Entretien avec Salim Wakim
conduit par Suha Arraf
Mardi 30 mars 2021, les citoyens palestiniens d’Israël ont célébré le 45e anniversaire de la première Journée de la terre, commémoration annuelle des grèves et des manifestations de masse organisées le 30 mars 1976 en réaction au projet du gouvernement israélien – dirigé à l’époque par Yitzhak Rabin – de confisquer des milliers de dounams de terre en Galilée [un dounam = 1000 m2]. Les forces de sécurité israéliennes ont abattu six manifestants au cours de ces protestations.
Au fil des ans, la Journée de la terre est devenue un événement majeur pour les Palestiniens – du monde entier – qui protestent contre le régime foncier discriminatoire d’Israël et ses politiques de dépossession. Bien que les méthodes utilisées par Israël pour exproprier les terres palestiniennes à l’intérieur de ses frontières d’avant 1967 aient changé au fil des décennies – notamment après la levée du régime militaire sur les citoyens palestiniens d’Israël en 1966 – les politiques de l’État sont toujours appliquées à ce jour.
Salim Wakim, 67 ans, est un avocat de premier plan qui a passé les 43 dernières années à travailler pour protéger ce qui reste des terres palestiniennes à l’intérieur d’Israël.
Le père de Salim Wakim était originaire du village d’Al-Bassa dont les habitants ont été chassés en 1948. Après la Nakba, son père est arrivé dans le village de Mi’ilya, en Galilée. Il s’est marié et a élevé une famille d’universitaires, d’intellectuels et de militants politiques qui ont contribué à la création du mouvement Abnaa al-Balad (Fils de la terre). Malgré sa profonde appartenance à Mi’ilya, Wakim n’a jamais oublié ses racines, ce qui l’a conduit, dit-il, à se spécialiser dans le droit foncier.
Le magazine israélien +972 s’est entretenu avec Salim Wakim sur l’histoire du régime foncier israélien et sur la façon dont la commémoration de la Journée de la Terre a été essentielle pour favoriser la prise de conscience et le lien des citoyens palestiniens avec leur patrie. L’entretien a été édité et raccourci pour plus de clarté.
Israël exproprie-t-il encore des terres palestiniennes à l’intérieur de la ligne verte?
Les expropriations après la Journée de la Terre en 1976 ont été arrêtées et ont pris une forme différente. Dans le passé, la plupart des expropriations avaient lieu conformément à la loi du Mandat britannique. L’une de ces lois était l’ordonnance sur les terres (acquisition à des fins publiques) de 1943. Le Mandat a appliqué cette loi pour un usage public – pour paver des routes ou construire des hôpitaux, par exemple. Mais Israël a profité de cette loi pour confisquer autant de terres que possible et établir des communautés juives.
La première série d’expropriations en vertu de cette loi a eu lieu dans les années 1960, sur des terres appartenant [aux villages palestiniens] Ein Mahil, Reineh, Al-Mashhad, dans ce qui est aujourd’hui [la ville israélienne] Nof Hagalil [située près de la ville arabe de Nazareth]. Le deuxième cycle a eu lieu en 1974 dans des régions telles que Karmiel, Bi’ina et Deir al-Asad.
Mais avant cela, il y a deux lois qu’Israël a utilisées dans les années 1950 pour exproprier des millions de dounams de terre. La première était la Loi sur les biens des absents de 1950 [Absentees’ Property Law]. Elle désignait un gardien [pour ces biens] – officiellement pour que, si la paix est instaurée et que ces «absents» [les réfugiés palestiniens qui ont été expulsés ou ont fui pendant la guerre de 1948] reviennent sur leurs terres, celles-ci soient protégées car placées sous les auspices du gardien. Ce gardien existe encore aujourd’hui.
Ces mêmes terres ont ensuite été transférées à la «Development Authority», où elles sont devenues la propriété de l’État. Le gouvernement a prétendument nommé le gardien pour s’occuper des terres des réfugiés, [mais au lieu de cela] il les a vendues à l’État.
Cette loi ne suffisant pas à elle seule, Israël a également promulgué la Loi sur l’acquisition des terres [Land Acquisition Law] en 1953, l’une des lois les plus draconiennes et destructrices pour les citoyens palestiniens.
Cette loi autorisait le ministre israélien des Finances à transférer à l’Autorité de développement [Development Authority] les terres qui n’étaient pas en possession de leurs propriétaires [palestiniens] au 1er avril 1952, ou qui avaient été utilisées par Israël à des fins de sécurité, de colonisation ou de développement entre le 14 mai 1948 et le 1er avril 1952; et qui étaient encore nécessaires à ces fins par la suite. La loi n’exigeait pas que le propriétaire soit informé de l’ordre de confiscation. Certains des propriétaires n’ont appris la confiscation que plusieurs années après qu’elle a eu lieu.
Nous avons trouvé des documents dans les archives de l’État et avons été choqués par la manière dont l’État a mis la main sur les terres. Avant la création de l’État, plus de 92% des terres appartenaient à des Palestiniens; aujourd’hui, nous en possédons moins de 4%. Dans le passé, il était d’usage d’accorder une petite compensation monétaire à ceux qui pouvaient prouver que leur subsistance dépendait de l’agriculture, ou bien ils recevaient des terres en échange des biens confisqués. Mais Israël a annulé cet arrangement.
D’autres lois d’expropriation ont également été mises en place, comme la loi sur les terres incultes (The Cultivation Land Law). [Elle permettait au ministre israélien de l’Agriculture de déclarer «terres incultes» les terres qui n’avaient pas été utilisées par leurs propriétaires à des fins agricoles ou de plantation d’arbres pendant une certaine période, avant de les prendre et de les diviser entre d’autres organismes.]
