12 avril 2022
Par Tareq Baconi, 29 mars 2022
Nous devons commencer par ce que la plupart des Palestiniens considèrent comme des vérités incontournables. Le sionisme est un mouvement colonial de peuplement déterminé au mieux à nous effacer, au pire à nous éliminer. C’est une idéologie raciste enracinée dans la croyance de la suprématie juive en Palestine. Toute la Palestine est palestinienne ; c’est une unité unique, indivisible, malgré la colonie de peuplement israélienne qui a été normalisée dans ce pays. Le Nord global, mené par les Etats-Unis et les Etats membres européens, est biaisé en faveur d’Israël et rapide à diaboliser les Palestiniens qui rappellent ces faits. Il s’ensuit que les médias occidentaux ont pour la plupart ridiculisé, sous-représenté et/ou ignoré les voix palestiniennes en faveur des analystes israéliens ou occidentaux, à qui ils accordent plus de crédibilité qu’à l’expérience vécue des Palestiniens pour forger des récits et décrire les réalités sur le terrain. Et, enfin, le droit international et le système juridique international sont façonnés par le puissant, appliqués de manière hypocrite et ils nous ont largement laissé tomber. Pourtant, en grande partie, les Palestiniens continuent à s’y accorcher, en tant qu’outil pour notre libération à venir.
Ce sont les données. C’est à l’intérieur de ce contexte que, en 2021, des organisations israéliennes et internationales ont commencé à publier des rapports accusant Israël du crime d’apartheid contre le peuple palestinien. Après des décennies de travail inlassable de Palestiniens pour mettre en avant l’accusation qu’Israël pratique l’apartheid, les dominants rattrapent enfin leur retard. En janvier 2021, B’Tselem, l’organisation principale de défense des droits humains d’Israël, a publié un rapport intitulé sans ambiguité Un régime de suprématie juive du Jourdain à la Méditerranée : c’est un apartheid. Trois mois plus tard, Human Rights Watch, la principale organisation internationale de défense des droits humains, a fait écho à ces conclusions en publiant un rapport exhaustif, incluant une analyse juridique étendue et qui a conclu de manière accablante que les autorités israéliennes commettent des crimes contre l’humanité, sous la forme d’un apartheid et de la persécution du peuple palestinien. Un an plus tard, en janvier 2022, Amnesty International, une organisation qui a plus de dix millions de membres dans le monde entier, a publié un rapport intitulé Apartheid d’Israël contre les Palestiniens : un système cruel de domination et un crime contre l’humanité.
Etant donné le racisme latent qui façonne l’ordre du monde — actuellement très manifeste dans la couverture de l’invasion russe en Ukraine comparée avec celle des interventions armées occidentales passées et en cours dans le Sud global — ces rapports ont reçu plus d’attention que deux décennies de plaidoyer palestinien sur cette question. C’est, à juste titre, un désappointement et un rappel douloureux de la hiérarchie des narratifs globalement — quels narratifs sont estimés dignes d’attention et quels autres rejetés — et c’est une hypocrisie sur laquelle beaucoup de Palestiniens se fixent. Pourtant ce n’est pas une surprise ; si les Palestiniens n’étaient pas déshumanisés sur la scène mondiale, nous ne serions pas en train de lutter pour notre survie. Cet effacement est, après tout, précisément la réalité que nous travaillons à changer.
Ce n’est pas une surprise, non plus, que ces organisations proposent des rapports qui sont imparfaits et qui, à différents degrés, vont moins loin que ce que les Palestiniens ont défendu depuis longtemps. Le rapport de B’Tselem, par exemple, ne fait aucune mention des réfugiés palestiniens, tandis que le rapport de Human Rights Watch suggère que l’apartheid israélien s’est manifesté après qu’un « seuil » a été franchi pendant les années du gouvernement de Trump, et non en 1948, à l’instant même de la création d’Israël. Le rapport d’Amnesty, en comparaison, enracine son analyse en 1948 et appelle au retour des réfugiés palestiniens comme un élément critique pour la décomposition du régime [d’apartheid] d’Israël. Il s’abstient, néanmoins, en tant qu’organisation de défense des droits humains, de prendre position sur l’auto-détermination et la souveraineté palestiniennes, qu’il voit comme des décisions politiques.
