La cicatrice oubliée : comment mon corps est devenu israélien

par Eitan Bronstein, directeur de  » Zochrot ».
(traduction de Jacques Jedwab, non lue ni acceptée par l’auteur qui en permet toutefois la publication)

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J’avais dans les 23 ans, et , dans quelques jours, nous devions partir à l’aventure, à 2 et à l’étranger ; mon père vint me voir et me demanda, d’une façon bizarre, si mes fonctions corporelles allaient bien. Je n’ai rien compris jusqu’à ce qu’il précise, mes fonctions sexuelles.

Wow, quelle surprise ! Je crois que je peux même me rappeler où nous étions. C’était au kibboutz Bahan où nous vivions, quelque part entre la chambre que j’occupais et la maison de mes parents, pas loin du jardin d’enfants. Je lui ai dit que tout allait bien, que ça allait toujours bien et que je me demandais pourquoi il s’en faisait tout à coup.

« As-tu remarqué que tu as une cicatrice ? ». » Une cicatrice ? Oh, oui ! une toute petite. Je pensais que je l’avais depuis ma naissance. Elle ne m’a jamais embêté. » Alors il a dit, « c’est le moment que tu saches ce que c’est ». Bien sûr ça commençait à m’intéresser diablement.

« Comme tu le sais, tu es né en Argentine, à Mendoza, d’une mère non-juive. Sa famille ne savait rien des traditions juives , nous ne t’avons pas circoncis ni ton frère. Quand on a eu l’occasion de partir pour Israël et de vivre au kibboutz Bahan, un type du mouvement sioniste est venu chez nous. Il était du kibboutz Bahan, et nous a expliqué le kibboutz, la vie là-bas, et la politique d’admission. Il nous informa que le kibboutz avait tenu une assemblée générale spéciale consacrée à la question des familles dont la majorité des membres étaient non-juifs. A part moi, qui suis un juif cacher, vous trois n’étiez pas nés juifs pour la loi juive orthodoxe. Le kibboutz avait décidé de nous accepter à la condition que vous soyez tous convertis au judaïsme. Nous avons dit à l’envoyé que nous voulions bien accepter cette condition, et nous lui avons demandé s’il était nécessaire que toi et ton frère soyez circoncis. On nous répondit que cela n’était pas exigé, mais que ce serait mieux de le faire ».

(Pause : j’avais compris depuis mon plus jeune âge que, dans la culture argentine, si quelqu’un te dit qu’il serait mieux de faire quelque chose, ça veut dire que si tu ne le fais pas, tu vas avoir des ennuis).

Mon père a continué :  » C’était ma limite, et j’ai refusé, mais votre mère décida de faire tout ce qu’il fallait pour quitter l’Argentine à cause de la situation économique difficile dans laquelle nous nous débattions, et émigrer en Israël pour commencer une nouvelle vie au kibboutz. Elle partit à Buenos Aires avec toi pour aller voir une clinique où l’on pratiquait la circoncision sur les Juifs avant leur départ en Israël, et aussi juste après la naissance. Elle trouva que ça allait et me demanda par téléphone que ton frère vous rejoigne par avion. Et je le fis. Il se trouve qu’il y avait dans cet avion un guitariste célèbre en Argentine, Atahualpa Yupanki, et ce fut lui qui voulut bien assurer la surveillance de ton frère jusqu’à Buenos Aires. Là, vous avez été circoncis ». » Mais, j’avais cinq ans et je ne me souviens de rien ! Comment ça se fait ? » J’étais choqué.

« Oui, et il y a autre chose. La blessure de ton frère guérit vite, mais ta coupure ne tourna pas très bien, et laissa une blessure récalcitrante. Pendant deux semaines nous avons du changer ton pansement plusieurs fois par jour. Je devais m’asseoir sur un chaise et tu t’asseyais sur mes genoux, et je devais te tenir pour que tu sois tranquille. Ta mère et moi, nous pleurions pendant qu’elle te soignait ».  » Merci de me raconter tout ça. Il était temps…mais je ne me rappelle de rien ».

J’avais oublié la blessure ancrée dans mon corps, et quatre décennies plus tard, j’ai trouvé comment s’organisait quelque chose qui avait à voir avec notre amnésie collective. Le moment où nous naissons comme israéliens, le moment génératif de notre devenir israéliens, c’est là la vraie blessure douloureuse de cette période que nous avons oubliée ; le préjudice terrible infligé aux habitants de cette terre où l’état pour les seuls Juifs fut établi. La mémoire collective israélienne n’a pas oublié ses propres victimes, quelque chose comme un pour cent de la population juive de l’époque ; mais elle a presque complètement oublié le prix payé par les palestiniens.

Je comprends aujourd’hui que notre amnésie de la Nakba provient du traumatisme infligé à notre corps collectif ( certains diraient notre âme ). Ainsi, pour persévérer dans le projet initié en 48, prévenir le retour des réfugiés palestiniens et mobiliser pour l’armée toute la population des israéliens sans qu’ils ne se posent de questions, nous devions oublier comment cet état fut établi. Nous devons nous raconter un histoire d’héroïsme dans lequel nous sommes  » peu contre beaucoup », dans lequel la terre est vide, et dire que c’est eux qui ont commencé la guerre. C’est le seul moyen pour continuer cette occupation ( qui a commencé en 1948 ), et nous prendre pour des Démocrates et des esprits éclairés. Oublier la Nakba n’est possible, avant tout, que parce que nous ne pouvons nous voir conquérir et chasser les gens. Si je me vois comme un occupant, cela me fera mal, comme cela pourrait me faire mal de me rappeler la coupure de mon prépuce. Et, de même, si je me rappelle de la Nakba, je ne pourrais pas continuer à participer activement au nettoyage ethnique, donc je suis enclin à l’oublier, et c’est comme ça que nous avons oublié la Nakba.

