Monsieur le garde des Sceaux, vous êtes désormais membre du Gouvernement et à la tête d’un ministère que vous voulez être celui « de l’antiracisme ». Pour cette fois, ne plaidez donc pas l’acquittement. Le racisme d’État et le tout carcéral doivent être condamnés. Lettre ouverte en forme de plaidoirie au nouveau ministre de la justice.
Monsieur le garde des Sceaux,
Je m’exprime dans cette lettre, car vous vous êtes exprimé à mon sujet ce matin. Certes, vous n’avez pas évoqué mon nom en particulier, car vous avez tenu un discours général de passation de pouvoir. Mais, j’insiste, vous vous êtes exprimé à mon sujet ce matin.
« J’ai vu (…) le chagrin de victimes dévastées ». Peut-être ne pensiez-vous pas à moi, à nous, en évoquant le sort des « victimes » dans ce pays. Ce nous, ce moi, c’est celui des familles victimes de violences policières. Cette lettre sera ma plaidoirie, alors veuillez acceptez, dans votre nouveau rôle et vos nouvelles attributions, d’écouter celle qui, cette fois, porte la robe devant vous.
Effectivement, votre prédécesseur vous a rappelé que « vous allez désormais incarner la justice ». Voici donc votre rôle. Nicole Belloubet a également présenté les projets et les lois qui dorénavant vous échéent. Voilà donc vos attributions.
Monsieur le garde des Sceaux, votre rôle est d’incarner la justice. Vous avez volontiers précisé que vous n’étiez pas à la tête du « ministère de la guerre » mais du « ministère des libertés ». Permettez moi de faire miennes les paroles de votre prédécesseur, et de vous inviter à vous laisser être « percuté par le réel ».
Le réel, c’est que votre ministère est déjà en guerre, contre une partie de sa population. Celle qui habite les banlieues, qui provient du Maghreb et de l’Afrique noire, et qui est bien souvent musulmane. Cette population qui, aussi, est bien souvent un Homme. Pour le dire plus simplement, le ministère qui vous revient est en guerre contre nos hommes, Noirs, Arabes, Musulmans.
Je pars de mon histoire personnelle, de l’histoire de mon frère, Amine, pour appuyer mon propos. Comme vous, nos parents ont émigré de l’étranger pour s’installer en France. Comme vous, nos parents se sont démenés pour nous offrir un avenir meilleur. Mais contrairement à vous, la France n’a jamais accepté que ses anciens indigènes prospèrent sur son territoire. Alors elle a mobilisé tous ses appareils d’État contre nous, contre mon frère, à commencer par ses services judiciaires.
Amine a été le plus jeune prisonnier de France. Il a été condamné à l’enfermement à ses 13 ans. Le système carcéral l’a détruit dans la fleur de l’âge. Vous disiez avoir vu « le désespoir d’hommes injustement condamnés ». La condamnation d’un enfant peut-elle être juste ? Sorti de prison sans repères, sa vie n’a plus été qu’un grand va-et-vient entre notre maison familiale et les maisons d’arrêt. Jusqu’à ce qu’un agent en uniforme bleu décide de l’abattre, dans la rue, d’une balle dans le dos. Acquitté en première instance par la cour d’assises, ce n’est qu’après un combat de cinq années que la culpabilité du policier a finalement été reconnue par la cour d’assises d’appel.
Si la responsabilité pénale de ce fonctionnaire de police a été engagée dans l’affaire de mon frère, cela reste une exception. La règle reste celle de l’impunité policière.
Amadou Koumé, Lahoucine Ait Omghar, Abdoulaye Camara, Amine Bentounsi, Ali Ziri, Hocine Bouras, Mourad Touat, Babacar Gueye, Rémi Fraisse, Wissam El Yamni, Lamine Dieng, Aboubakar, Fofana, Adama Traoré, Angelo Garand, Karim Taghbalout, Ibrahima Bah, Shaoyo Liu, Romain Chenevat, Gaye Camara, Allan Lambin, Steve Maia Caniço, Zineb Redouane, Cédric Chouviat, Mohamed Habsi…
Autant de noms, surtout d’hommes non-Blancs, morts au cours d’une opération judiciaire pour lesquels les gouvernants n’ont jamais traduit politiquement les revendications de leurs familles. Et il ne s’agit ici que des morts, pas même de ceux « seulement » violentés, humiliés, et dont le sang, les hématomes et la douleur, ont maculé les murs des commissariats et des cellules de ce pays.
