Quelle ne fut pas notre surprise en découvrant « l’affaire Ken Loach », fin septembre : le réalisateur britannique — qui nous avait permis d’organiser une soirée militante autour de son dernier film, Moi, Daniel Blake — aurait, au micro de la BBC, fait preuve de négationnisme ou, à tout le moins, de complaisance à son endroit. Ce qu’il dément formellement. Il ne s’était pas encore exprimé dans un média français ; l’occasion d’une mise au point.
L’entretien est disponible sur Internet : la journaliste Jo Coburn le prie de rebondir sur les propos tenus par l’activiste américano-israélien Miko Peled lors d’un meeting en marge du congrès annuel du Parti travailliste (nous sommes le 26 septembre), à savoir qu’il devrait être possible, au nom de la liberté d’expression, de parler de tout sans limites aucunes, sans judiciarisation, Holocauste compris ; Loach, après avoir défendu Jeremy Corbyn et certifié qu’il n’avait jamais entendu de propos antisémites au sein des rassemblements de gauche, la coupe, assurant qu’il n’a jamais été question, lors de ce débat, de nier l’existence du génocide ; la journaliste reprend et lui demande s’il est à ses yeux acceptable ou non de discuter de cette question ; Loach rétorque, de façon principielle et globale, n’ayant pas assisté à l’échange, « Je pense que l’Histoire est là pour être discutée par nous tous. Toute l’Histoire est notre héritage commun et existe pour être débattue et analysée », puis embraie sur les fondations meurtrières de l’État israélien, à partir de 1947. Une formulation maladroite, à l’évidence : si le débat sur la pertinence d’une liberté d’expression absolue (telle que la revendique par exemple Noam Chomsky [À la seule condition, selon lui, qu’elle n’appelle pas à la violence physique à l’endroit des personnes — « Je considère la [loi Gayssot comme complètement illégitime et en contradiction avec les principes d’une société libre, tels qu’ils ont été compris depuis les Lumières. Cette loi a pour effet d’accorder à l’État le droit de déterminer la vérité historique et de punir ceux qui s’écartent de ses décrets, ce qui est un principe qui nous rappelle les jours les plus sombres du stalinisme et du nazisme. » (Communiqué, 5 septembre 2010).]]) est on ne peut plus légitime, il doit, en amont, s’instaurer sur des bases claires dès lors que l’on officie dans le champ de l’émancipation. Face au tollé international, le cinéaste s’est empressé, en anglais, de préciser sur Twitter : « L’Holocauste est aussi réel que la Seconde Guerre mondiale elle-même et ne peut être remis en cause. Mais l’Histoire appartient à nous tous. Seul un esprit retors oserait suggérer que je puisse soutenir des révisionnistes, qui nient l’Holocauste. Il est en soi remarquable que je sois contraint de le préciser — un signe de l’époque ? » Puis, ailleurs, d’insister : quiconque nie Auschwitz serait prêt à reproduire cette expérience.
Revenons d’emblée sur cette polémique : quelle position avez-vous clairement défendue ?
J’ai été accusé de vouloir légitimer des théories négationnistes. C’est évidemment faux, je n’ai jamais dit ça. Une personne [la journaliste Jo Coburn] a cité une autre interview, d’une autre personne [l’activiste Miko Peled]. Je ne savais pas ce qui avait été dit, je ne savais pas ce que je devais défendre ou condamner et je me suis contenté de généraliser. Ces paroles ont ensuite été détournées, laissant imaginer une tolérance de ma part pour les théories négationnistes. C’est absolument faux. L’Holocauste est une réalité historique de la Seconde Guerre mondiale. Mais prétendre que le sujet ne peut faire l’objet de débats est une erreur. L’Holocauste fait constamment l’objet de débats et cela est légitime. Cet événement est évoqué dans les musées, les films, les journaux, les livres. C’est aussi le cas de la guerre, de la montée du fascisme et de ceux qui ont soutenu ces régimes, thème moins largement discuté car il reviendrait à parler des grandes entreprises [complices desdits régimes, ndlr]…
Vous êtes, par ailleurs, pointé du doigt sur le sujet depuis votre pièce Perdition, à la fin des années 1980. Estimez-vous qu’il soit plus difficile aujourd’hui d’afficher sa solidarité avec le peuple palestinien ?
