Israël contre le judaïsme

Yakov Rabkin a choisi un titre plus « soft » pour son dernier livre : Comprendre l’État d’Israël. Idéologie, religion, société.

Mais le fond du propos est bien celui-ci. Beaucoup de juifs qui ont émigré vers l’Israël pensent que c’est le seul moyen de vivre leur judaïsme. Yakov est un juif religieux auteur d’un précédent ouvrage : Au nom de la Torah, une histoire de l’opposition juive au sionisme (2004). Lors de ma première conférence publique en 2002 sur la guerre israélo-palestinienne, j’avais eu cette intuition : « pour construire l’Israélien nouveau, il a fallu tuer le juif ». Un juif athée et un juif religieux arrivent à peu près à la même conclusion : la société israélienne a éradiqué l’histoire, la mémoire, les identités, les langues, les traditions et les valeurs du judaïsme. Quelque part cette société qui a dérivé vers le colonialisme et l’apartheid est tout sauf fidèle à la continuité juive. L’universitaire israélien Amnon Raz-Krakotzkin a bien saisi le paradoxe du sionisme fondé par des juifs athées ou agnostiques : « Dieu n’existe pas et il nous a promis cette terre ».

C’est pourquoi son compatriote Shlomo Sand dans son commentaire sur ce livre dit : « Celui qui voit dans le sionisme une continuation du judaïsme ferait bien de lire ce livre. Mais celui qui croit que l’État d’Israël est un État juif est obligé de le lire ».

La tradition juive contre le nationalisme ethnique et le racisme

On a souvent une idée fausse avec l’image du colon religieux maltraitant les Palestiniens et proclamant que « Dieu a donné cette terre au peuple juif ». Or l’abdication du pouvoir politique en cette terre promise par Dieu fait partie intégrante de la tradition juive qui a des liens organiques avec l’exil. C’est lui qui non seulement a assuré la survie des Juifs à travers les siècles mais constitue un concept judaïque fondamental. Pour les juifs que l’on surnomme souvent « ultra-orthodoxes », « l’exil sert d’hôpital à notre peuple. Il n’est pas concevable que nous prenions le contrôle de notre terre avant d’être guéris ». Dans le Talmud, Dieu enjoint les exilés de ne pas y rentrer en force et en masse. L’État d’Israël ne serait alors qu’une entrave sur le chemin de la rédemption messianique.

La question incontournable du sionisme

« L’Israélien ne perpétue pas le Juif, il le métamorphose ». La phrase est de Malraux. En effet, Yakov rappelle que le sionisme a des origines protestantes, d’où le fait que le sionisme chrétien constitue actuellement une force politique considérable. Pour les chrétiens sionistes, qui font une lecture littérale de la Bible, la concentration des juifs en terre promise accélèrerait le deuxième avènement du Christ. Certains de ces fondamentalistes prônent un isolement des populations arabes dans des réserves de type nord-américain.

Les fondateurs juifs du sionisme n’étaient pas croyants, mais ils ont récupéré un discours religieux.

Dès ses débuts, le mouvement sioniste vise à réaliser une colonisation européenne en Asie occidentale et son modèle, c’est ce qui s’est fait en Amérique du Nord ou en Australie. Là-bas, les colonies de peuplement ont réussi à déloger, déposséder ou massacrer les autochtones.

La « nationalité juive » n’est qu’une invention du 19e siècle. Yakov cite le grand philosophe Yeshayahou Leibowitz : « il y a une sorte de prostitution des valeurs du judaïsme qui consiste à se servir d’elles comme couverture pour satisfaire des pulsions et des intérêts nationalistes ».

Le sionisme a également inventé une nouvelle langue, l’hébreu, au détriment des langues juives, surtout le yiddish, jugées trop liées à l’exil. Cette utilisation/transformation de la langue religieuse en une langue vernaculaire est une offense pour de nombreux juifs orthodoxes et constitue une autre rupture avec la tradition juive. Cet attribut du nationalisme ethnique va de pair avec la fabrication du « nouvel homme hébreu » musclé et intrépide, ce qui est à l’antithèse de l’image du juif pieux.

Israël et le génocide

La mémoire du génocide est devenue le paravent derrière lequel les dirigeants israéliens se cachent en toute occasion pour justifier leur politique à l’égard des Palestiniens. Yakov rappelle que si ces dirigeants se servent de l’antisémitisme et du génocide, ils les ont bien peu combattus. Ils ont torpillé les tentatives d’offrir aux juifs fuyant le nazisme et plus tard aux survivants, tout abri ailleurs qu’en Palestine. Dès 1938, à la conférence d’Évian où la plupart des pays rechignent à accueillir les Juifs allemands et autrichiens, les sionistes demandent que la seule destination possible pour eux soit la Palestine mandataire. Pour les sionistes, l’important c’est la construction de l’État et pas la survie des individus. Yakov cite un de leurs dirigeants : « c’est par le sang que nous aurons un État ». C’est à cet objectif politique que sert l’accord avec les Nazis (signé en 1933) permettant, à l’encontre du boycottage économique alors en vigueur, l’exportation des biens allemands vers la Palestine, achetés avec les capitaux appartenant aux dizaines de milliers de Juifs allemands autorisés à partir.
Après la guerre, les survivants du génocide ont été diffamés en Israël, accusés « d’aller comme des brebis à l’abattoir ». Marek Edelman (commandant en second de l’insurrection du ghetto de Varsovie) et le Bund, parti révolutionnaire juif auquel il appartenait, ont été sciemment occultés parce qu’opposés au sionisme. Le livre d’Hannah Arendt « Eichmann à Jérusalem » a mis 37 ans pour être traduit en hébreu.