Dans les années 1950 et 1960, les citoyens palestiniens vivaient sous un régime militaire. Les gens ne savaient pas qu’il y avait des ordres [de confiscation]. De cette manière, [le gouvernement] a réussi à confisquer des dizaines de milliers de dounams.
Les lois des années 1950 ont été maintenues jusqu’à ce jour. En fait, une fois qu’Israël a été établi, il a abrogé presque toutes les lois du Mandat britannique, mais a laissé les lois d’expropriation des terres.
Que s’est-il passé après la Journée de la Terre?
Après la Journée de la Terre, les expropriations directes ont presque cessé – non pas parce que [les autorités] sont gentilles, mais parce qu’il n’y avait presque plus rien à exproprier. Ce qui reste, ce sont les terres qui sont déjà utilisées. Les gens sont plus conscients aujourd’hui et ont commencé à aller devant les tribunaux [pour défendre leurs terres restantes].
Les expropriations ont pris une autre forme, par exemple en déclarant une zone comme parc national ou réserve naturelle. C’est ce qui s’est passé avec le village de Jisr az-Zarqa [située au nord de Césarée dans le district de Haïfa]. Il y a quelques années, les autorités ont déclaré parc national un terrain appartenant à Mi’ilya, et à Yanuh, elles ont fait de même.
Cette [méthode] laisse le terrain aux mains de ses propriétaires d’origine, mais ceux-ci ne peuvent pas l’utiliser pour l’agriculture ou la construction. La seule chose que l’on peut y faire, c’est élever des oiseaux. L’objectif est de transformer cette propriété de terre agricole en terre non exploitable.
J’ai travaillé pour plusieurs familles du village de Jish et de Mi’ilya et nous avons pu prouver que ces terres étaient en fait utilisées. C’est ainsi que nous avons réussi à sauver ces parcelles. Mais peu de gens étaient au courant de ce fait, et la plupart d’entre eux ont perdu leurs terres.
Une autre façon de s’approprier des terres est de recourir à la loi sur la planification et la construction [Planning and Building Law] et de tenter de modifier la désignation des terres. C’est ce qui s’est passé lorsqu’Israël a construit la route 6 [une grande autoroute nord-sud] sur des terres appartenant à des Palestiniens. Au début, les autorités ont mis en place un fonds afin que quiconque se voyait confisquer sa terre reçoive une parcelle de remplacement. Les autorités ont donné quelques terres, puis elles y ont mis fin après avoir affirmé qu’elles n’avaient plus de terres à donner. Elles ont donc commencé à verser de petites compensations financières à la place.
Une autre méthode consiste à utiliser les zones d’entraînement militaire à balles réelles. J’ai eu le cas d’une personne du village de Maghar qui voulait enregistrer sa terre dans le registre foncier [connu en Israël sous le nom de «Tabu»]. Les autorités ont refusé d’enregistrer le terrain, au motif qu’il se trouvait dans une zone de tirs réels, ce qui signifie que l’on ne peut accéder à son terrain qu’avec un permis spécial. Ce système est en place depuis les années 1950.
Certaines des zones de tir ont été annulées, comme la zone 9 entre Sakhnin et Arrabe, qui a été fermée il y a 20 ans par un ordre militaire. Pourtant, la plupart de ces ordres n’ont pas été annulés. Aujourd’hui, les expropriations se font de manière plus sophistiquée.
Combien de succès avez-vous eu au cours des 43 dernières années?
Pas beaucoup. Ces lois ont été élaborées d’une manière qui les rend difficiles à contester. Mais j’ai réussi à obtenir de nombreux compromis. Ce sont des lois racistes.
Les plans directeurs du gouvernement israélien pour les villages palestiniens sont-ils une autre forme d’expropriation?
Absolument, puisqu’il n’y a pas de terres à construire et que les villages sont étouffés. C’est une méthode pour le gouvernement de mettre la main sur les terres, car les gens donneraient un demi-dounam destiné à la construction en échange de dix dounams de terres agricoles. Dans la plupart des villages, il n’y a pas de terrains ou de parcelles à construire. Les gens n’ont pas le choix. Mais aujourd’hui, certains conseils locaux sont plus conscients de ces problèmes et essaient de construire des plans en conséquence.
Quand avez-vous commencé à sentir que les Palestiniens étaient de plus en plus conscients de l’expropriation des terres?
C’était après la Journée de la terre et la création du Comité de protection des terres. Avant cela, la question ne concernait qu’une certaine couche politique, principalement des militants du parti communiste et des politiques qui étaient conscients de la question et essayaient de défendre la terre.
La différence entre les expropriations précédentes et celles de 1976 est que dans ce dernier cas, elles touchaient les terres des Palestiniens restés dans le pays, et non celles qui appartenaient à des absents. La Journée de la Terre a été un événement formateur. Chaque année, il y a une prise de conscience croissante. Marquer la Journée de la Terre n’a fait que renforcer le lien avec la terre et faire comprendre la stratégie sioniste de dépossession.
Je suis originaire du village d’Al-Bassa, qui a été détruit et a vu ses habitants déplacés et ses terres confisquées. Nous avons perdu nos terres. Mais pour moi, mon travail s’inscrit dans une perspective et une mission. Pour chaque mètre de terre que je parviens à sauver, je ressens un sentiment de bonheur suprême – comme si c’était des vacances. (Entretien publié le 31 mars 2021 sur le site du magazine israélien +972; traduction rédaction de A l’Encontre)