Islam, l’héritage colonial

« La politique musulmane de la France », par Jalila Sbaï[[ Jalila Sbaï, La politique musulmane de la France. Un projet chrétien pour l’islam ? 1911-1954 CNRS éditions, 2019 (préface d’Henry Laurens)]]

Les nouvelles attaques contre les femmes musulmanes portant le foulard, la réaffirmation d’un islam perçu comme un problème lors des propos d’Henri Peña-Ruiz sur le « droit d’être islamophobe » révèlent combien le rapport à l’islam demeure héritier d’une perception faite de méfiance et de volonté d’encadrement. Le livre de Jalila Sbaï, La politique musulmane de la France. Un projet chrétien pour l’islam ? permet d’éclaircir ce rapport en sondant l’histoire coloniale.

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La Grande Mosquée de Paris (édifiée en 1926)
La Grande Mosquée de Paris (édifiée en 1926)
Jean-Pierre Dalbera

Avec minutie, Jalila Sbaï, historienne et diplômée d’arabe nous livre le fruit de ses recherches sur la politique française menée au Maghreb et au Levant, où la religion fut au cœur de la méthodologie coloniale. Ce travail, issu de sa thèse soutenue en juin 2015 à l’École pratique des hautes études, sonne juste au point de faire écho aux politiques les plus récentes qui, en France, réduisent les Nord-Africains et leurs descendants français à leur seule dimension religieuse. Elle montre que la politique musulmane de la France prit très tôt la forme d’une instrumentalisation tout en se constituant comme un dispositif de contrôle des populations arabes.

Sous la IIIe République, intellectuels et politiques français rêvaient encore de la construction d’un empire universel. C’était alors auprès de la politique ottomane menée par le sultan Abdülhamid II (1842-1918) qu’ils cherchaient l’inspiration. « La capacité de mobilisation, écrit Jalila Sbaï, au nom de l’islam des confréries musulmanes et la résistance dont elles ont fait preuve à la conquête française développe l’intérêt pour le fonctionnement des institutions religieuses ottomanes, que des hommes politiques songent même à reproduire dans l’empire français. »

Une tradition centralisatrice commune à l’État républicain et à la hiérarchie ecclésiastique catholique traverse la politique française en la matière. Celle-ci s’est heurtée au caractère décentralisé de l’islam sunnite, qui permit à Paris d’envisager sa transformation. Jalila Sbaï rappelle que, dès 1902, le président du Conseil Émile Combes souhaitait définir une politique musulmane en adoptant « une ligne de conduite uniforme dans l’ensemble des territoires musulmans sous contrôle français et dans le reste du monde ». Une réforme de l’islam fut donc — déjà — envisagée par des personnalités occidentales et non musulmanes. Émile Combes n’hésita pas à préconiser la formation d’une Église musulmane dont les chefs spirituels constitueraient un clergé sous influence française.

CONTRE L’UNIFICATION DU MAGHREB

S’appuyant sur une riche collection d’archives, dûment analysées, dont certaines intégralement reproduites en annexe, le livre de Jalila Sbaï est un excellent outil permettant de mesurer le rapport qu’une France placée sous le régime de la séparation des Églises et de l’État depuis 1905 a entretenu avec le religieux, et singulièrement avec l’usage politique d’un islam vu au prisme d’un regard chrétien, dominant chez les hommes en charge de l’administration coloniale. Elle révèle qu’entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, les décideurs français rejetèrent une unification du Maghreb sous la houlette de l’Algérie, de crainte de voir cette région lui échapper comme ce fut le cas pour l’Angleterre en Afrique du Sud avec les Boers.

Elle nous apprend que le Code de l’indigénat et surtout le statut de « protégés » des travailleurs maghrébins installés à Paris et dans le département de la Seine pendant l’entre-deux-guerres, dérivent du corpus juridique de la dhimma1. Au début des années 1930, « (…) c’est le conseil municipal de Paris, dont le président est un fervent défenseur de la politique française en Algérie, qui impose le statut de dhimmi, à défaut du Code de l’indigénat, aux travailleurs maghrébins qui s’installent à Paris et dans le département de la Seine durant l’entre-deux-guerres ; statut de dhimmi, dans la mesure où les Français musulmans (sujets et protégés) ont un statut juridique et fiscal différent de celui des autres travailleurs de métropoles. » Les autorités françaises appliquèrent ainsi un statut apparenté à celui de dhimmi en métropole et sur des territoires sous souveraineté française qui ne l’adoptaient plus, voire ne l’avaient jamais mis en pratique, avant la conquête coloniale.

