Tout a commencé ce matin avec une vidéo d’apparence anodine. Il est 6h, une camionnette de la רשות מקרקעי ישראל (Rechot Mekarkaï, l’Autorité foncière d’Israël) vient d’arriver à al-Araqib, un village bédouin situé à quelques kilomètres de Beer Sheva, la grande métropole du sud d’Israël. On voit des hommes sortir du véhicule et des habitants du village aller à leur rencontre. Connaissant les Bédouins, je suppose qu’ils sont en train d’inviter les visiteurs à prendre un café à la Majlis, l’espace où invités et membres de la communauté se réunissent pour discuter, prendre des décisions collectives…etc.

La Majlis, vers 6h ce matin. La 5e guerre d’Israël
La Majlis, vers 6h ce matin.

En fait, ces fonctionnaires étaient un peu en avance : ils attendaient les agents de la Yoav (une unité spéciale de la police israélienne, créée en 2014 pour « gérer » les Bédouins du Néguev).

Yoav, effectivement, a « géré » la situation en détruisant une fois de plus la Majis, seule construction d’al-Araqib qui symbolisait la présence de Bédouins sur leurs terres.

Ce qui reste de la Majlis après le passage de la Yoav. La 5e guerre d’Israël
Ce qui reste de la Majlis après le passage de la Yoav.

C’est une histoire dont on ne parle pas, celle que l’on appelle la colonisation intérieure. Avant 1948, environ 110 000 Bédouins vivaient dans le Néguev, ce grand désert au sud d’Israël qui couvre près de la moitié du pays. Ce désert ne l’est pas vraiment pour ceux qui le connaissent : on retrouve des puits, des maisons de pierre, certaines ruines datant de plus de 4 000 ans. On en a retrouvé aussi, de la même époque, à Masafer Yatta ( مسافر يطا) cette région du sud de la Cisjordanie ou se trouvent 12 villages bédouins qui résistent depuis 1980 aux tentatives d’éviction de l’armée israélienne (Le documentaire réalisé par un collectif israélo-palestinien, No Other Land, décrit cette résistance).

Les Bédouins du Néguev ont aussi été victimes de la Nakba, la majorité s’enfuyant vers la Jordanie, le Sinaï et -mauvais choix- Gaza.

Rapidement, dès le début des années 1950, les tribus bédouines qui étaient restées dans le Néguev (environ 10 000 personnes au total) ont été regroupée par l’armée israélienne dans la région située au Nord-Est de Beer Sheva. Une région que les Bédouins ont surnommé par dérision ٲلسيج (« Siyag », le mot qui désigne l’espace clos où on parque les bêtes). 45 villages se sont ainsi créés mais 35 d’entre eux n’ont jamais été reconnus ; la dizaine restante est toujours en voie de reconnaissance.

Le « Siyag » au nord du Néguev. 35 des 45 villages Bédouins (les points bleus) ne figurant sur aucune carte des villes, sites industriels et militaires et l'aéroport de Névatim se sont développés…
Le « Siyag » au nord du Néguev. 35 des 45 villages Bédouins (les points bleus) ne figurant sur aucune carte des villes, sites industriels et militaires et l’aéroport de Névatim se sont développés…

C’est ainsi que le village de la tribu al-Turi, qui était installée là depuis la fin du XIXe siècle et bâti un village, al-Araqib (العراقيب), s’est retrouvé être dans le Siyag.

Al-Araqib en 2002. La 5e guerre d’Israël
Al-Araqib en 2002

Ce village, al-Araqib, ne comptait au début des années 2000 que 300 habitants vivant paisiblement de l’agriculture et de l’élevage de chèvres et moutons. Depuis le milieu des années 1950, ils étaient devenus des citoyens israéliens … tout semblait aller pour le mieux.

Malheureusement, l’Etat d’Israël avait des projets pour cette région : y attirer 500 000 Juifs anglo-saxons en 10 ans en y construisant un environnement agréable (Beer Sheva River Park, aux berges de la pauvre rivière transformées en parcs avec pistes cyclables et lac artificiel, amphithéâtre pour concerts, centre commercial gigantesque…etc.).

