvoir PS, élu sur un programme qui promettait, plagiant Rimbaud, rien de moins que « changer la vie » en rompant notamment « avec le capitalisme », fait tomber le masque de ce pourquoi, en vérité, il était arrivé aux affaires. La situation des usines Citroën et Talbot (toutes deux inféodées à Peugeot) est particulière, singulière même par rapport à celles de Renault par exemple qui est une régie nationalisée depuis la Libération. Règne en effet dans ces usines une atmosphère très particulière au point que Vincent Gay parle dans un article à propos des grèves de ce début des années 1980, d’usines de la peur. Il y a en effet dans ces usines ce que l’historien appelle des « caractéristiques atypiques » qu’on peut résumer par deux aspects frappants et complémentaires : il s’agit à la fois, comme le dit encore Vincent Gay, d’usines qui se « rapprochent d’un idéal-type de mise au travail d’une main d’œuvre immigrée dans une entreprise fordiste » et dans lesquelles règne aussi, à la différence du reste de l’industrie automobile, un « syndicalisme indépendant » ou « syndicat maison » représenté par la CFT – Confédération Française du Travail – puis la CSL – Confédération des Syndicats Libres – qu’on peut à tout le moins dire extrêmement droitier puisque la CFT fut, à la fin des années 1950 comme le précise Gay, un outil d’élimination rapide de la CGT (syndicat alors très lié au PCF) à Simca (racheté par Peugeot).
De ce fait, donc, les usines Peugeot sont comme des survivances de pratiques patronales anciennes (d’avant Mai 68) où règne un « paternalisme coercitif » et dans lesquelles n’existe aucune forme de démocratie interne puisque la CGT, par exemple, ne peut s’y construire que clandestinement et que la « tranquillité » pour un ouvrier au sein de l’usine passe par une cotisation à la CSL directement ponctionnée sur le salaire ! Enfin, les systèmes sociaux propres à ces usines ne pourraient fonctionner « aussi bien sans l’utilisation de la main-d’œuvre immigrée » comme l’écrit toujours Vincent Gay, c’est à dire, sans les OS dont on sait, dans ces usines comme dans beaucoup d’autres, qu’ils sont majoritairement des ouvriers étrangers, algériens pour beaucoup, affectés aux tâches les plus ingrates et les plus dures et mal payées à l’inverse d’ouvriers qualifiés, bien souvent français. La différence hiérarchique au sein des ouvriers de ces usines se double donc, de façon parallèle, d’une « assignation ethnicisée » où, pourrait-on dire, le prolétariat de la classe ouvrière des usines Citroën et Talbot est composée d’ouvriers arabes, surtout algériens.
Si, jusqu’à la fin des années 1970, ces usines ne connaissent pas de mouvements de contestation sérieux chez les ouvriers, le secteur automobile connaît toutefois une crise importante à la fin de ces années. L’arrivée au pouvoir de la gauche avec un gouvernement PS/PC donne en outre un espoir aux salariés de l’usine qui se mettent en grève, pour ce qui est de Citroën-Aulnay, au soir du 22 avril 1982, et, s’agissant de Poissy (Talbot), en juin 1982 (c’est-à-dire 28 ans après la précédente grève !). Ces grèves sont inattendues. Sans doute aussi parce qu’elles s’inscrivent, comme le dit Xavier Vigna, en prolongement mais aussi en clôture de qu’il a lui-même appelé « l’insubordination ouvrière ». Elles sont toutefois d’un type un peu particulier parce qu’elles ne s’inscrivent pas exactement dans les grèves auxquelles l’histoire récente est habituée. En effet, au-delà des revendications portées par les syndicats comme la question des salaires, des évolutions de carrière, des libertés syndicales ou encore de celles spécifiques aux ouvriers immigrés, la question de la dignité ouvrière apparaît omniprésente dans ce mouvement de grève qu’on a appelé « le printemps des OS immigrés » et que l’on retrouve par exemple dans le Manifeste des OS de Citroën-Aulnay où il est notamment question du refus des « insultes racistes », d’une égalité des droits (de vote, entre autres) avec « tous les autres travailleurs de ce pays » et du « respect de la dignité ». Ce dernier point est capital : il superpose en effet à l’aspect lutte de classe des événements une dimension « raciale » au sens où justement, les OS refusent d’être racisés à l’usine. Du reste, l’opposition entre l’atelier – les OS – et la maîtrise – CSL – recoupe cette opposition raciale et cela, sans nul doute, ne sera pas étranger à l’autre fait frappant de ces années-là, à savoir l’émergence électorale durable et hélas croissante du Front national à partir du printemps 1983. Cette flamblée lepéniste a lieu sur fond de mise en avant d’une prétendue réalité « intégriste » (musulmane) de ces OS alors que, s’il existe en effet des revendications liées à une pratique religieuse (prières, jeûne du Ramadan, …), celles-ci existent depuis des années (déjà en 1933 selon Vincent Gay) et cela n’a posé de problème à personne jusqu’à ce début des années 1980.