« UN PAPE MUSULMAN »

En juin 1911 fut créée la Commission interministérielle des affaires musulmanes (CIAM), en charge de la centralisation des informations sur le monde islamique et de l’élaboration d’une politique d’administration et de contrôle de l’empire musulman.

La CIAM fut très tôt confrontée à l’enjeu de l’assimilation-association. Le débat fut tranché en faveur de l’assimilation, en particulier en Algérie, défendue par Octave Depont, inspecteur général des communes mixtes : « L’assimilation que défend Octave Depont vise la destruction de la structure organique du mode de vie à la fois des Kabyles dans les campagnes et des arabophones/turcophones dans les villes, afin de lui substituer celle des communes françaises à usage exclusif des colons dont les indigènes seraient bénéficiaires par incidence », écrit l’autrice. Dans l’esprit des membres de la CIAM, note-t-elle, « l’assimilation passe par la destruction de l’identité composite des Kabyles (berbéro-musulmane), en lui refusant l’accès à l’arabe et à la culture religieuse musulmane pour restaurer son identité originelle, c’est-à-dire romaine et chrétienne. » Six ans après l’adoption de la loi de séparation des églises et de l’État de 1905, l’assimilation passa donc par une tentative de « réintégration » de populations indigènes jugées superficiellement islamisées dans une « civilisation chrétienne ».

En 1915, le maréchal Hubert Lyautey, catholique et opposé à la loi de 1905 soumit à la CIAM le projet de création d’un « califat occidental ». Le sultan du Maroc Moulay Youssef était le candidat désigné par la France, « pape » musulman opposable à un chérif de La Mecque échappant à l’influence française. S’appuyant sur les déclarations des chancelleries, Jalila Sbaï montre un contexte de compétitions des empires d’où émergent les inquiétudes françaises autour de la reconnaissance du chérif de La Mecque comme calife par les Anglais.

LA GRANDE MOSQUÉE DE PARIS, UNE VITRINE

Abandonnée pour cause de situation de guerre, la constitution d’un islam d’Occident laissa la place au projet d’un islam de France à la solde du pouvoir, et employant des personnalités musulmanes issues de l’empire, appelées à intervenir dans les relations diplomatiques avec la partie du monde musulman qui échappait à l’influence française. L’idée se concrétisa en 1916 avec l’envoi au Hedjaz d’une mission chargée d’assurer au chérif de La Mecque le soutien de la France dans sa lutte contre la domination ottomane, dans un contexte toujours marqué par la compétition entre Français et Britanniques. Cette mission était composée de personnalités musulmanes d’Afrique du Nord et d’Afrique occidentale et fut dirigée par Si Kaddour Ben Ghabrit. L’autrice retrace le parcours de cet homme formé à l’école arabo-française et à la médersa de Tlemcen, ancien consul général honoraire à Fès et directeur du protocole du sultan du Maroc. Choisi pour ses qualités de négociateur, celui qui fut surnommé « notre passe-partout » devint l’homme de la politique musulmane, autour duquel se développa l’idée de la fondation de la Mosquée de Paris.

Dès 1846 la commission des débats de la Société orientale posait la question d’un tel projet en des termes considérant l’assimilation et la civilisation des indigènes comme conditionnées par l’identité religieuse : « La reconnaissance de l’« autre » (plus tard algérien, tunisien, ou marocain, sénégalais, turc …) ne peut passer que par la reconnaissance de son identité religieuse qui, en retour, devient un obstacle à son intégration », écrit Jalila Sbaï . En 1919, Lyautey exprima limpidement un des enjeux de la construction de la Mosquée de Paris : « Je ne crois pas au danger d’une mosquée à Paris. Ce sera un édifice public facile à surveiller. »

Après que Si Kaddour Ben Ghabrit se fut chargé du recueil de fonds en Afrique du Nord, la Mosquée de Paris fut inaugurée le 15 juillet 1926 par le sultan Moulay Youssef et par Gaston Doumergue : « La Mosquée de Paris devient une vitrine de l’islam, avec son édifice religieux réservé à l’élite musulmane de passage à Paris, sa bibliothèque, son hammam, son hôtellerie, et l’Institut musulman. Elle symbolise une ambassade de l’islam de France, dont Ben Ghabrit est dorénavant l’ambassadeur. »

