Article paru dans « Le Monde Libertaire » n° 1712, semaine du 27 juin au 3 juillet.
Pierre Stambul était l’invité, le 24 avril 2013, à Bordeaux, du Cercle libertaire Jean-Barrué, de l’Union juive française pour la paix (Aquitaine) et de la librairie du Muguet pour une conférence autour de son livre Israël-Palestine : du refus d’être complice à l’engagement (Acratie éd.). Entretien réalisé par Philippe Arnaud.
Philippe Arnaud : Est-ce que tu peux présenter ton livre et nous dire ton parcours ?
Pierre Stambul : J’ai fait ce bouquin de 600 pages qui pourrait s’intituler Un point de vue juif sur l’apartheid israélien. Mon parcours personnel : j’ai des parents qui sont nés dans un pays qui n’existe plus : la Bessarabie. Ils ont été communistes puis résistants pendant la guerre. Toute la famille de ma mère a été exterminée. Mon père qui était dans le groupe Manouchian a été déporté à Buchenwald ; les nazis ne savaient pas que Stambul était un nom juif.
Moi qui suis né après la guerre, juif athée et anti-religieux dès le départ, je viens d’un univers de survivants ; comme mes parents, j’ai été sioniste, pendant mon adolescence. En 1967, je suis parti travailler en kibboutz ; ma rupture avec le sionisme mettra un certain nombre d’années à se faire. Elle vient de ce que j’ai vu en Israël et qui ne correspond pas à mes idéaux ; elle vient aussi de mon engagement communiste libertaire après 1968. Mes premiers textes contre le sionisme datent du début des années 1980 après notamment l’invasion du Liban et les crimes de guerre de Sabra et Chatila.
Militant d’extrême gauche, j’ai écrit pendant vingt-cinq ans dans des revues syndicales révolutionnaires (l’École émancipée et maintenant Émancipation) des brèves retrouvées pour le livre et qui relatent « le rouleau compresseur colonial » qui a écrasé le peuple palestinien. Mon engagement s’est fait en tant que juif athée, juif anti-sioniste et juif qui a découvert le colonialisme et qui s’est rendu compte que cette guerre n’était ni raciale, ni communautaire, ni religieuse, qu’elle avait un rapport avec l’égalité des droits et le refus du colonialisme.
Finalement, je dis la même chose que les Palestiniens qui sont en résistance.
L’idéologie sioniste
P. A. : La ligne conductrice de ton livre, c’est le rôle majeur de l’idéologie sioniste dans la colonisation. D’après toi, la solution passe par cette compréhension…
P. S. : Elle passe aussi par là. Il était impossible en Afrique du Sud d’arriver à une issue avec le maintien de l’apartheid, de même, il n’y aura pas de paix avec le maintien de l’idéologie sioniste.
Pour faire bref, le sionisme c’est la théorie de la séparation entre juifs et non-juifs ; c’est un colonialisme très particulier qui ne veut pas asservir un peuple mais l’expulser ; c’est un nationalisme qui a inventé un peuple, une langue et une terre, rien que ça ! C’est une gigantesque mystification de l’histoire et des identités juives.
Je parle un peu des rapports troubles que le sionisme a pu avoir avec le fascisme, de la façon dont le sionisme a abouti à la création d’une société raciste ; j’essaie de donner tous les liens qu’il peut y avoir entre le sionisme et les religions (juive, chrétienne ou musulmane) ; je montre que ce conflit est fondamentalement un conflit colonial et pas du tout religieux.
J’espère convaincre les auditeurs qu’il y avait une certaine naïveté à croire qu’un compromis était possible avec des sionistes à visage humain ; le sionisme n’est pas une idéologie à visage humain.
P. A. : La position des chefs d’État a positivement évolué qui partaient, d’un côté, d’une vision des Palestiniens comme des terroristes et, de l’autre, l’État d’Israël vu comme une victime. Est-ce qu’il n’y a pas maintenant un changement plus que symbolique de l’image des Palestiniens dans le monde ?
P. S. : J’explique qu’Israël, aujourd’hui, est un État surarmé, dépensant 60 % de son budget dans le matériel et les technologies de pointe ; c’est l’État rêvé des dirigeants occidentaux. Parce que l’Occident, pour tenir le Proche-Orient, a besoin d’Israël ; il a besoin aussi des monarchies du Golfe.