Je me garde bien de vous recommander d’intervenir directement dans ces affaires, puisque la loi du 26 juillet 2013 vous interdit d’adresser à vos procureurs toute instruction dans des affaires individuelles.
Pour autant, et c’est à ce titre que je vous interpelle, cette loi réaffirme qu’ en tant que ministre de la justice, vous conduisez la politique pénale déterminée par le Gouvernement. Au-delà donc des responsabilités individuelles de tel ou tel agent, vous disposez du pouvoir de changer l’organisation-même du système judiciaire, d’enrayer sa mécanique raciste. Vous pouvez participer à l’élaboration d’une politique pénale respectueuse de la dignité de tous. C’est ce que permettent, dans le détail, vos attributions.
Monsieur le garde des Sceaux, vos attributions sont multiples et ont été rappelées par votre prédécesseur. Chacune d’entre elles permet, dans son champ d’intervention, de mettre en œuvre concrètement votre promesse d’une « justice [qui] peut être améliorée ».
Tout d’abord, vous héritez de l’application de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, qui a notamment pour objet de réformer les peines pour qu’elles soient davantage adaptées à la personnalité des prévenus.
Sur cette voies, les alternatives à l’emprisonnement doivent être renforcées. Trop nombreuses encore sont les condamnations qui ont pour effet de dé-socialiser les individus, à rebours de la fonction réhabilitative de la peine pénale.
Ensuite, vous recueillez l’état de la (sur-)population carcérale. Vous savez parfaitement que cet état maintient d’innombrables prisonniers dans des conditions de vie inhumaines et dégradantes, ce qui a aussi valu à la France plusieurs condamnations par la cour européenne des droits de l’homme.
L’expérience de la covid-19, qui a conduit à la libération de 14 000 prisonniers sans que la paix publique ne soit en définitive troublée, doit être renouvelée. Vous avez là aussi le pouvoir de libérer bon nombre de personnes, à commencer cette fois par Georges Ibrahim Abdallah, plus vieux prisonnier politique de France.
Aussi, vous recevez le projet de code de la justice pénale des mineurs. Profitez de cette opportunité pour y inscrire l’interdiction de l’incarcération des enfants mineurs.
Enfin, vous avez émis deux souhaits.
Le premier est de revoir le code de procédure pénale pour y renforcer le principe de la présomption d’innocence. Dans la droite ligne de toutes les propositions précédentes, je ne peux que vous inciter à supprimer le système de la détention provisoire, dont seule une partie bien identifiée de la population subit les affres, ce qui ne semble à l’évidence pas être le cas de votre collègue Gérald Darmanin contrairement à un Tariq Ramadan.
Votre second vœux est de « remettre à plat l’ordonnance de 1958 ». L’indépendance de la justice vous tient à cœur, et c’est pourquoi le statut du parquet sera central dans vos prochaines réflexions. Mais vous oubliez ici une autre autorité dont les magistrats sont tributaires : l’institution policière. Cela a été le cas dans mon affaire, où les juges ont eux-même exprimé la difficulté qu’ils avaient à condamner un fonctionnaire de police, craignant un retour de bâton d’une institution si nécessaire pour la bonne marche des enquêtes pénales.
Vous devez travailler à une indépendance de la justice à l’égard de la police. Pour que les magistrats en charge de juger les responsables de tous ceux qui ont péri entre les mains du bras armé de l’État puissent rendre leur verdict, et le cas échéant condamner, en toute sérénité et dans le respect des lois en vigueur.
Monsieur le garde des Sceaux, vous êtes désormais membre du Gouvernement et à la tête d’un ministère que vous voulez être celui « de l’antiracisme ». Pour cette fois, ne plaidez donc pas l’acquittement. Le racisme d’État et le tout carcéral doivent être condamnés.Voir en ligne : l’article sur le blog Médiapart de Amal Bentounsi