CONTRÔLER, SURVEILLER, PUNIR

La surveillance des musulmans via des institutions religieuses se doubla de celle exercée par les structures administratives. Jalila Sbaï détaille la constitution des Services des affaires indigènes nord-africaines (Saina), créés dans quelques villes françaises, puis généralisées à l’ensemble du territoire métropolitain en 1934. Les Saina eurent un rôle d’assistance et de recrutement de la main d’œuvre nord-africaine et s’insérèrent dans les affaires juridiques et religieuses, organisant le pèlerinage à La Mecque. Ils eurent surtout un rôle de contrôle, identifiant les conscrits rebelles, surveillant les cafés maures, délivrant des papiers d’identité et expulsant les indésirables hors des foyers. Jalila Sbaï montre que les écoles enseignant l’arabe firent, notamment en Algérie, l’objet d’une surveillance attentive, la langue arabe étant perçue comme un véhicule d’infiltration politique et religieuse. L’orientaliste catholique Louis Massignon n’en défendit pas moins un enseignement élitiste de l’arabe classique « dans le même esprit – précise l’autrice – qu’en ce qui concerne le grec ou le latin, c’est-à-dire un enseignement arabe destiné à l’élite musulmane bourgeoise occidentalisée, et non à la ‘‘plèbe’’. » Ainsi était favorisé l’inaccessibilité des masses à une langue classique permettant la circulation des idées d’un bout à l’autre du monde arabophone.

LE RÔLE CENTRAL DE ROBERT MONTAGNE

Jalila Sbaï insiste sur le rôle des personnalités catholiques dans la mise en œuvre d’un islam de France. Elle fait de Robert Montagne la figure la plus importante. Cet ancien officier de marine remarqué par Lyautey fut un brillant ethnologue arabisant et berbérisant ainsi qu’un énergique administrateur colonial : officier des affaires indigènes au Maroc, directeur de l’Institut français de Damas, membre du bureau politique de l’état-major en Afrique du Nord au début de la seconde guerre mondiale. Catholique, il fut un infatigable artisan de la politique musulmane française dans le monde arabe, jusqu’à sa mort en 1954.

Jalila Sbaï indique que les structures d’encadrement des Nord-Africains que Montagne mit en place en métropole avec Louis Massignon étaient fondées sur la doctrine sociale de l’Église. Tous deux participèrent à la fondation des Équipes sociales nord-africaines (ESNA), financées par des fonds privés catholiques et qui, à partir de 1933, s’appuyèrent sur des structures religieuses musulmanes, notamment les confréries, contre les oulémas réformistes et les nationalistes. La première ESNA fut fondée dans la banlieue de Lyon par Émile Janier, jeune catholique protégé de Montagne et familier des zaouias de Petite Kabylie. A une période où se développaient les mouvements nationalistes dans le monde arabo- musulman, Jalila Sbaï remarque que c’est toujours en termes religieux que furent interprétés les mouvements de résistance à la domination européenne en Afrique du Nord et au Levant, plus souvent identifiés au panislamisme qu’au nationalisme arabe.
Montagne fut le principal inspirateur et animateur du Centre des hautes études d’administration musulmane (Cheam) institué en 1936 afin de donner aux fonctionnaires se destinant à une carrière dans les colonies une formation standardisée sur le monde musulman. Rédacteur de multiples rapports sur l’état du monde arabe et musulman, il supervisa à partir de 1937 une enquête sur les grands courants d’opinion dans l’islam nord-africain et levantin. Il constitua enfin pendant la seconde guerre mondiale un dense réseau d’informateurs chargés de fournir des renseignements sur les nationalistes et les ulémas réformistes.

Le livre de Jalila Sbaï ouvre une multitude de questions nouvelles interrogeant le rapport de la France avec le monde arabo-musulman. C’est en enquêtrice du passé qu’elle analyse ce rapport, mais son mérite tient aussi au lien qu’elle permet d’établir avec le présent. Sans jamais sombrer dans l’anachronisme, elle laisse apparaître les empreintes que la dialectique religieuse coloniale a laissé sur le rapport avec l’islam et les musulmans, jusqu’à nos jours.

[JULIEN LACASSAGNE
Professeur d’histoire et géographie au lycée international Alexandre Dumas à Alger. Il prépare actuellement un livre sur la… (suite)
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