Nous sommes dans une situation dangereuse qui peut dégénérer par l’expulsion de certains des habitants des territoires, et même, face à la sérieuse résistance armée, en actes de massacre de masse.
Ces derniers mois, nous avons assisté à une cascade d’articles et d’appels à l’aide de toutes sortes de gens instruits de la gauche libérale criant que le fascisme menace Israël. Certains d’entre eux affirment qu’il est déjà là, d’autres préviennent qu’il est sur le point d’arriver.
En face, d’autres un peu moins de gauche et un peu moins libéraux prétendent que rien de tout cela n’est vrai. Israël est une démocratie stable qui pour se défendre contre le terrorisme et les menaces régionales commet parfois des actes inhumains. Mais d’autres pays démocratiques ont agi de même en période de conflit.
Pendant la guerre froide, le maccarthysme, s’étendit aux États-Unis et dévora la démocratie libérale la plus stable du monde. Pendant la guerre d’Algérie, le gouvernement français était très intolérant envers les partisans de l’Algérie indépendante (des professeurs et des enseignants furent licenciés), sans parler de la politique brutale contre les combattants de la liberté eux-mêmes. Le 17 Octobre 1961, la police française tua 100 à 200 manifestants arabes non-violents en plein cœur de Paris avec à peine une mention dans la presse. Il est difficile d’imaginer un tel événement à Tel-Aviv aujourd’hui.
Je dois le répéter : l’analogie est la mère de toute sagesse humaine. L’analogie est aussi le père de toute folie humaine. Il n’y a pas de science sans analogie, pas de politique des masses sans analogies simplistes et surtout incendiaires.
Le problème est que toutes sortes de chercheurs en science politique, en sociologie et en histoire se livrent à des analogies historiques sans fondement avec une certitude scientifique. Le fascisme en Italie était un phénomène unique – comme beaucoup d’autres événements en Histoire – même si beaucoup de gens dans les pays européens ont essayé de l’imiter sans succès.
Dans les pays démocratiques qui ont vécu des révolutions sociales et nationales réussies et où le principe de la souveraineté du peuple était stable, l’option fasciste est restée marginale et ridicule. En France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, les mouvements fascistes ont complètement échoué, ces pays n’avaient pas besoin d’eux (le régime de Vichy antisémite n’a pas été fasciste). Même en Espagne, Francisco Franco a piétiné la phalange fasciste sans aucun problème.
Certes, dans un seul endroit survint un mouvement qui nous rappelle à bien des égards le fascisme italien. Le national-socialisme ne se considéra peut-être jamais comme fascisme, mais la gauche entre les deux guerres insista pour le définir de cette façon et a légué cette terminologie pour les prochaines générations.
Des aspects similaires entre les deux mouvements et régimes ne peuvent être ignorées: la solution obligatoire qu’ils ont établi dans les relations de capital-travail, l’esthétisation de la politique, l’impérialisme brut, le manque d’inhibitions. Ainsi la gauche allemande, toutes tendances confondues, traite le nazisme comme une version locale du fascisme.
Pourtant, si le nationalisme était le combustible le plus important pour alimenter le fascisme et le nazisme, la différence entre les deux phénomènes a été décisive. Le nationalisme fasciste peut avoir été agressif et violent, mais il était net, politique et semblable à bien des égards au jacobinisme français.
Rousseau et Arendt
Dès le départ, le nationalisme nazi était ethnocentrique et exclusif. La différence était non seulement idéologique, mais fut traduite en une pratique très différente. L’extermination massive des Juifs, des Tsiganes, des Slaves et des malades mentaux fut planté au cœur même de l’unique projet ethnocentrique. Si le nazisme allemand avait été identique au fascisme italien du point de vue nationaliste, ou semblable à lui, il ne serait pas devenu un symbole du mal dans l’histoire moderne.
Non, les Allemands n’étaient ni plus mauvais ou meilleurs que les autres peuples. La banalité du mal d’Hannah Arendt est une distinction brillante qui a été formulée au 18ème siècle par Jean-Jacques Rousseau, même s’il a utilisé des mots différents. Tout comme il existe une banalité du mal, il existe une banalité du bien. Les deux dépendent des circonstances historiques et Arendt le savait très bien.