Juifs athées et juifs harédis

Si sur beaucoup de terrains, les critiques radicales du sionisme et de la politique israélienne formulées par les juifs athées et les juifs pieux se retrouvent, des différences importantes subsistent.

Yakov, né et éduqué à Leningrad, met en relief les contributions des juifs russes au sionisme sans dire que la déception qui a suivi l’espoir et l’adhésion à la révolution (avec le stalinisme et le retour de l’antisémitisme) a considérablement renforcé le sionisme. En esquissant l’engagement massif des Juifs russes contre le régime du tsar à partir de 1880, il signale que la tradition juive décourage le recours à la force contre les voisins non-juifs sauf des les cas d’autodéfense. Mais il ne parle pas de la lutte des classes. Or c’est la prolétarisation des juifs de l’empire tsariste et les pogroms organisés par le régime qui ont provoqué perte de religion et engagement révolutionnaire.

Yakov rappelle que la plupart des juifs, religieux ou athées, ont été étrangers ou hostiles au sionisme avant la Deuxième guerre mondiale. Le rabbin Kook (mort en 1935) était une exception en liant religion et terre, ce qui a permis à son fils de former des disciples devenus les fers de lance de la colonisation. L’auteur indique que les Loubavitchs, eux aussi, étaient hostiles au sionisme mais il manque des explications sur la transformation des Loubavitchs en avocats de la colonisation. Idem pour le parti religieux (séfarade) Shass, au départ non sioniste. De façon générale, le passage d’une majorité des religieux d’une position non sioniste ou antisioniste vers l’adhésion aux thèses nationalistes aurait mérité d’être longuement expliqué.

L’hostilité des harédis au recours à la force ne vise pas seulement l’armée israélienne actuelle. Yakov les a rencontrés et les a fait parler (en particulier le groupe Netourei Karta). Pour les harédis, la résistance armée au nazisme ou l’insurrection du ghetto de Varsovie n’ont pas de sens car ils voient le génocide comme une punition divine. Là bien sûr, le misérable athée que je suis ne peut pas accepter d’autant qu’une telle conception désarme complètement le nécessaire combat contre le fascisme et la barbarie.

Difficile aussi d’accepter la participation de rabbins antisionistes à la conférence de Téhéran organisée par Ahmadinedjad. Même s’ils ont parlé à Téhéran des membres de leur famille victimes du génocide, leur participation à une « conférence » au côté de Faurisson est un cadeau formidable fait aux propagandistes sionistes.

Comment on en est arrivé là

Yakov rappelle la religion de l’Etat qui s’est instaurée : « il n’y aura plus de Shoah parce que notre État saura nous protéger ». Il montre comment dès le départ, les sionistes prônaient la ségrégation sociale et politique; Herzl lui-même déclarait : « les Juifs constituent un élément étranger et destructeur pour les pays où ils habitent ». Un antisémite n’aurait pas dit mieux.

Yakov analyse les étapes de la création d’Israël, le départ prémédité de 800000 Palestiniens et leurs villages détruits. Il montre l’apparition d’un solide racisme contre les juifs arabes, accusés d’avoir la culture de l’ennemi. Il fait l’historique du courant religieux antisioniste qui persiste et refuse de reconnaître l’État d’Israël. Un rabbin de ce courant a été ministre dans le premier gouvernement palestinien après les accords d’Oslo.

À l’intérieur du sionisme, il n’y a pas vraiment de différence entre « gauche » et « droite ». Au niveau mondial, la droite soutient le sionisme parce qu’il incarne un modèle de colonialisme triomphant. Israël est devenu un État oppressif, un État d’apartheid, un pays à l’avant-garde de la « communauté internationale » telle que l’ont constituée les élites occidentales.

Tout ceci, les Palestinien-ne-s et les militant-e-s qui soutiennent les droits du peuple palestinien le savaient. Ce qu’ajoute avec brio Yakov Rabkin, c’est que l’entreprise sioniste et l’État d’Israël qui l’incarne constituent une rupture radicale avec ce que l’on a toujours entendu comme juif.

Pierre Stambul

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Comprendre l’Etat d’Israël. Idéologie, religion, société.

Yakov Rabkin, Montréal,

Écosociété, 2014, 270 pages

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