Évidemment, si l’on veut parler d’une paix juste et durable, il faut arrêter de parler de cette domination et de la sécurité de l’occupant ; enfin, de toutes ces pseudo négociations que l’on a voulu imposer aux Palestiniens et qui n’étaient que des demandes de capitulation.
Et il faut reparler du droit, de la réparation du crime fondateur qu’a été le nettoyage ethnique de 1948. En bref, en 2005, 172 associations palestiniennes ont lancé un appel au monde pour le BDS (boycott, désinvestissement, sanctions) en présentant trois revendications : l’égalité des droits, la fin de l’occupation et de la colonisation, le droit au retour des réfugiés. Il faut s’en tenir là, le mouvement de soutien doit dire que c’est comme ça qu’une paix peut se faire et pas autrement.
P. A. : Pour revenir à la France, tous les gouvernements successifs ont apporté un soutien assez ferme à Israël ; ces gouvernements se sont targués de laïcité et, pourtant, ils défendent un État juif. Comment expliquer cette contradiction ?
P. S. : Fondamentalement, je dis que le soutien à Israël est une « solidarité impérialiste » ; l’exemple le plus criant, après l’opération Plomb durci, en janvier 2009, c’est quand Sarkozy a dit qu’il envoyait un sous-marin au large de Gaza pour empêcher le Hamas de reconstruire les tunnels.
Sur la question de laïcité, Israël n’est évidemment pas un État laïque, Israël se définit comme un État juif. « Un État juif et démocratique, c’est un oxymore », une contradiction absolue comme l’a écrit Shlomo Sand. Un État juif ne peut évidemment pas être un État démocratique parce que tous les non-juifs sont exclus ; nous, on est pour l’égalité des droits, le refus d’essentialiser les gens par leur origine ou leur identité présumée ; après, il y a aussi une différence entre, d’un côté, les dirigeants occidentaux et en particulier français, qui soutiennent inconditionnellement Israël et, de l’autre, la population qui est en train d’évoluer et qui pense de plus en plus que les fauteurs de guerre se sont les dirigeants israéliens.
Quant à la question de la solidarité des dirigeants occidentaux avec les dirigeants israéliens, il ne faut surtout pas se faire piéger par une prétendue culpabilité des Occidentaux sur la question de l’antisémitisme. Si les Occidentaux s’étaient sentis coupables après 1500 ans d’antisémitisme chrétien, puis d’antisémitisme racial, ils auraient dit aux juifs : « On va vous accorder l’égalité des droits ». Mais on leur a dit : « Vous avez maintenant un pays, vous dégagez ! » L’Occident s’est débarrassé de cette culpabilité historique sur le dos des Palestiniens.
P. A. : Dans ce contexte, quelles sont les perspectives ? Est-ce que tu penses que ce changement dans l’opinion est dû au mouvement de soutien ou que c’est l’effet d’une accumulation que les gens ne supportent plus ?
P. S. : Il y a de tout. Il est certain qu’il n’y avait rien à attendre de l’ONU quand la Palestine a obtenu son strapontin. Cela voulait dire quand même qu’une écrasante majorité de pays voyait Israël comme un État voyou ; cela peut jouer sur de futures solutions ; je ne sais pas comment cela va évoluer, je dirais seulement que le sionisme est en échec : le but du sionisme était de créer un État ethniquement pur, mais ils ont eux-mêmes tué leur projet ; aujourd’hui, ils ne veulent pas donner la citoyenneté aux Palestiniens parce que, avec « un homme, une voix », les Palestiniens seraient majoritaires. Ils ne veulent pas se retirer des colonies, ils ne veulent pas d’un État palestinien, même un bantoustan et, le projet historique du sionisme qui est l’expulsion des Palestiniens au-delà du Jourdain n’est plus réalisable.
À moins d’un cataclysme dans la région, on voit mal comment ils arriveraient à expulser 6 millions de Palestiniens. On est arrivé à une situation où le gouvernement israélien reconnaît à demi-mot qu’il pratique l’apartheid. On sait que toutes les luttes anti-apartheid en Afrique du Sud ou aux États-Unis ont mis des années à triompher mais qu’elles ont triomphé. Je pense que le sionisme ne se trouve pas dans une situation de force et que c’est la solidarité avec le peuple palestinien qui fera aboutir l’égalité des droits, le refus de la colonisation, le droit au retour des réfugiés ; c’est dans ce cadre qu’on doit militer ; cela prendra beaucoup de temps. Mais l’histoire a montré que les luttes anti-apartheid aboutissent.