Différents universitaires et analystes palestiniens ont critiqué ces rapports et expliqué leurs perspectives sur des plateformes palestiniennes. Le principal point de discorde est que, en employant un cadre de droits humains et de droit international, les rapports minimisent la nature coloniale de peuplement du régime d’apartheid d’Israël et son intention de domination raciale. Dans ce cadrage libéral de l’apartheid, il s’ensuit que la résolution de la lutte palestinienne serait la démocratisation et l’égalité offerte à tous les citoyens à l’intérieur du dit régime, plutôt que le complet démantèlement, ou décolonisation, du système d’apartheid. Dans des termes simplifiés, ce serait la différence entre le modèle colonial de peuplement américain où les habitants autochtones et les Afro-Américains atteignent l’égalité dans les plis de la suprématie blanche, versus le modèle sud-africain qui est une lutte continue pour démanteler l’apartheid. Ce mois-ci, le Rapporteur spécial des Nations Unies Michael Lynk a explicitement attribué l’apartheid d’Israël au colonialisme de peuplement, en limitant cependant son analyse à la Cisjordanie plutôt qu’à l’intégralité du régime du fleuve à la mer.
L’insistance palestinienne à mettre au centre le colonialisme de peuplement et la domination raciale pour comprendre l’apartheid est justifié, crucial et historiquement exact. L’apartheid, après tout, ne peut être séparé du colonialisme de peuplement : il n’y a pas d’exemple d’apartheid qui ne soit enraciné dans un colonialisme de peuplement. Même si ces organisations, sciemment ou non, enveloppent d’une teinture libérale l’accusation d’apartheid, ou si nos détracteurs l’utilisent pour désigner une chose particulière, ce ne peut être passé sous silence : l’apartheid est le colonialisme de peuplement et dans le cas de la Palestine l’apartheid est le sionisme. Les efforts pour minimiser la nature coloniale de ce régime prêtent à confusion, sont inexacts et constituent des omissions flagrantes qui ne peuvent être ignorées ; ce sont des questions de vie ou de mort. Ces rapports montrent, une fois encore, les limitations des cadres des droits humains et du droit international quand il s’agit des peuples colonisés.
Pourtant, eux aussi sont des données ; en tant que Palestiniens, nous avons appris que le droit international n’est pas le lieu de notre libération. C’est tout au plus un outil dans une lutte qui se déroule dans d’autres arènes : politique, économique, militaire. Il ne peut y avoir aucun espoir que notre libération soit apportée sur les ailes des rapports d’organisations israéliennes ou internationales. Un tel espoir ne repose sur rien d’autre que la naïveté et une mauvaise compréhension de la manière dont le pouvoir et la politique marchent.
En réagissant à ces rapports, nous avons raison de ré-établir, de ré-itérer, de re-confirmer le narratif palestinien et d’expliciter, encore et encore, nos lignes rouges en tant que peuple. Nous avons raison de demander plus, et mieux, de nos alliés. C’est un élément central dans la réaffirmation de notre identité collective, et en tant qu’exercice, cette critique est cruciale pour construire et continuer à faire pression pour qu’un narratif palestinien unifié prévale.
Cette sorte de correction est particulièrement essentielle étant donné notre histoire, où une génération entière a été élevée dans un discours prêtant à confusion et focalisé sur la partition et la construction de l’Etat, et non sur la décolonisation. De ce point de vue, ces critiques sont cruciales en ce qu’elles font deux distinctions importantes. La première est que la liberté pour les Palestiniens signifie être libérés de la domination, en d’autres termes, la souveraineté et l’auto-détermination — pas l’inclusion dans le régime d’apartheid comme citoyens israéliens. Deuxièmement, ces critiques réaffirment la qualité de peuple pour les Palestiniens — en y comprenant toutes ses composantes. Au-delà de la Palestine, ces critiques sont cruciales pour nous aider en tant que Palestiniens, et aider globalement nos alliés, à imaginer ce à quoi la décolonisation peut ressembler en pratique au XXIe siècle.
