L’historien israélien Shlomo Sand revient pour MEE sur l’adoption par Israël de la « loi sur l’État-nation », qui fait glisser l’État israélien d’un État pour les juifs vers un État juif
« État juif ». Dès les origines du sionisme, l’expression était ambiguë. En intitulant son livre Der Judenstaat, le fondateur du sionisme, Theodor Herzl, entendait-il « l’État des Juifs » ou « l’État juif » ? Un État qui pourrait devenir l’État de chaque juif du monde ou un État qui plongerait ses racines dans le judaïsme ?
À cette question qui traverse toutes les institutions israéliennes, la loi fondamentale adoptée ce 19 juillet semble enfin répondre. Celle-ci entre dans la catégorie des lois fondamentales qui constituent le socle constitutionnel en Israël. Désormais, l’État d’Israël est non seulement l’État des juifs, mais également un État juif.
En dix points, cette loi dessine un régime politique où le caractère juif de l’État l’emporte désormais sur la démocratie. La loi énonce, entre autres, qu’Israël est la patrie historique du peuple juif, que la capitale d’Israël est le grand Jérusalem réunifié, que la langue officielle est l’hébreu et qu’Israël encouragera la colonisation juive.
Or, vivent en Israël environ 1,6 million de citoyens non juifs, arabes de nationalité et israéliens de citoyenneté, Israël distinguant en effet nationalité et citoyenneté. Si la déclaration d’indépendance israélienne de 1948 pose que l’État « assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe », c’est bien une vision ethniciste que vient entériner cette loi fondamentale.
Le président Reuven Rivlin s’est d’ailleurs publiquement inquiété de cette nouvelle loi, tout comme les députés palestiniens arabes, qui y voient la juridicisation d’une citoyenneté de seconde classe et une rupture d’égalité de jure et de facto. L’historien israélien Shlomo Sand, auteur notamment de Comment le peuple juif fut inventé, explique qu’il s’agit en réalité d’une continuité du sionisme.
Middle East Eye : Pourquoi cette loi fondamentale a-t-elle été adoptée maintenant ?
Shlomo Sand : Je dirais, plutôt que « maintenant », pourquoi à notre époque ? Ce n’est pas la date de 2018 qui compte, ni même les années antérieures. Il faut plutôt remonter aux cinquante dernières années.
Cette loi a été adoptée pour institutionnaliser la différence de fait qui existe entre Palestiniens et Israéliens, entre Arabes et juifs, surtout à cause de cette menace démographique
Nous savons désormais qu’il n’y aura pas d’État palestinien dans les frontières de 1967. L’idée prévaut en Israël qu’il ne faut pas entrer dans un processus de compromis avec les Palestiniens. Cette idée est renforcée par le soutien inconditionnel de Donald Trump au gouvernement de Netanyahou.
Face à ce qui est perçu comme la vraie menace, la menace démographique que constituent les 5 millions de Palestiniens qui vivent dans les territoires occupés et à Gaza, Israël a souhaité consolider constitutionnellement les bases juives de l’État.
D’un côté, Israël ne veut pas libérer et « se » libérer des territoires occupés. Il ne le veut pas et n’y est pas obligé. Mais il refuse d’accorder aux Palestiniens sous occupation la citoyenneté israélienne, car cela changerait complètement les rapports démographiques, donc politiques, en Israël.
Cette loi a été adoptée pour institutionnaliser la différence de fait qui existe entre Palestiniens et Israéliens, entre Arabes et juifs, surtout à cause de cette menace démographique.
La base de cette loi traduit, au fond, une fragilité de l’État d’Israël. D’abord parce que cet État n’est pas certain d’être juif. Selon moi, il n’y a pas de culture juive laïque, même s’il existe une culture israélienne. Pour se défendre de cette symbiose avec le monde environnant, Israël a voulu bâtir un mur institutionnel qui est censé défendre l’identité juive.
MEE : Cette loi fondamentale entérine donc un état de fait ?
