Kippour 40 ans après – souvenirs politiquement incorrects.

Michèle Sibony était étudiante a Haïfa lorsque la guerre du 6 octobre 1973 éclata. Elle se souvient ici de ce moment tel qu’elle le traversa sans comprendre le contexte ou les enjeux de l’époque. C’est pour cela qu’elle intitule son texte : souvenirs politiquement incorrects.

Je suis arrivée le matin du 12 septembre 2013, avant veille de Kippour. Dans le taxi qui m’amène à Tel Aviv la radio ne parle que de cela. Elle évoque surtout l’anniversaire des 40 ans de la guerre éponyme. Je réalise brutalement qu’en fait je n’étais pas revenue un mois de septembre en Israël depuis… 1973. Cet anniversaire me saute au visage, comme une évidence dévoilée. J’avais 22 ans, je revenais de vacances familiales en France pour entamer des études à l’université de Haïfa, après l’année d’hébreu censée faire de moi une étudiante intégrée dans les cours comme à la ville. C’était encore loin d’être le cas.

Septembre 2013

Très étrange ici Kippour vient de commencer, la ville est fermée, pas une seule voiture, on entend la mer du coup et un silence incroyable interrompu par les corbeaux du parc voisin. Dans les rues les familles bourgeoises du nord de Tel Aviv se réapproprient le macadam en vélo, curieuse interprétation laïco-écolo de l’interdit religieux… Il paraît même que c’est une période en or pour les magasins de bicyclettes. Assise sur la plage je lis la presse de la veille, qui remémore à l’unisson la guerre de Kippour, mes souvenirs remontent.

Kippour 1973 on était avec les filles (toutes françaises) dans un appartement de la cité universitaire, coiffage maquillage et papotage, au milieu de cet après midi retentit une sirène assez lugubre … ? Aucune évocation pour aucune d’entre nous, toutes étrangères. On avait eu le printemps précédent la sirène du Yom Hashoah (où tout mouvement gèle sur place pendant une longue minute. ) on a pensé qu’ils faisaient sans doute le même coup à Kippour. Et on n’a pas bougé. C’est en descendant plus tard, pomponnées, pour aller rejoindre nos copains qu’on a vu toute la cité universitaire remonter des abris : » qu’est ce que vous faites là, vous n’êtes pas descendues ? Vous êtes inconscientes ? » C’était la guerre.

Réfugiées à nouveau dans notre chambre, nous tentons de nous informer.

Longs discours à la radio, on ne comprend rien. Golda Meir parle avec une voix d’outre tombe, çà doit être grave… on pleure.. La cité U s’est vidée de ses étudiants israéliens, la radio (qui sera le compagnon permanent de cette guerre, partout et tout le temps) enchaîne des codes du type « les carottes sont cuites » appelant à rejoindre les unités. La nuit est noire. Anxiété, discours philosophiques, une cause quelconque vaut-elle la peine de mourir pour elle? Nos parents affolés veulent que nous rentrions immédiatement. Nous refusons de quitter ce terrain d’aventure, pour le moment. Nous apprendrons à discerner les semaines suivantes les différentes modulations des sirènes. Et surtout petit détail qui achèvera de nous effrayer : une sirène qui résonne à Haïfa marque le franchissement de la frontière nord par un Mig, sa vitesse lui permet d’atteindre la ville en 1mn… de quoi bondir aux abris. Pourtant nous les françaises ne nous y résoudrons jamais, inconsciente répugnance?

Dès la nuit tombée, des lycéens tournent dans les quartiers, et frappent aux portes en indiquant qu’il faut voiler les fenêtres de noir. Ils arrêtent toutes les voitures et peignent leurs phares en bleu. Ne pas être vu du ciel. Tous les transports sont supprimés, les bus blindés montent tous au front nord. Par contre toutes les voitures prennent en stop tout le monde, avec priorité absolue aux soldats qui rejoignent leurs unités.

Nous sommes paumées, certains de nos amis sont appelés, d’autres résidents étrangers non, mais tous les garçons courent partout avec cette certitude que le monde leur appartient et qu’ils ont prise sur lui.

Le premier matin au supermarché : stupéfaction, il y a une longue file devant la porte, le gérant rationne les entrées. Quand vient notre tour, il n’y a plus rien sur les rayons. Un film de science fiction. Nous ramassons les quelques pommes de terre abîmées laissées au fond d’une caisse. L’approvisionnement reprendra très vite, mais la panique a joué à fond.

Nous avons peur, nous voulons aider.. On nous a dit que les hélicoptères chargés de blessés arrivaient toutes les minutes à l’hôpital Rambam en bas de la ville et qu’ils manquaient de sang. Nous descendons. Un hélicoptère atterrit devant nous, sur le parvis des urgences, ahuries nous regardons les portes s’ouvrir les infirmers se précipiter avec des brancards. Un ambulancier nous aperçoit et nous chasse violemment. Vous êtes folles, vous n’imaginez pas, vous n’allez pas voir çà.

On trouve l’espace don du sang, les infirmiers ont l’air épuisé, ils prennent notre tension, à toutes. C’est pas bon, on a besoin de trop de sang, votre pression est insuffisante.

Un peu vexées, on cherche un autre moyen : on atterrit dans les bureaux municipaux où personne n’a rien à faire ni à donner à faire. Le monde civil se résume à des oreilles collées aux postes de radio.

C’était une période sans lune, et sans éclairage urbain en raison du couvre feu. Chaque nuit quand nous sortions « respirer » nous devions marcher à tâtons en nous tenant les mains pour ne pas tomber. La première qui eut l’idée d’allumer une cigarette nous attira immédiatement les foudres de la milice civile.