Toujours est-il qu’en 1982 et après cinq semaines de grève entraînant d’autres usines du bassin parisien dans le mouvement, les ouvriers remportent une victoire qui se traduit notamment par la nomination d’un médiateur, Jean-Jacques Dupeyroux, qui formule des critiques contre le système Citroën précédemment évoqué. Cette victoire entraîne donc une reprise du travail mais aussi et surtout une nouvelle grève – en juin 1982 – à l’usine Talbot de Poissy.
Discours et violence racistes et anti-ouvriers de la maîtrise et du gouvernement PS/PC et ses effets.
C’est surtout cette grève de Talbot Poissy qui est restée dans les mémoires par la violence qu’y ont rencontrée les OS de la part de la maîtrise, appelée pudiquement « non gréviste » par les médias. Elle durera de fait deux ans, jusqu’au début de 1984. Deux ans pendant lesquels la maîtrise attaquera, au nom de la « liberté du travail », les OS en grève à coups de matraques, de jets de pièces métalliques et de boulons et fera couler le sang. Dans la foulée, elle criera « Les bougnoules au four ! », « les Arabes à la Seine ! » (selon Sylvain Lazarus dans Le Perroquet) et/ou « les nègres à la Seine ! » (selon Vincent Gay). Quant au gouvernement PS/PC, non seulement il lâchera les ouvriers en acceptant bon an mal an de ratifier les licenciements décidés par le mal nommé « Plan social » de Peugeot après avoir, avec Defferre, demandé dès 1983 l’évacuation de l’usine par les grévistes, mais, plus grave, il renverra les ouvriers en grève à une stricte identité de « musulmans » et d’« étrangers » alors même que ceux-ci défendent des avancées pour tous, y compris via la constitution d’une réelle section CGT dans l’usine.
C’est en janvier 1983 que le tout-à-l’égout discursif médiatico-gouvernemental raciste à l’égard des OS se précise et se lâche. C’est même un fait marquant et gravissime a fortiori pour un gouvernement « de gauche », à travers les déclarations de plusieurs ministres de Mitterrand. Ainsi, le 3 janvier 1983, L’Expansion publie ainsi un article titré : « L’automobile otage de ses immigrés. Aulnay, Poissy, Flins, comment la CGT récupère la révolte des musulmans » et le 26 du même mois, le Premier ministre Pierre Mauroy, qui passe aujourd’hui encore pour un authentique dirigeant progressiste, déclare que « les principales difficultés qui demeurent sont posées par des travailleurs immigrés (…) agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises ». Le lendemain, son ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, parle lui d’« intégristes, de chiites » sur Europe 1, allant donc, comme un pilier de comptoir, jusqu’à confondre les deux grands courants principaux de l’islam, à savoir sunnisme (dont les ouvriers de l’automobile relèvent à supposer qu’ils soient en effet musulmans) et chiisme (dominant dans l’Iran où a triomphé en 1979 la Révolution islamique). C’est néanmoins, comme le rappelle Vincent Gay dans son article Grèves saintes ou grèves ouvrières ?, le Ministre du Travail Jean Auroux qui est le plus virulent – alors qu’il reconnaîtra plus tard le caractère infondé de telles déclarations – comme on peut ici l’entendre : « Il y a, à l’évidence une donnée religieuse et intégriste dans les conflits que nous avons rencontrés, ce qui leur donne une tournure qui n’est pas exclusivement syndicale. […] Je m’oppose à l’institutionnalisation d’une religion quelle qu’elle soit à l’intérieur du lieu de travail. […] les immigrés sont les hôtes de la France et à ce titre ont un double devoir : jouer le jeu de l’entreprise et celui de la nation. » (L’Alsace, 10 février 1983) ou bien encore : « Lorsque des ouvriers prêtent serment sur le Coran dans un mouvement syndical, il y a des données qui sont extra-syndicales. […] Un certain nombre de gens sont intéressés à la déstabilisation politique ou sociale de notre pays parce que nous représentons trop de choses en matière de liberté et de pluralisme.» (France Inter, 10 février 1983). Enfin, s’agissant de la politique PS à la suite de tels discours, il a été relevé que dans les plans de licenciements décidés par Peugeot et avalisés par le gouvernement