La fabrique d’un coupable : retour sur le procès de Redouane Ikil

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« Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »

Blaise Pascal, Pensées

Redouane Ikil, lors de cette dernière journée d’audience au tribunal correctionnel d’Albi, aurait pu assister à la énième journée de mise en pièce teintée de violence, de mépris systématique de sa vie et du sens qu’il lui a donné aussi bien dans l’exercice de sa profession que dans ses activités sportives et associatives.

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Il fallait remettre en cause le premier jugement au cours duquel Redouane Ikil avait été déclaré, à l’unanimité, non coupable, alors qu’il avait été maintenu 38,5 mois en détention provisoire sans pouvoir une seule fois faire valoir son droit à la présomption d’innocence ainsi que stipulée dans la Convention européenne des droits de l’homme (art 6-2 qui impose la présomption d’innocence de l’accusé jusqu’à ce que sa culpabilité soit prouvée de manière licite). Il devait être coupable avant même d’être jugé.

En ce vendredi 5 juillet[note]Le procès s’est ouvert le 28 juin à la cour d’appel d’Albi. Pour lire des comptes rendus quotidiens de ces 6 jours d’audience, consulter le blog de Malika Salaün https://blogs.mediapart.fr/malika-salauen/blog/040719/la-couverture-du-proces-en-appel-de-redouane-ikil-albi]], l’avocat général a demandé contre Redouane Ikil la perpétuité, avec une peine de sûreté de 30 ans. Il n’aura pas été suivi par les jurés qui ont statué sur 18 ans de réclusion criminelle.

En ce qui concerne Fabien Djetcha, coaccusé dans cette affaire, il avait été condamné à 15 ans en première instance. Il avait, jusque là, nié sa participation, aussi bien dans les deux braquages que dans la prise d’otage, mais jeudi soir, veille de clôture du procès, il l’a reconnue en précisant que « chacun doit prendre sa part[note]Les phrases en italique sont les propos tenus soit par l’avocat général, soit par les avocats de la partie civile ou par le président de la cour d’appel.]]». Pour autant, il n’a pas dit connaître Redouane Ikil. Sa peine est réduite d’un an : il est condamné à 14 ans.

Dans son réquisitoire, l’avocat général a qualifié Fabien Djetcha d’«un intellectuel qui s’est perdu dans la criminalité » et Redouane Ikil d’ un homme «sorti de son milieu du Mirail en s’élevant » –depuis 2014 il était devenu directeur bancaire des agences de la poste du Mirail- mais qui reste « un voyou de contes et légendes».

Pourquoi tant d’acharnement sur la personne qu’est Redouane Ikil ?

Ce dernier ne s’est pas présenté ce matin à 9 heures à l’audience, tant depuis cinq jours la violence verbale et le manque de retenue de la part de la partie civile se sont déversés contre un homme déclaré innocent des faits qui lui sont reprochés, mais l’avocat général n’assure-t-il pas que l’« on peut être innocent, avoir été déclaré coupable et l’être réellement » ? Redouane Ikil n’a cessé de clamer son innocence, n’a pas été déclaré coupable en première instance ; rien de tangible ne prouve qu’il ait participé à ces deux braquages ou qu’il en soit le commanditaire.

Si l’on déplore la violence que représente une prise d’otage pour les personnes qui l’ont subie et si leur besoin de vérité et de réparation est légitime, on doit aussi comprendre que la diabolisation de Redouane Ikil n’a pas réussi à donner une image d’une justice sereine, impartiale, préoccupée de la vérité. L’on doit s’interroger sur cette absence ; n’aurait-il pu commettre un acte de désespoir devant une telle parodie de justice ? A-t-il fui ?

La partie civile voulait en découdre avec ce premier jugement au point d’introduire le doute sur la décision des juges de première instance (« l’appel est pour la vérité »), ce que confirmera l’avocat général, David Senat ; « devant les assises du Tarn, le droit a repris ses droits ». Il n’hésitera pas à remettre en cause la qualité du travail des jurés, au prétexte qu’un des avocats de la défense aurait donné le nom de chacun d’entre eux, ce qui les aurait empêchés, par peur de représailles, d’appréhender les dessous de la personnalité de Monsieur Ikil qui, d’après lui, est dans la « toute puissance », « se croit tout permis », voire même « se considère au-dessus des lois ». Il « agit en toute impunité », et a une « double personnalité », ce qui serait, d’après l’un des avocats de la partie civile, à mettre en relation avec sa « double nationalité ».