On trouvera un illustration de cette thèse dans Amnon Neumann’s testimony 1, témoignage d’un soldat sioniste en 1948 qui prit par à l’occupation et l’évacuation de plusieurs villages dans le sud du pays. Le moment le plus dramatique de son témoignage fut l’évocation de l’horreur que les habitants du village de Burayr 2 avaient subie. Je lui ai demandé d’en dire un peu plus, mais il me répondit qu’il ne pouvait mettre des mots sur ces faits,  » parce que ça avait été un crime et qu’il y avait participé ».

On a des témoignages du massacre perpétré par les israéliens sur la population de Burayr en 1948, et Neumann m’a confirmé, par une allusion très claire, qu’il y avait trempé. Il ne pouvait le dire ouvertement, parce qu’il y a participé et qu’il sait qu’il n’y a aucune justification morale à cet acte. Il a choisi de taire un pan de la Nakba, pas ( seulement) pour la compassion qu’il a pour les palestiniens, mais, avant tout, parce que son corps est immergé dans des atrocités et qu’il est difficile pour lui de rompre le silence. Son cas est particulier, mais le phénomène est général.

La collectivité israélienne tout entière est fondée sur le fait que la création de l’ Etat a la Nakba en partage, par toutes sortes de voies concrètes, et qu’elle en est la conséquence.

Les corps israéliens habitent les maisons des réfugiés, cultivent leurs champs, usurpent leurs propriétés, et le reste.

Toutefois, la décision d’oublier la Nakba est d’abord un choix narcissique, et, seulement après, quelque chose qui s’inscrit dans la culpabilité et la honte envers le peuple palestinien. Et, en conséquence, dès lors, les palestiniens ont été construits comme l’Autre, l’autre qui a péché, qui a déclenché la guerre et qui en a payé le prix, et l’Autre aussi, envers qui certains d’entre nous se sentent grandement coupables. C’est pourquoi nous devons comprendre que reconnaître la Nakba est l’intérêt des judéo-israéliens, et leur affaire, pas seulement par solidarité avec les palestiniens.

Accepter la Nakba, c’est, en premier lieu, avoir une compréhension critique de comment nous nous sommes construits comme israéliens, et, seulement après, un moyen de nous confronter aux atrocités commises contre les palestiniens.
Le grand Je (S), le collectif israélien, comme acteur du crime, a intégré le palestinien en tant que victime physique, rendant la séparation entre les deux impossibles. C’est l’origine de la cicatrice que nous portons sur nos corps et que nous devons exposer. Cela fait mal, et nous pouvons comprendre la grande résistance des israéliens à l’accepter.

La petite cicatrice sur mon pénis m’a appris, en fin de compte, quelque chose d’important. Pour la première fois j’écris sur tout cela, et, peut-être pour la première fois, je ressens que cela me fait mal. Je ne suis pas sûr de recréer la souffrance, mais je comprends maintenant pourquoi je l’ai oubliée : pour devenir en corps un israélien.

Il doit y avoir trois ans, pendant une rencontre avec mon superviseur qui m’aide dans mon travail de directeur de Zochrot, j’en suis venu à ma circoncision. Je lui ai dit que je me posais la question suivant : comment ce fait-il que moi, qui ai oublié un événement aussi traumatique subi à cinq ans, ai-je fondé une organisation qui a affaire avec l’amnésie collective des israéliens ? Il me suggéra d’écrire là-dessus et, par là, d’en apprendre. J’écris ici, et, c’est vrai, j’apprends.

J’ai trois fils : leurs corps sont intacts et sans coupure. Léandro, mon aîné, à moins que ça ne soit Gal, le second, avait trois ans et demi, nous pissions tous les deux dans les WC. Une expérience de père, masculine, qui me fait plaisir encore aujourd’hui, voir d’en haut mon petit garçon, pissant ensemble et croissant nos jets qui en mettaient partout. C’était le première fois qu’il prêtait attention à la différence qu’il y avait entre la mienne et la sienne. Dans la foulée, il me demanda si nous pouvions faire l’échange, et qu’il en ait une comme la mienne et que moi j’en aie une comme la sienne. Ainsi, il découvrit très tôt que la sienne en était une considérée comme porteuse d’un défaut. Je lui ai dit que j’aimerais que la mienne soit comme la sienne ; mais qu’avant tout, sa mère et moi n’avions pas voulu qu’il souffre sans nécessité.

Traduit en français par Jacques Jedwab, d’après une version anglaise par Magdelena I. Goldin

Version anglaise sur le site de Zochrot :

http://zochrot.org/en/blog/%D7%93%D7%94-%D7%A7%D7%95%D7%9C%D7%95%D7%A0%D7%99%D7%99%D7%96%D7%A8/forgotten-scar-how-did-my-own-body-turn-israeli


Note-s
  1. http://www.zochrot.org/[]
  2. http://www.zochrot.org/en/[]