Afin de libérer l’espace occupé par les terres agricoles, le gouvernement israélien n’a pas hésité à épandre du Roundup sur les champs d’al-Araqib. Leur concentration provoquant la mort d’un animal et ne nombreuses intoxications graves chez les enfants.

pour chasser les bédouins, épandage de Roundup

Après une longue bataille juridique, ce « traitement » a été remplacé par un « labour » des champs au printemps au moment où les premières pousses sortent de terre.

On voit ici un Caterpillar du KKL,

Caterpillar KKL
le Fonds national juif (FNJ), chargé de faire « refleurir » le désert…

Ces mesures n’ayant pas suffi à chasser les Bédouins, reste la manière forte. Le 27 juillet 2011 les habitants du village voient arriver cette force de destruction et de police impressionnante.

Toutes les constructions de village, maisons, granges, enclos, poulaillers… sont alors détruites. Le village est rasé mais le soir même, avec l’aide de Bédouins voisins et militants juifs, des constructions provisoires permettront aux habitants de reprendre une vie quasi-normale. C’est le début d’une longue résistance ponctuée de destructions (plus de 250 à ce jour) et de reconstructions symboliques démontrant que les Bédouins d’al-Araqib n’abandonneront pas leur terre.

Il y a 3 ans une artiste juive, Einat Weizman, a réalisé un spectacle avec des habitants d’al-Araqib racontant leur histoire. Accompagnée d’autres artistes elle a dirigé la construction d’un « mini al-Araqib » afin que les enfants redécouvrent leur village, la place de chaque famille… Triste ironie, le « mini village » a aussi été détruit par la police quelques jours plus tard…

Cette fin tragi-comique n’a pas modifié la volonté et la résistance des habitants d’al-Araqib, le fameux « sumud » ( صمود) palestinien et a donné naissance à une autre action artistique, « The sumud center », dirigée par cette même artiste.

Exemple de sumud, le 10 décembre dernier, une force de police est re-revenue détruire ce qui reste du village (à l’exception des tombes), 2 jours plus tard, une petite fête était organisée à l’occasion de la journée du bénévolat et de la construction en Araqib pendant laquelle sept maisons ont été construites.

 Al-Araqib le12 décembre 2024, fête à la fin de la journée du bénévolat.
Al-Araqib le12 décembre 2024, fête à la fin de la journée du bénévolat.

Qu’on se rassure, la police Yoav est revenue tout détruire le 7 janvier. Cadeau Bonux, des policiers à moto sont venus un peu plus tard infliger des amendes pour stationnement interdit aux véhicules des Bédouins !

Israël, « seule démocratie du Proche-Orient », a tenté d’employer la loi pour chasser les Bédouins. En 2013 un premier projet de loi « Prawer » destiné à « régler le problème bédouin » a été annulé devant l’importante opposition en Israël même. Deux autres projets de loi ont été successivement présentés puis abandonnés sous la pression internationale.

Israël s’autorise tout : si la loi ne marche pas, alors la force s’impose ! Les 35 villages « non reconnus » bien que planifiés par l’Etat (les Bédouins y avaient été déplacés du Néguev en camions militaires) sont tous menacés à une destruction totale prochaine. Le cas le plus récent est celui d’Umm al-Hiran : plus de 1000 habitants qui ont été chassés pour construire Dror, une ville réservée aux Juifs. Les Bédouins d’Umm al-Hiran ont même été contraints de détruire eux-mêmes leurs maisons sous peine d’amende (leurs constructions ayant été déclarée illégale par ce même Etat qui les avait déplacés là). Contrairement aux membres des communautés juives qui ont été évacués de leurs maisons à cause de la guerre, les Bédouins, pourtant citoyens israéliens, ne reçoivent aucune aide des pouvoirs publics, ni financière, ni éducative, ni sociale.

Haaretz, le grand quotidien israélien, a publié un article le 10 janvier dernier sur ce scandale qui n’a visiblement pas ému grand monde en Israël et dans nos chancelleries… Les temps ont visiblement changé.

C’est donc en toute invisibilité médiatique qu’Israël peut mener cette cinquième guerre, simultanément à celles de Gaza, de Cisjordanie, du Liban et de Syrie.