SS : Il n’y pas de choses nouvelles dans cette loi. Ou presque. La seule chose innovante avait été le principe de « communautés juives », réservées aux juifs. Mais cette disposition a été abandonnée car le gouvernement israélien a compris qu’elle allait braquer de façon trop frontale l’Europe. Or, Israël a toujours besoin de l’Europe d’un point de vue économique.
L’esprit de cette loi est donc simplement la confirmation d’une réalité existante, sans grande nouveauté. Même si la loi a évidemment un ton déplaisant, elle entérine un état de fait.
Par exemple, la langue arabe n’est plus considérée comme une langue officielle. Mais cette langue était dans les faits une langue discriminée. Jamais un député palestinien de citoyenneté israélienne n’a pu par exemple, à ma connaissance, s’exprimer en arabe au sein de la Knesset.
Cette loi s’inscrit dans la tradition sioniste, qui a toujours été ethnocentriste
Cette loi s’inscrit donc dans la tradition sioniste, qui a toujours été ethnocentriste. Cette loi ne définit pas l’État comme une démocratie israélienne, où des Palestiniens seraient citoyens à part entière, avec une approche inclusive, mais comme un État juif.
Cette loi suppose donc que cet État n’appartient pas à ses citoyens et que certains d’entre eux ne peuvent donc pas s’identifier avec lui. Or, un État est aussi un objet d’identité et d’identification. Avec cette loi, tout ce qui était déjà là en terme d’inégalité entre les citoyens devient clair et officiel. Un peu plus clair dirais-je. Cet État appartient donc à tous les juifs du monde mais pas aux citoyens arabes.
MEE : Donc cette loi ne constitue pas une rupture avec l’idéologie sioniste qui a construit l’État d’Israël, mais demeure dans sa continuité ?
SS : Effectivement. En 1917, la déclaration de Balfour a permis la création d’un « foyer national juif ». À l’époque, se trouvaient en Palestine 700 000 Arabes et 70 000 juifs. La moitié de ces juifs étaient orthodoxes, donc antisionistes. Comment, à partir de seulement 35 000 juifs sionistes, est-on parvenu à bâtir une société sioniste ? À partir d’une politique ethnocentriste de purification.
Si le sionisme n’avait pas été ethnocentriste et purificateur, il n’y aurait pas eu la possibilité de créer une société israélienne. L’État ne pouvait qu’être raciste
Le projet sioniste ne supposait pas l’idée d’englober les indigènes. Toutes les colonies bâties à partir de 1917 étaient uniquement réservées aux juifs. Jamais aucun village, aucune ville n’a été construit pour faire vivre juifs et Arabes ensemble. Si le sionisme n’avait pas été ethnocentriste et purificateur, il n’y aurait pas eu la possibilité de créer une société israélienne. L’État ne pouvait qu’être raciste.
MEE : Est-ce que le terme d’ethno-démocratie pourrait qualifier l’État d’Israël ?
SS : Israël ne peut pas être une démocratie si on s’en tient à la définition du terme, c’est à dire un État qui appartient à ses citoyens.
En revanche, on peut dire qu’Israël est un pays relativement libéral. Il y a une pluralité politique, des droits civiques aussi, la liberté d’expression puisque, moi-même, avec mes positions, j’ai pu travailler pendant plus de 32 ans à l’Université de Tel Aviv. Cela montre que ce n’est pas un régime dictatorial, tyrannique ou fasciste.
Israël compte 21 % de citoyens israéliens palestiniens. Ils ont des droits politiques, ils peuvent voter. Mais ils sont mécontents de cette loi. Forcément, puisque l’État se définit face à eux comme un État juif. Israël est une ethnocratie libérale, pas une démocratie.
MEE : L’écrivain israélien Avraham Yehoshua parle, à propos de cette loi, d’« apartheid léger ». Cela vous semble-t-il juste ?