Elle peut n’avoir pas toujours été systématique dans ses distinctions, mais elle était l’une des rares qui a étudié en profondeur les idéologies du XXème siècle sur une base historique, et non pas sur la base de l’essentialisme anthropologique. Très peu dans sa génération ont associé avec cette intuition forte l’impérialisme moderne, le totalitarisme et le nationalisme.
La banalité du mal caractérise l’atomisation et l’aliénation du monde moderne, mais il est réalisé dans des circonstances particulières. Pour comprendre cela, nous ne devons pas en apprendre davantage sur le colonialisme belge, il suffit de lire « Au coeur des ténèbres » de Joseph Conrad. Point n’est besoin de se spécialiser dans l’histoire de l’Union soviétique; il suffit de lire Alexandre Soljenitsyne. Vous n’avez pas besoin d’être un expert sur le nazisme, il suffit de lire Primo Levi.
Même si le sociologue Norbert Elias a très bien compris que le monopole de l’État sur la violence modère les relations individuelles, il n’était pas assez conscient que l’état draine et canalise cette violence vers l’extérieur vers les collectifs étrangers – résidents des colonies, ennemis de la révolution, ou ceux qui appartiennent à une autre nationalité ou «race».
Est-ce que Israël dégénère vers le fascisme ou commence à ressembler à un mauvais état ? Cette question n’est pas sérieuse; elle est même ridicule. Même si des accrocs à la liberté d’expression peuvent être vu ici et là, et même si l’ethnocentrisme juif se révèle être chaque jour plus brut et dégoûtant, ce n’est pas le fascisme et Israël n’est pas un plus mauvais état que par le passé.
Y avait-il moins d’attaques sur les non-Juifs innocents pendant la guerre de 1948 qu’aujourd’hui? L’assassinat horrible de 47 habitants de Kafr Qasem en 1956 a t-il eu lieu sous un gouvernement de droite? Les positions des communautés qui n’acceptent pas les Arabes sont-elles si différentes de celles des kibboutzim que depuis le début de la colonisation sioniste ont refusé d’accepter un seul arabe ?
Est-ce que la gauche sioniste qui a établi le pays et a été contraint par une décision de l’ONU d’accorder une citoyenneté égale aux Arabes conquis de 1948 n’a pas imposé sur eux pendant 18 ans un gouvernement militaire, ce qui a annulé l’égalité civique ? Peut-on comparer sérieusement les attaques sur le pluralisme libéral aujourd’hui à l’espace limité du pluralisme et de la tolérance sous David Ben Gourion dans les années 1950 ?
Est-ce que la colonisation sioniste de gauche, sur les hauteurs du Golan différe dans son principe de la colonisation de droite en Cisjordanie ? Est-ce que le Sgt. Elor Azaria, qui a tué un assaillant déjà blessé gisant sur le sol est vraiment différent d’Avraham Shalom, le chef du Mapai, du service de sécurité du Shin Bet qui a donné l’ordre de tuer de sang-froid deux Palestiniens blessés et calmes en 1984 dans l’affaire du bus 300 ?
Les contes de la gauche sioniste
Je n’ai pas de réponses claires à certaines de ces questions ou à beaucoup d’autres. Comme je l’ai dit, toute analogie dans l’histoire politique peut être nécessaire, mais en même temps est presque toujours insipide et imparfaite. La gauche sioniste va dire que nous devons juger les périodes de construction de la nation par celles dans lesquelles la nation est déjà établie, solide et stable. On peut le défendre.
Mais la gauche sioniste ne comprend pas que du point de vue de l’autre, le non-Juif, rien n’a changé en principe. L’entreprise sioniste était dès le départ une entreprise de colonisation ethnocentrique et exclusive. Depuis 130 ans, cette colonisation a été effectuée sans interruption (entre 1948 et 1967, elle a été réalisé à l’intérieur des frontières d’Israël et a été menée sous le slogan «judaïsation de la Galilée» ou «judaïsation du Néguev»).