Il a été, tour à tour, comparé à « un Robin des Bois inversé » –l’argent volé étant destiné au paiement des allocations familiales-, à Docteur Ikil/Mister Hyde et à Spaggiari. Dans la bouche de la partie civile et de l’avocat général, il ne peut être que « le cerveau » de cette affaire, le « cœur de cette bande organisée ».

Mais où est le reste de cette bande et ou a disparu l’argent ? Petit à petit se dégage le portrait du délinquant et du monstre; il ne reste plus qu’à l’installer dans la tête des jurés avant qu’elle n’imprègne l’espace public.

Dans quelques jours, la figure de l’ennemi sera construite et aura pris le pas sur un discours de rationalité dans lequel il ne devrait y avoir aucune place ni pour la haine ni pour la vengeance.

Mais d’où vient ce besoin de vengeance ? La vengeance est-elle compatible avec la Justice ? Il semble bien que la partie civile, l’avocat général et y compris le président, Alain Gaudino, se sont engagés à démontrer, à coups de descriptions désobligeantes, méprisantes et d’arguments factuels la dangerosité de Monsieur Ikil. Dangerosité qui prime sur tout ; il est en quelques coups de traits grossiers devenu l’ennemi de la société : « Il devient un tigre ». La perpétuité est requise.

Cette posture de délinquant qui, à en croire la partie civile et l’avocat général, est inscrite dans les gènes de Redouane, malgré toutes ses réussites. Il ne peut échapper à son destin. S’il fallait des preuves supplémentaires, alors on convoque son engagement auprès des jeunes à qui il enseigne la maîtrise de la boxe ; pourtant de nombreux boxeurs se sont engagés auprès des jeunes de leur ville, ainsi de Adel Hadjouis, qui, en 2018, est devenu champion en remportant la Coupe de France, catégorie des super-coq : « je me sers du sport et de la boxe pour aider les jeunes et leur inculquer des valeurs de respect, d’hygiène de vie. La boxe a un rôle social ». C’est bien ce qu’avait compris Redouane Ikil.

Mais dans la tête de la partie civile et de l’avocat général, si la boxe a « une face noble », il n’en demeure pas moins qu’ « elle flirte avec la criminalité » ; et l’on fonctionne sur des généralisations, « tout le monde le sait », de l’essentialisation avec les nombreuses références à la cité où a grandi Redouane Ikil, à la cité du Mirail où il travaillait, au supposé milieu de la criminalité qu’il fréquentait obligatoirement. On rappelle qu’il a ouvert une boîte de nuit dont son frère s’occupait, là encore on convoque les amitiés louches, la proximité de la criminalité.

Durant cette journée à la cour d’appel d’Albi, on aura assisté à la construction d’une entreprise de démolition orchestrée par la justice qui a décidé qu’elle avait assez d’éléments, qui ne sont aucunement des preuves irréfutables, pour condamner, briser une personne et l’ensemble des membres de sa famille. Mais où est la Justice ?

On ne peut que penser à la façon dont la justice a opéré lorsqu’il s’est agi de condamner irrémédiablement Jean Valjean au bagne. Le rôle de la loi, tel que décrit et analysé par Victor Hugo montre deux failles ; d’une part, dans sa détermination à parvenir à un jugement par l’exercice d’un pouvoir qu’elle considère comme absolu, sa certitude d’être infaillible, et d’autre part, dans sa fragilité où elle se dévoile faillible, elle permet l’émergence d’un discours critique qui la condamne. Dans cette affaire qui s’est conclue dans la nuit par l’énoncé d’un verdict qui a autorisé qu’un homme déclaré innocent en première instance soit reconnu coupable alors qu’aucun fait nouveau n’est venu étayer cette thèse, la justice a agi selon ce double mouvement.

« Il est effrayant de penser que cette chose qu’on a en soi, le jugement, n’est pas la justice. Le jugement, c’est le relatif. La justice, c’est l’absolu (…). »

Victor Hugo, L’homme qui rit ; 1869

Mireille Fanon Mendes France

Ex UN expert

Fondation Frantz Fanon