Mauroy apparaît assez clairement une sorte de « préférence nationale » telle que l’énonce le FN (« Les Français d’abord ») puisque ceux qui sont mis dehors sont surtout des OS immigrés ou français d’origine étrangère. En écho à ces grèves pendant lesquelles, pour reprendre Hatzfeld et Loubet, se noue un lien très fort entre figure ouvrière et immigration, le Front national de Jean-Marie Le Pen apparaît comme force électorale. Si le FN est un héritier de la collaboration vichyste, il est aussi et surtout, dans ces années 1980 mitterrandistes, un regroupement de nostalgiques de l’Empire colonial français et, singulièrement, de l’Algérie française. Nombre d’ex-OAS figurent d’ailleurs dans l’organigramme du FN et Le Pen lui-même a été tortionnaire, sous les ordres de Lacoste, Mollet et Mitterrand, pendant la guerre d’Algérie. Cette inscription durable de l’extrême droite sur la scène parlementaire française ne peut donc être déliée de la politique de la gauche au pouvoir qui dénie, au moment des grèves d’OS dans l’automobile, le lien de ces ouvriers au pays dans lequel ils vivent et travaillent en créant, de fait, un « problème de l’immigration » et en proposant à ces ouvriers jugés « archaïques » du fait, précisément, de leur statut d’OS, de rentrer dans leur pays d’origine au nom d’une politique dite « du retour » initiée certes par Bonnet et Stoléru sous Giscard mais reprise et amplifiée par le gouvernement Mauroy. Notons d’ailleurs que cette politique a pleinement l’aval des ministres PCF. Ainsi, Jack Ralite déclare-t-il à l’Assemblée que les immigrés de Talbot seront « aidés, s’ils en expriment le souhait, à retourner dans leur pays ». Un journal, Les Nouvelles, daté du début 1984, titrera, au-dessus de photos des affrontements, parmi lesquelles le visage ensanglanté d’un ouvrier arabe, « Talbot : Prends 20 briques et tire-toi ? ». Les OS archaïques et usés doivent disparaître au profit d’une main d’œuvre « qualifiée », de haut niveau et adaptable qui sied à la modernité libérale sauce PS. Notons enfin, que s’agissant des syndicats « de gauche » (à savoir la CFDT – qui troque dans les années 1980 le gauchisme post-LIP pour une inféodation au PS libéral – et la CGT – alors encore inféodée à un PCF qui a des ministres dans le Gouvernement Mauroy – ), la CFDT déclarera « Nous sommes tous des intégristes chiites » en février 1983 tout en ayant demandé en janvier 1983 l’intervention des CRS (Hatzfeld/Loubet) tandis que la CGT ne tranchera pas entre un discours de sauvetage de « la marque » Peugeot (Nora Tréhel, chef CGT et épouse du maire PCF de Poissy, demandera ainsi à la fin de l’occupation aux grévistes : « Voulez-vous que la télévision puisse dire que les immigrés font fermer les usines françaises ? » – Hatzfeld/Loubet – ) et la défense des OS contre la racisation dont ils sont l’objet.
Sur fond de crise économique, le PS fidèle à sa soumission à ce qu’il croit être le réel – on le voit aujourd’hui encore avec la politique sécuritaire de Hollande et Valls – évide donc de sa réalité la figure de l’OS arabe qu’il présente comme « immigrée » et étrangère à un pays qu’elle a pourtant contribué à construire objectivement par sa participation à l’activité économique du pays et subjectivement par son inscription dans les luttes ouvrières de la fin des années 1960 et du début des années 1970.
« Immigré » devient donc un mot phare du parlementarisme dans ces années-là. Il est l’adjectif d’un « problème », Mitterrand reprenant le vocable PCF du « seuil de tolérance » tout en poussant à la création d’une organisation pseudopode du Parti socialiste : SOS racisme.
Cette organisation fut créée de A à Z par la Mitterrandie et portée sur ses fonts baptismaux par Marek Halter et Bernard-Henry Lévy notamment. Elle eut pour dirigeants des gens qui sont désormais des huiles du PS et bien souvent sur une ligne républicaine-sécuritaire comme Julien Dray ou Malek Boutih. Celui-ci posant par exemple torse nu recouvert d’une écharpe tricolore ou n’hésitant pas à agonir les banlieues populaires et leur population de propos que ne renieraient pas les plus modérés du FN.