Cela ne signifie pas que nous devrions juger moralement toutes les étapes du processus de colonisation de manière identique, mais nous pouvons comprendre le phénomène historique dans lequel nous existons seulement si nous le comprenons comme un processus continu. Pour parvenir à un compromis en 1967, il est essentiel de comprendre 1948.
Les raisons de la déroute de la gauche sioniste sont nombreuses et variées et il n’est pas possible d’en discuter ici. Je vais en mentionner quelques-unes.
La gauche sioniste n’a pas fondé sa colonisation seulement sur la nécessité tragique de l’histoire ; après que l’Europe et le nationalisme arabe nous ont recrachés et que les États-Unis ont verrouillé leurs portes, nous avions pas d’autre choix. Ce genre de revendication ne pouvait être un mythe national suffisant pour les ralliements. Donc, la gauche se fonde sur un livre théologique mythologique (qui a réuni des mensonges historiques sur un exil forcé de masse il y a 2000 ans ). Ceci a accordé la légitimité à la colonisation et à la dépossession.
Le sionisme a peut-être été nécessaire pour tuer Dieu, pour devenir un mouvement national actif, mais l’absence de possibilité de définir la laïcité juive l’a contraint à chaque fois à battre en retraite pour se cramponner à la tradition religieuse juive. C’est la raison pour laquelle il n’a jamais séparé la religion de l’Etat et a déposé entre les mains des rabbins tout le droit de la famille et les signes de l’identité collective.
En outre, le «droit historique» toucha plus la Vieille Ville de Jérusalem, Hébron et Jéricho que la zone étroite entre Ashkelon et Acre. Comment est-il possible de limiter tout d’un coup ce droit aux seules frontières de la ligne verte? Ici, entre autres, se trouvent les sources de la révolution historique décisive et la dérive de l’ancienne synthèse entre nationalisme et socialisme vers la combinaison gagnante du nationalisme et de la religion juive renouvelée et rafraîchie.
En fin de compte, les colons sionistes socialistes ne sont pas plus moraux que les colons de droite d’aujourd’hui portant kippa. Ils étaient beaucoup plus hypocrites et cette différence est importante. Si l’hypocrisie est de faire prendre le mal pour le bien, elle pourrait dans des conditions historiques spécifiques être un facteur de retenue. Aujourd’hui, il y a un sentiment que cette retenue est en train de disparaître. Le mal est représenté dans sa gloire publique complète et il ne reste qu’à l’accepter toujours plus.
Aujourd’hui, cette hypocrisie a été contrainte de battre en retraite à cause de la transparence, entre autres raisons. En 1948, les caméras ne pouvaient pas être trouvés dans les villages arabes que les habitants furent contraints de fuir. Nous ne disposons pas d’images ni pour le massacre de Deir Yassin ni pour l’acte du meurtre collectif à Kafr Qasem. Dans l’affaire du Bus 300 les caméras de journalistes étaient déjà présentes, mais le complexe Avraham Shalom ne les a pas pris en compte. Dans l’histoire d’Elor Azaria les caméras vidéo étaient présentes.
Aujourd’hui, elles sont présentes à presque chaque manifestation, chaque attaque terroriste, et presque à chaque acte d’injustice (les terroristes en Europe agissent afin de réaliser des images frappantes). Il est difficile de contredire les images avec des mots. Il ne reste plus qu’à se rendre et à accepter l’existence du mal.
S’il n’y a pas de danger de fascisme, la situation est-elle bonne pour autant ? Non. Nous sommes dans une situation dangereuse qui peut dégénérer par l’expulsion de certains des habitants des territoires, et même, face à la sérieuse résistance armée, en actes de massacre de masse.
Ce labyrinthe dans lequel Israël est tombé à partir de l’étape de la colonisation qui a commencé en 1967, semble conduire à une impasse. Il ne semble pas qu’une force politique existe qui puisse sauver la situation. Tout ce qui reste à espérer est que le monde va nous sauver de nous-mêmes.
Shlomo Sand, qui enseigne l’histoire à l’Université de Tel Aviv, est l’auteur de « L’invention du peuple juif. »
par Shlomo Sand. Publié dans Haaretz le 13 août 2016.
Traduction française GD.