Je crois que les choses évoluent. La pièce Perdition que vous évoquez a été écrite par Jim Allen, un grand socialiste, un magnifique écrivain et un homme issu de la classe ouvrière de Manchester. Il a écrit cette pièce en s’inspirant d’événements qui se sont déroulés en Hongrie juste avant la Seconde Guerre mondiale. Rudolf Kastner, partisan du mouvement sioniste, avait passé un accord établissant que certains Juifs seraient autorisés à s’échapper en montant à bord de trains pour partir s’installer en Palestine et que des milliers d’autres devraient prendre des trains en direction des camps d’extermination, sans connaître leur destination finale. La pièce était un débat autour de ces événements. Le fait même d’aborder le sujet nous a valu des attaques. On a été accusés d’antisémitisme, de racisme et de légitimisation de meurtres rituels, vieux de plusieurs siècles. La pièce a été censurée par la Royal Court Theatre, qui soutenait jusqu’alors le théâtre d’auteur : ils l’ont censurée à la suite des attaques du journal Jewish Chronicle. Bien entendu, comme toujours, ce sont des Juifs qui sont intervenus pour nous défendre. Il s’agissait de personnes qui ont compris que la pièce traitait avant tout de la question juive — ils ont magnifiquement défendu cette pièce de théâtre. Depuis lors, je suis dans la ligne de mire. Aujourd’hui, il semble que toute personne prenant parti pour les Palestiniens soit pointée du doigt. J’estime qu’il ne s’agit de rien d’autre que de défendre des droits élémentaires, en disant qu’ils s’appliquent à tous, et que les Palestiniens ont le droit de vivre en paix et en sécurité chez eux, comme tout un chacun.
Le contexte s’est alourdi ; je crois que le problème est que l’ensemble de nos gouvernements, aux États-Unis, au Royaume-Uni et partout en Europe, s’entendent pour organiser l’oppression en passant des accords avec Israël. Les accords commerciaux restent le principal problème, mais c’est aussi lié aux affaires culturelles et sportives. Israël participe aux compétitions de football européennes ! C’est très curieux, ce n’est pas le cas de l’Égypte, du Liban, de l’Algérie, ou du Maroc. Israël est au Moyen-Orient, comment ce pays peut-il participer aux compétitions de football européennes ? On peut aussi parler du concours de chansons de l’Eurovision. Que fait Israël dans ce concours ? On connaît la réponse, cela fait partie de l’offensive culturelle visant à dire qu’Israël est une démocratie occidentale. Évidemment, chacun sait que ce pays ne respecte pas les lois internationales, les Conventions de Genève, subtilise la terre appartenant à un autre peuple et harcèle les Palestiniens au quotidien. Mais comme la campagne contre Israël est plus largement soutenue et comme le mouvement de boycott a aussi gagné en popularité, il y a aujourd’hui une offensive d’Israël et de ses soutiens à l’Ouest pour marginaliser l’idée d’un boycott, pour calomnier tous ceux qui se rangent aux côtés des Palestiniens. Donc oui, c’est devenu difficile.
Certains militants du mouvement BDS [ Boycott, désinvestissement, sanctions ] sont criminalisés en raison de leur soutien au boycott. Le philosophe Moshe Machover a été exclu du Parti travailliste pour ses écrits sur l’antisionisme, le musicien Roger Waters a été accusé d’antisémitisme et Tony Blair évoque des alliances entre la gauche et les islamistes. Est-ce une stratégie globale ? Voyez-vous un lien entre tous ces événements ?