C’est qu’en effet, au milieu des années 1980, la création de SOS Racisme vient en écho à la désignation des OS arabes à la vindicte générale. Elle est contemporaine de la récupération de la Marche pour l’Egalité de 1983 puis de 1984 (appelée alors Convergence 84) et de la mise en circulation des mots « beur » et « beurette ».
Ceux-ci viennent désigner, en lieu et place d’une figure ouvrière combattue et proscrite par un gouvernement PS bien décidé à mettre la France sur les rails de la modernisation libérale et de l’intégration européenne, une figure inauthentique, pour parler comme Sartre dans Réflexions sur la question juive. C’est une figure absolument dénouée de celles des pères ouvriers desdits beurs (et beurettes) qui, après avoir travaillé 30 ou 40 ans comme OS à l’usine, sont considérés comme bons à jeter par le PS qui va faire succéder à l’ancien Mauroy, le fringant et moderne Fabius tout en faisant la promotion du bandit affairiste Bernard Tapie qui deviendra plus tard ministre de Mitterrand. Cette période préfigure le cri actuel de Macron en direction de la jeunesse : « Devenez millionnaires ! ».
Dès lors, seuls les beurs et les beurettes, accessoirement désignés comme « potes » par SOS Racisme que dirige alors le sémillant Harlem Désir, constituent aux yeux du consensus parlementaire initié par le PS modernisateur de l’économie une figure acceptable de l’autre ou de l’étranger. Cette figure est la seule que l’intégration – maître-mot, celui-là aussi, de cette époque – tolère. La France à l’heure du monde et de la crise, quelques années après la Révolution iranienne qu’elle a vu d’un très mauvais œil, n’acceptera que des Arabes intégrés au monde tel qu’il va et critiques à l’égard de leur milieu social et, bien sûr et surtout, de leur culture musulmane.
Les grèves de Talbot et de Citroën, un jalon essentiel dans l’islamophobie médiatico-parlementaire.
En 1986, quelques années donc après les terribles événements de Talbot, une chanson de variété française musicalement sans intérêt (mais dont on entend la mélodie orientalisante) rencontrait un relatif succès. Cette chanson, de Jean-Luc Lahaye, intitulée Djemila des lilas est frappante en ce qu’elle résume bien la bascule sous le pouvoir « socialiste » dans l’islamophobie la plus consensuelle, approximative et somme toute violente. On voit dans le clip du morceau ladite Djemila montrer à plusieurs reprises ses seins comme effet du dévoilement républicain de la beurette ; le Coran est tranquillement attaqué par la chanson (alors que personne ne trouve à redire de la Bible ou de la Torah) puisque Djemila « en ce moment, elle l’aimerait tolérant, moins colère, moins amer » et, enfin, clin d’œil inconscient à Defferre mort l’année de la sortie de cette chanson ?, le refrain reprend l’antienne PS islamophobe bistrotière de 1983 en disant de Djemila que « loin de Khomeiny (alors qu’elle est algérienne dans la chanson mais passons), elle imite Adjani ». Cette chanson fait le lien entre l’épisode Talbot et la furie laïcarde républicaine qui va s’exprimer en 1989 à propos du voile à l’Ecole. Ce sont, dans la chanson de Lahaye, les hommes arabes qui sont inquiétants (les frères ou les pères pour être précis) mais l’Occident et le rock sont là pour sauver les beurettes, « frêles gazelles » que l’Orient archaïque voudrait enfermer. Le clip se termine sur des images de l’Algérie d’antan et c’est un parallèle qui ne peut que laisser songeur.
C’est parfois aussi dans les chansons les plus sottes que se dit un morceau d’histoire ou de politique. L’islamophobie républicaine postcoloniale est née comme opinion massive et décomplexée au moment des grèves dans l’automobile comme dénigrement des vies d’OS brisées par l’usine et le mépris patronal. La tonalité raciste a tout emporté. La défaite est multiple. Une figure ouvrière est close. Tout cela s’inscrit dans une modernisation mitterrandienne du capitalisme hexagonal qui correspond au début de « l’aggiornamento économique » de la gauche. L’épisode Talbot est un tournant qui dessine donc la nasse dans laquelle nous sommes aujourd’hui encore – et davantage ! – plongés ! La France a absenté ses ouvriers et a relégué les cités jusqu’à les appeler des « territoires perdus de la République » et voit désormais le parti le plus proche de feu la CSL approcher aux élections près de 30% des suffrages exprimés…
Que ce tournant politique dramatique soit « l’œuvre » de la gauche et singulièrement du Parti socialiste ne doit pas être oublié…
Yvan Najiels