« Que chacun s’enrichisse du passé des autres, sans être pour autant dépossédé du sien » : face à la popularité inquiétante de Dieudonné, Nicole Lapierre, socio-anthropologue et Pap Ndiaye, historien, soulignent l’urgence de mettre fin à « cette concurrence destructrice » qui veut opposer les souffrances, et rappellent les luttes partagées, en Europe, aux Etats-Unis ou encore en Afrique du Sud.
L’antisémitisme de Dieudonné ne fait aucun doute. Son fondement, qui assure aussi son succès, est celui d’une désolante concurrence des victimes, sur fond de compétition des mémoires. Lui qui avait participé au combat de SOS racisme et commencé à se faire connaître par des spectacles en duo avec Elie Semoun – tous deux brocardant solidairement l’antisémitisme et la négrophobie – s’en prend depuis plusieurs années déjà aux Juifs, à leur prétendue puissance et leurs supposés complots, notamment au détriment des Noirs. Parmi ses très nombreuses diatribes, il a par exemple expliqué : « Je pense que le lobby juif déteste les Noirs! Etant donné que le Noir dans l’inconscient collectif porte la souffrance, le lobby juif ne le supporte pas, parce que c’est leur business » 1.
Les attaques antisémites de Dieudonné réactivent ainsi une rhétorique de la conspiration qui avait émergé aux Etats-Unis dans les années 1990 au sein de groupes extrémistes noirs ultra-minoritaires, liés à Nation of Islam dirigé par Louis Farrakhan. Ceux-ci accusant les Juifs de cacher leur responsabilité massive dans la traite des esclaves et de promouvoir le génocide pour en tirer profit.
Cette dérive individuelle, en elle-même, importe peu. Sa popularité, en revanche, est un symptôme inquiétant qui mérite d’être analysé. Elle prospère sur des terrains très divers, de la misère sociale aux discriminations ordinaires, de la revendication postcoloniale à la solidarité avec le peuple palestinien, du sentiment d’abandon à la généralisation du soupçon dans un monde de moins en moins lisible. La détestable compétition des mémoires, qui hiérarchise et oppose les souffrances, est aussi l’effet pervers, ou si l’on veut le produit monstrueux, de la place tardive mais importante accordée à la Shoah dans une conscience occidentale par ailleurs si peu encline à revisiter le passé colonial. A partir des années 1990, la commémoration du génocide a en effet trouvé un ample écho dans l’espace public de nombreux pays occidentaux. Les Juifs persécutés et exterminés incarnant les victimes cardinales. La Shoah est ainsi devenue l’étalon du mal absolu, l’aune à laquelle les drames collectifs doivent être mesurés pour être reconnus. Pour le meilleur, le refus de tout crime contre l’humain quel qu’il soit, et le pire, l’idée qu’une mémoire serait promue au détriment de toutes les autres et qu’il faudrait dès lors la délégitimer, voire nier l’histoire à laquelle elle renvoie.
Il faut arrêter cette concurrence destructrice. En commençant par rappeler une histoire moins tapageuse et infiniment plus bénéfique, faite d’alliances, de combats partagés, de causes communes. Celle, par exemple, aux Etats-Unis, de ces Juifs qui s’engagèrent aux côtés des Afro-américains dans la lutte contre la ségrégation et pour les droits civiques, ou celle de ces Noirs français (comme L. S. Senghor) et américains (comme W. E. B. Du Bois), qui se mobilisèrent contre la montée du fascisme et de l’antisémitisme nazi dès les années 1930, quand les organisations juives américaines ne prenaient pas toute la mesure du péril. L’image du pasteur Martin Luther King et du rabbin Abraham Heschel, marchant côte-à-côte en tête de la manifestation de Selma à Montgomery, le 20 mars 1965, est la plus célèbre icône de cette « grande alliance », nouée à travers plusieurs années de combat. Mais il y en eut bien d’autres. Certains s’engageaient au nom d’un idéal politique, souvent dans le sillage du mouvement ouvrier socialiste ou communiste auquel leurs parents ou grands-parents immigrés avaient adhéré. Tels Joe Slovo ou Ruth First et tous ces Juifs originaires de Lituanie qui luttèrent aux côtés de Mandela, dans l’ANC, contre l’apartheid en Afrique du Sud.
En France, après l’importante mobilisation des colonisés dans les forces françaises de libération, au nom de principes d’indépendance et de liberté qui leur furent ensuite déniés, l’écho de l’antifascisme résonnait dans la clameur nouvelle de l’anticolonialisme. Des philosophes, des écrivains, des poètes, s’efforçaient de penser les oppressions, les préjugés raciaux et leurs effets destructeurs, en rapprochant « question juive » et « question noire ». Ils recherchaient des correspondances, des éclairages mutuels. Au cœur de leurs débats, de leurs écrits, un enjeu d’aujourd’hui : appréhender à la fois le singulier de chaque histoire, de chaque oppression, de chaque crime et ce qui, d’expérience en combat, est partageable. Il n’était pas surprenant, dans les années 1950 et 1960, d’évoquer conjointement ou parallèlement, antisémitisme et racisme, crimes nazis et crimes coloniaux, sans pour autant les confondre, ni les relativiser. Dans Peau noire, masques blancs, l’écrivain antillais Franz Fanon, qui s’était engagé à 19 ans pour lutter contre le fascisme, écrivait à propos du génocide juif : « L’antisémitisme me touche en pleine chair, je m’émeus, une contestation effroyable m’anémie, on me refuse la possibilité d’être un homme. » 2 Il rappelait aussi le propos de son professeur de philosophie disant à ses élèves : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous… Un antisémite est forcément négrophobe. » 3
- Interview publiée sur le site Black-map, citée par Géraldine Faes et Stephen Smith, Noirs et Français, Paris, Ed. du Panama, 2006, p. 239.]], ou encore parlé de « pornographie mémorielle » à propos des commémorations pour le soixantième anniversaire de la libération des camps [note]A Alger, en février 2005[↩]
- Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, [1952], Paris, Seuil « Points », 1971, p. 24.[↩]
- Ibid., p. 98.]]. L’expérience de la déportation entrait également en résonance avec la dénonciation de la guerre d’Algérie et du racisme anti-arabe. Pour ceux qui se mobilisaient contre cette guerre sans nom, dans les colonnes de France Observateur ou ailleurs, il était alors évident de rapprocher, par exemple, la rafle du Vel d’hiv du massacre des Algériens le 17 octobre 1961, à Paris.
Histoires anciennes et temps révolus ? Nous ne le pensons pas. Nous refusons ce dangereux jeux de dupes opposant Noirs contre Juifs – ou chrétiens contre musulmans, ou gens d’ici contre gens du voyage – car peu importe les protagonistes, seule la haine marque des points. Il est urgent de raviver, d’encourager au contraire les solidarités fondées sur le respect et la réciprocité. Urgent d’être aussi vigilants sur le passé que sur le présent, de respecter la singularité du crime commis contre les Juifs en dénonçant avec d’autant plus de force le racisme, les injustices et les discriminations d’aujourd’hui, que les Noirs subissent dans leur vie quotidienne. Urgent que chacun s’enrichisse du passé des autres, sans être pour autant dépossédé du sien. Car, comme l’écrivait Edouard Glissant : « Chacun de nous a besoin de la mémoire de l’autre, parce qu’il n’y va pas d’une vertu de compassion ou de charité, mais d’une lucidité nouvelle dans un processus de la Relation. Et si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble. » [note]Edouard Glissant, Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006, p. 161.[↩]