Finalement on nous propose de monter comme volontaires au Moshav Betset en haute Galilée , qui reçoit des Katiusha du Liban toutes les nuits, tous les hommes sont au front, il y a eu des maisons endommagées, des femmes blessées. Nous serons réparties dans les familles pour aider au ménage, aux soins éventuels. Nous travaillons dans les serres de roses et dans les bananeraies, interrompus toutes les demi-heures par des sirènes et des alertes qui nous obligent à rejoindre les abris.

Je suis placée dans une famille d’origine hongroise (comme la plupart des membres fondateurs du moshav). La grand-mère, la mère et les enfants. La grand-mère est le personnage, plus de 70 ans, en short, une sorte de Marlène Dietrich, elle grimpe sur le toit réparer les dégâts. Une véritable icône sioniste. Après le déjeuner, nous buvons le café devant les infos à la télévision, un député arabe du parti communiste israélien s’exprime. Elle se transforme en monstre, se met à hurler des insultes. Je suis abasourdie. Elle enchaîne, sur ce merveilleux passé du début, à leur arrivée, quand Nahariya la ville voisine était « une charmante petite ville propre et banche, avant l’arrivée de ces sales marocains qui l’avait pourrie comme ils pourrissent tout ce qu’ils touchent ces barbares » la marocaine que je suis est effondrée, honteuse, à sa table, volontaire bénévole chez elle, l’aidant à passer l’épreuve. Je n’ai pu que me taire et baisser les yeux.

Retour à Haïfa, la guerre continue. L’ennui et l’inquiétude nous rongent. Un matin très tôt nous décidons que guerre ou pas guerre nous irons à la plage. Regarder la mer et respirer au moins. Il est à peine huit heures quand nous nous installons sur le sable de la plage déserte. Soudain arrivent quelques soldats qui se dirigent droit sur nous et s’asseyent juste à nos côtés. Réflexe agacé de filles de notre âge habituées au harcèlement méditerranéen.. Ils nous parlent: soyez sympa, laissez nous nous asseoir près de vous juste un moment. Nous descendons du Golan, et on s’est arrêté ici exprès avant de rentrer chez nous. La nuit a été très dure, nous sommes tels que vous nous voyez, les sept survivants de notre unité décimée dans l’escalade de la montagne, livrée sans recours au tir nourri de l’aviation syrienne. C’est pour cela qu’on nous a donné une permission. Littéralement glacées par leur récit nous nous taisons et regardons la mer avec eux un long moment. Cette « scène » de la plage avec ces garçons éteints fut une des rares rencontres avec une réalité que nous ne pouvions approcher, ni concevoir.

La guerre est finie l’université ré-ouvre. Soudain les huissiers rabattent d’autorité tous les étudiants vers le grand amphi pour une cérémonie au morts. J’essaye d’esquiver , pas moyen, c’est une «obligation». Je me tiens furieuse debout au fond de l’amphi près des portes gardées. Un violoncelliste est sur scène, et il joue à fendre le cœur pendant qu’on énonce la liste des tués. Comment supporter cela?

Pire, la responsable de la cité Universitaire, vient un soir nous arracher de force à notre chambre d’étudiantes, et nous embarque dans un bus, chargé de toutes les étudiantes de la cité u. « volontaires » pour aller « détendre » des soldats blessés dans une maison de convalescence. Ma copine et moi furieuses décidons de prendre le large dès l’arrivée du bus. Nous descendons accueillies par des soldats de 20 ans éclopés, fauteuils roulants, mutilés, seuls et morts d’ennuis, qui ne rêvent que d’échanger quelques mots avec des gens en bonne santé et pas en uniforme. Nous passerons une bien étrange soirée avec eux, entourées de fleurs, de respect, et de tristesse…

Pendant les mois qui suivirent, nous découvrîmes les amis blessés de l’université, l’hôpital de jour en psychiatrie fermé à tout public, hors les soldats et soldates en « helem krav » choc du combat. La station du bus vers la plage qui passe aussi par le cimetière régulièrement encombrée de jeunes gens en larmes avec des gerbes de fleurs au nom d’un nouveau mort. Ma copine P veuve avec une fille de 2 ans et un enfant de 6 mois, ma copine E qui apprend la mort de son mari pendant son accouchement à la maternité. Mon copain G blessé au ventre par des éclats de mortier qui souffrira pendant des mois, mon copain A choqué à vie par le front. Mon copain U dont l’hélicoptère a été descendu qui garde de ses blessures quelques morceaux de métal qui se promènent dans le cerveau, et que l’on ne peut enlever. Le frère de mon copain K. blessé et oublié sur un champ de bataille en Syrie, qui avait fait le mort trois jours durant jusqu’à qu’un hélicoptère le retrouve, et qui depuis avait les cheveux tout blancs. Tout cela je l’ai vu et enregistré.

Mais pourquoi et comment cette guerre? Je n’y comprenais rien du tout. Et c’est l’image de Fabrice à Waterloo qui jusqu’à ce jour demeure attachée à cette période.

Où étaient les Palestiniens existaient-ils seulement? Je ne crois pas que j’avais déjà pris conscience de leur présence dans mon environnement ou très vaguement comme une entité théorique. C’est lors de cette deuxième année en Israël que les questions émergeraient lentement, et les Palestiniens ( à l’époque le terme n’était même pas utilisé en hébreu) sortiraient progressivement de l’épais brouillard qui entretenait soigneusement leur invisibilité.