Billet de blog 11 mars 2024
Afin de clarifier les propos que j’ai tenus à Pantin le dimanche 3 mars, je souhaiterais faire la déclaration suivante.
Comme je l’ai indiqué dans mon article du 10 octobre dans la London Review of Books (« The Compass of Mourning »), repris ensuite dans AOC (« Condamner la violence ») le 13 octobre, j’ai été profondément angoissée face aux massacres de citoyens israéliens juifs du 7 octobre, et j’ai condamné le Hamas pour avoir commis ces atrocités. Je ressens toujours la même chose en tant que juive et en tant que personne.
Il est également vrai que le deuil et la condamnation ne commencent ni ne s’arrêtent là. Les décennies de violence qui ont conduit à cet événement, en particulier celles perpétrées par les forces d’occupation, sont antérieures au 7 octobre, de sorte que l’histoire que nous devrions raconter devrait commencer plusieurs décennies plus tôt.
Depuis cette première déclaration, les attaques israéliennes à Gaza ont fait près de 30 000 morts, et ces morts me poussent à pleurer et à condamner à nouveau. Je me retrouve donc dans la situation difficile, que je partage avec beaucoup d’autres personnes à travers le monde, de pleurer toutes les morts qui sont survenues au cours de cette guerre brutale.
Dans mes remarques, j’ai suggéré que nous devions interpréter ces attaques, aussi horribles soient-elles, comme une tactique politique. Il est vrai que l’on peut clairement entendre de l’antisémitisme dans les enregistrements qui nous sont parvenus. On ne peut le nier. Cependant, la principale motivation du Hamas était de défier une puissance militaire coloniale, pour montrer qu’ils étaient capables de faire une incursion sur le territoire israélien, de tuer et de détruire, de frapper Israël là où cela ferait mal. Le résultat fut une série d’atrocités.
L’attaque du Hamas en octobre est venue de la faction armée d’un parti politique qui administre Gaza et je reste disposée à décrire cette attaque comme une forme de résistance armée à la colonisation, et au siège et à la dépossession en cours. Cela ne revient pas à glorifier leurs atrocités. Et cela ne signifie en aucun cas que je soutiens les actions du Hamas ou que je considère que leurs actions sont justifiées.
Toutes les formes de « résistance » ne sont pas justifiées, et certaines, comme celles-ci, appellent véritablement une condamnation. Les violences sexuelles commises par le Hamas et documentées par le rapport de l’ONU sont graves et inexcusables. L’antisémitisme et le racisme anti-arabe doivent être combattus de la même manière. Pour moi, les meurtres d’habitants de Gaza commis par des Israéliens, perpétrés sans honte ni retenue, méritent tout autant d’être condamnés.
Il est grand temps que la communauté internationale, en particulier les acteurs de la région, se réunisse pour trouver une solution juste et durable qui permette à tous les habitants de cette terre de vivre dans l’égalité, la liberté et la justice. Pour ce faire, nous devons trouver les moyens de comprendre les raisons de la violence sans avoir recours (a) à des justifications rapides et douteuses ou (b) à des caricatures racistes pour s’y opposer.
Mon engagement consiste à développer une manière d’imaginer l’égalité radicale des vies « pleurables ». C’est d’ailleurs le thème des conférences que je donne ce printemps à l’École normale supérieure. L’une des raisons pour lesquelles j’affirme une philosophie de la non-violence est qu’elle me permet d’avoir un point de vue sur la guerre ou sur les conflits prolongés qui ne revienne pas nécessairement à prendre position dans la guerre.
Je réfléchis sur la guerre et, comme beaucoup d’autres qui ont réfléchi sur la guerre, je mets l’accent sur une position de réflexion critique qui se distingue des perspectives des parties engagées dans le conflit. Cela signifie également que j’essaie constamment de comprendre comment une paix véritable pourrait être mise en place et comment les acteurs militaires pourraient déposer les armes et échanger les uns avec les autres à la table des négociations.
Si nous voulons demander aux gens de déposer les armes – et j’espère que telle est notre volonté – nous devons comprendre pourquoi ils les prennent. Conduire ce type d’enquête historique ne revient pas à justifier la violence qu’ils infligent.
Expliquer n’est pas exonérer, comme j’ai essayé de l’expliquer dans Vie précaire. En effet, pour parvenir à un monde de cohabitation non violente, il sera nécessaire de comprendre l’histoire de la domination coloniale, ses structures et ses pratiques actuelles, afin de mettre fin à cette domination. La cohabitation ne peut fonctionner sans établir au préalable des conditions d’égalité.
Pour ma part, les idéaux d’égalité et de cohabitation ont guidé l’ensemble de mon travail, tout comme mon attachement à des modes d’action et de mobilisation politiques non violents. En effet, les moyens que nous utilisons reflètent le monde que nous voulons créer, et c’est pourquoi la non-violence, même si elle est difficile à pratiquer, offre une perspective dont nous ne pouvons pas nous passer.
C’est avec tristesse que je constate les efforts déployés pour déformer et caricaturer mes propos et mon travail. Cependant, je me réjouis des discussions en cours avec l’École normale et le personnel du Centre Pompidou pour dissiper les malentendus qui ont pu émerger.
Judith Butler, 6 mars 2024