Notre travail ne doit pas s’arrêter là, cependant, et ces critiques ne doivent pas éclipser le développement critique que l’intégration de l’accusation d’apartheid dans le discours dominant porte avec elle. Si nous arrivons à comprendre ces rapports comme de simples outils, pas comme le lieu de notre libération et si nous reconnaissons le pouvoir biaisé des médias israéliens et internationaux qui portent plus de poids que les voix palestiniennes, alors le moment est imprégné d’un potentiel politique. Avec ces organisations israéliennes et internationales majeures venant sur le devant de la scène et avançant lentement vers le narratif palestinien, un tournant se produit, que nous devons encourager, sur lequel nous devons capitaliser et construire. Ces rapports ont la capacité de changer le narratif autour de la Palestine dans l’imagination du grand public, de passer d’un narratif focalisé sur un conflit entre deux parties en guerre et sur un processus de paix défectueux à un narratif d’apartheid. Un tel changement de paradigme est essentiel et c’est un prérequis pour notre future libération. La bataille se déroule en ce moment et nous ne devons pas nous embourber à saper ces rapports, ratant ainsi la forêt pour les arbres.
En construisant là-dessus, nous, Palestiniens, devons nous saisir de ces rapports et enclencher un effet boule de neige, où cette accusation [d’apartheid] est mise en avant, imposée dans chaque canal médiatique, dans chaque conversation sur la Palestine, dans chaque rencontre avec des décideurs politiques et dans chaque campagne contre les soutiens d’Israël, compagnies ou gouvernements. L’association d’Israël avec l’apartheid doit devenir intuitive pour tout spectateur, toute spectatrice, qu’ils soient ou non investis dans la lutte pour la justice en Palestine. Indépendamment des biais que nous trouvons dans ces rapports, en même temps que nous les critiquons nous devons aussi les mobiliser, les réclamer et les reconstituer pour travailler en notre faveur. Un tel exercice nous remplirait-il de ressentiment parce qu’il a fallu qu’une entité internationale ou israélienne dise quelque chose pour que cette chose soit acceptée comme vraie ? Peut-être. Mais cela pourrait également nous remplir de motivation et d’énergie pour que nous changions enfin le paysage médiatique en notre faveur, après des années de notre propre mobilisation infatigable. Est-ce que notre histoire, de toute façon, nous a pas conduits à n’attendre rien que du racisme, particulièrement du monde occidental ? C’est le sale jeu de la politique que nous devons jouer afin d’aller plus loin dans notre lutte et de garantir notre liberté. Nous devons utiliser ces rapports pour faire pression sur ces organisations, et d’autres, et travailler avec elles, les rapprocher de notre narratif. En faisant cela, nous devons étendre notre mouvement pour inclure des alliés qui ne sont peut-être pas où nous voulons qu’ils soient, mais qui sont néanmoins sur une trajectoire dans la bonne direction.
Tout cela doit être fait sans compromis sur nos lignes rouges. C’est le faux pas de nos anciens. Ils ont accepté des compromis sur le thawabet palestinien, en acceptant la partition, qui est le socle de l’apartheid, au nom d’un engagement politique et diplomatique. C’était une erreur qui ne doit pas être répétée. Jouer la politique ne devrait pas impliquer de concessions sur les principes fondamentaux, sinon la bataille est perdue d’entrée. C’est là où la critique est essentielle si elle est faite avec l’objectif de bâtir un mouvement, de garantir un pouvoir, de construire plutôt que de détruire. Les critiques devraient se demander : comment pouvons-nous utiliser ces interventions, et construire un pouvoir — les utiliser à notre avantage, aussi incomplets soient-ils ? Nous pouvons, paradoxalement, mettre en lumière les lacunes de ces rapports, tout en nouant un dialogue avec leurs points forts pour avancer notre propre narratif. Une telle pratique de l’engagement critique est cruciale pour construire un mouvement politiquement et intellectuellement élaboré, et elle doit être un constituant fondamental de notre politique, particulièrement parce que notre leadership politique est immobilisé et compromis.
De telles pratiques nous permettent de réclamer notre pouvoir d’action, de sorte que nous, en tant que Palestiniens, définissions quelles sont nos lignes de bataille. Entrer dans le jeu politique devient non une concession, mais une source de force, lorsque nous mobilisons les outils disponibles à notre avantage. Aussi longtemps que nous, Palestiniens, comprenons ce qu’est notre lutte pour la libération — démanteler le régime sioniste colonial de peuplement et obtenir l’auto-détermination en Palestine — alors cela doit être notre lumière directrice. Aussi longtemps que les valeurs animant notre mouvement — liberté, justice, égalité — sont au premier rang de notre engagement politique, alors nous ne ferons pas de faux pas, même si nous utilisons les outils compromis des droits humains et du droit international.
Trad. CG pour l’Agence Media Palestine