Je crois qu’ils font partie d’une campagne concertée visant à écarter d’un revers de main toute critique à l’égard d’Israël. Il s’agit d’un écran de fumée visant à cacher les violations du droit international et à faire passer toute critique d’Israël et du sionisme pour des actes antisémites. On voit l’exclusion de Moshe Machover, un homme d’une grande intégrité, universitaire, membre du Parti travailliste… L’idée même qu’il puisse être antisémite est une accusation sans fondement. C’est une stratégie : souvent, un journal de centre-gauche évoquera le sujet dans des termes modérés et ouvrira ainsi la porte aux extrémistes qui utiliseront le terme « antisémite ». Le sujet est évoqué une première fois et vous vous retrouvez face à des articles comme celui que je viens de découvrir aujourd’hui « The Phony Peace Between the Labour Party and Jews », paru dans le New York Times], par [Howard Jacobson, un auteur britannique. Il y est écrit qu’on sentait l’odeur du sang, y compris à l’occasion du congrès travailliste à Brighton ! Citons-le : il évoque une volonté de « renifler l’odeur du sang, y compris à Brighton ». Des expressions comme « l’odeur du sang » sont là pour mettre le feu aux poudres, pour provoquer et donner à haïr tous ceux qui sont pointés du doigt par ces attaques. La partie la plus grave apparaît à la fin de l’article, lorsque ce monsieur déclare que « le sionisme, en tant qu’idée et non pas au regard des événements politiques qu’il a fait naître, est une partie intégrante de l’esprit et du paysage imaginaire juifs. Ceux qui prétendent dénoncer le sionisme sans s’opposer aux Juifs sont une énigme ».
Dit autrement, si vous critiquez le sionisme, vous critiquez les Juifs et vous êtes donc antisémite. Je pense que c’est un concept extrêmement dangereux et effrayant. Le sionisme est une idéologie née au XIXe siècle, me semble-t-il ! Les Juifs sont un peuple beaucoup plus ancien que l’idée du sionisme. Les Juifs existaient bien avant le sionisme. C’est une idée dangereuse parce que le sionisme évoque Israël et critiquer non seulement ses politiques en cours, mais aussi sa fondation, devient un acte antisémite. L’article parle aussi de cela, et c’est également dangereux parce que, comme vous et moi le savons, de nombreux Juifs, en Israël et ailleurs dans le monde, s’opposent au sionisme et aux actions menées par Israël. L’auteur de l’article déclare que dans cette époque critique de l’État d’Israël, « un antisioniste israélien est un héros ». C’est évidemment ironique de sa part. Il tente de discréditer également ceux qui sont assez courageux et qui ont un lien avec le peuple juif, en Israël et ailleurs, afin de leur infliger la même sentence. C’est de cette manière que se fait l’escalade. On commence par une attaque modérée qui se transforme en quelque chose de plus vicieux.
Mais comment les progressistes doivent-ils réagir ? S’il s’agit d’une attaque contre le mouvement de solidarité, comment reconstruisons-nous et réaffirmons-nous cette solidarité ?
Il faut simplement dire la vérité. La vérité. Ilan Pappé est un historien israélien pour qui j’ai le plus grand respect. Il décrit en détails, avec toute la rigueur propre à un esprit universitaire, l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens de leur propre terre et parle de nettoyage ethnique de la Palestine. C’est un événement historique. Lorsqu’on regarde les preuves, c’est incontestable. À l’orée du soixante-dixième anniversaire de la fondation d’Israël, l’année prochaine, nous devons réaffirmer cette vérité : la création d’Israël est la conséquence d’un nettoyage ethnique. Nous devons dire comment Israël a été fondé, que les conséquences de ses politiques sont toujours présentes. Nous devons demander l’application des lois internationales et des Conventions de Genève. Ne rien dire d’autre que la vérité. À terme, les gens comprendront qu’en soutenant les Palestiniens, ils ne soutiennent rien d’autre que la justice et les droits humains. Nous devons nous organiser, solliciter le soutien des peuples, de ceux qui ont la volonté de voir les peuples vivre en paix. Nous devons leur dire « Maintenant que vous connaissez la réalité, comment pourriez-vous refuser de soutenir les Palestiniens ? »
Traduit de l’anglais, pour Ballast, par Hervé Landecker — une parution en partenariat avec l’Institut transnational et ROAR.
REBONDS
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