P. A. : La question que l’on peut se poser, c’est : « Quelles sont les voix qui en Israël porteront la solution ? »
Les voix israéliennes
P. S. : Il est clair, un peu comme en France, que le clivage en Israël n’est pas gauche-droite, mais sioniste ou non-sioniste. Sont non-sionistes en Israël les trois partis palestiniens représentés à la Knesset : le Ta’al, le Hadash et le Balad. Sinon, il y a ce qu’on appelle les anti-colonialistes israéliens, peu nombreux, avec de grandes personnalités : Michel Warchawski, qui a préfacé mon livre, Nurid Peled, Gidéon Levy, Amira Hass, Ilan Papé et puis les Anarchistes contre le mur, le Centre d’information alternatif, la Coalition des femmes pour la paix, B’tselem, Taayoush, les refuzniks et leurs associations : Yesh Gvul, Seruv. Toutes ces forces, au plus fort de la guerre du sud Liban en 2007 ou de l’agression contre Gaza en 2008-2009 ont mis entre 10 et 12 000 personnes dans la rue.
C’est peu, mais si une paix juste est possible, ce sera grâce à eux parce qu’ils ont créé des associations à la fois israéliennes et palestiniennes, ils sont présents sur le mur, ils sont présents dans les luttes des Palestiniens. Ils ne sont pas nombreux, mais ils sont très radicalisés. Pour eux, l’air sioniste est devenu irrespirable ; souvent, l’engagement des plus jeunes provoque des ruptures familiales. Mais ils représentent l’avenir.
P. A. : Que peuvent faire les Palestiniens pour agir sur la situation internationale. Que pouvons-nous faire pour les soutenir ?
P. S. : D’abord dire l’impunité des dirigeants israéliens qui n’ont jamais été condamnés pour crimes de guerre. Si l’État israélien n’est pas sanctionné, rien n’évoluera. En 1956 et 1991, il y a eu des sanctions contre le gouvernement israélien et, instantanément, sa politique a changé. Il faut donc faire aboutir les sanctions ; c’est véritablement le mouvement BDS qui y arrivera ; le BDS, c’est pas seulement ne pas acheter des produits commercialisés israéliens, c’est l’ensemble de tous les mouvements d’isolement qui provoquera le changement ; le modèle doit être l’Afrique du Sud. Le sionisme, c’est comme l’apartheid. C’est la réprobation mondiale qui a fait que les choses ont changé. Ce qui a été déterminant, ça a été l’expulsion de l’Afrique du Sud des Jeux olympiques. Si on expulsait Israël des J.O., on aura fait un grand pas.
P. A. : Tu peux en dire plus sur le BDS…
P. S. : Boycott consiste à ne pas acheter les produits israéliens ; Désinvestissement, c’est le désengagement de nombreuses banques qui ont pénalisé les entreprises qui travaillent pour la colonisation ; Sanction, c’est la conjonction de tout ça qui forcera gouvernements et partis politiques complices à changer.
P. A. : Que penses tu de la condamnation pénale ?
P. S. : Il y a eu un moment où certains pays avaient dans leur législation la possibilité d’inculper des dirigeants israéliens ; ces derniers ont cessé de voyager.
P. A. : Que dire pour donner envie de lire ton livre ?
P. S. : On y trouvera mon parcours personnel, la vie dans l’UJFP et la relation de différents voyages en Palestine, des entretiens, des questions comme « Un État ou deux États », mais surtout des questions théoriques sur l’antisémitisme et sur le sionisme.
P. A. : Quel est l’objectif de l’UJFP ?
P. S. : l’UJFP, créée en 1994, a commencé à se développer après l’intifada en 2000. Nous sommes 3 à 400 en France. On est passé des slogans « Pas en notre nom », « Le crime de l’État israélien, c’est pas nous » à la lutte anti-coloniale, contre l’islamophobie ; nous représentons la composante juive pour la solidarité avec la Palestine.