SS : Il y a un apartheid dur dans les territoires occupés, dans lesquels vit une population sans aucun droit, ni civique, ni politique, ni syndical. Mais à l’intérieur même d’Israël, j’accepte ce terme d’apartheid léger, même si je ne comprends pas tout à fait ce qu’il recoupe.
Israël est une ethnocratie libérale, pas une démocratie
Il y a plutôt, dirais-je, une politique de ségrégation. Les palestiniens de citoyenneté israélienne votent, peuvent s’organiser dans des partis politiques, peuvent s’exprimer. Mais cette ségrégation est permanente.
MEE : Cette loi comprend dix points, comme un nouveau Décalogue. Cette évocation des lois du judaïsme est-elle volontaire ?
SS : (Sourire) Je n’avais pas pensé à cela. Vous savez, Netanyahou est un trouillard. Ce n’est pas lui qui a initié tout cela. Il a fait cela pour garder sa coalition, pour donner des gages à son extrême droite. Le plus important pour lui est de rester au pouvoir.
MEE : Le fait que Jérusalem « unifiée » soit déclarée à nouveau capitale de l’État d’Israël ne s’oppose-t-il pas au droit international ?
SS : Dès 1967, Jérusalem-Est a été annexée. Tous les partis israéliens ont voté pour cette annexion, à l’exception des communistes [la loi fondamentale dite de Jérusalem, adoptée le 30 juillet 1980 par la Knesset, proclame Jérusalem « une et indivisible » comme la capitale de l’État d’Israël. Cette décision fut condamnée par les Résolutions 476 et 478 du Conseil de sécurité des Nations unies]. Ce n’est donc pas une nouveauté. Le gouvernement d’Israël l’inscrit à nouveau dans une loi fondamentale car il a le soutien inconditionnel de Donald Trump.
MEE : Le ministre de l’Éducation, Naftali Bennett, rival de Benyamin Netanyahou, a appelé, comme d’autres officiels israéliens, à ménager la minorité druze. Il pourrait appeler à amender cette loi fondamentale pour cette raison.. Que pensez-vous de cet appel ?
SS : Deux axes structurent l’État israélien : l’ethnocentrisme pur et dur d’une part et le rôle fondamentale de l’armée d’autre part. Or les Druzes, contrairement aux Palestiniens israéliens, effectuent leur service militaire. L’armée compte de nombreux hauts officiers druzes. On a pu constater un mécontentement de cette communauté après l’adoption de cette loi. Bennett a traduit un malaise face à cette situation.
Benyamin Netanyahou a répondu par l’idée d’offrir plus de subventions à la communauté arabe druze afin d’éteindre toute opposition. Mais cela confirme que même si ces citoyens non juifs acceptent de risquer leur vie dans la guerre, l’État ne leur appartient pas et ne les reconnait pas pleinement comme citoyens.
MEE : Comment envisager le rôle de la Cour suprême israélienne ? Pourrait-elle atténuer la portée de cette loi par son travail d’interprétation et de jurisprudence, même si une loi récente limite les possibilités de la Cour suprême de déclarer anticonstitutionnelle une loi votée par le Parlement ?
SS : L’action de la Cour Suprême sera désormais beaucoup plus limitée. La tradition libérale de la société israélienne tient au travail qu’avait effectué cette Cour suprême. Elle avait ainsi fait parfois un grand effort pour conserver et défendre cette tradition et les droits de l’homme. Cette structure juridique de l’État a toujours été plus libérale que les gouvernements ou les autres structures étatiques. Cela ne s’était pas passé sans conflit d’ailleurs.
Le peuple juif n’a jamais été un peuple race. Il y a un peuple israélien, il n’y a pas de peuple juif
Cependant, jamais cette Cour n’a remis en question le fait que l’État ne puisse pas être à la fois un État juif et un État démocratique. Mais l’État peut être un État israélien et démocratique. Il y a là une grande différence.
MEE : Selon certains observateurs, il semble que le soutien de Benyamin Netanyahou aux partis religieux orthodoxes crée une tension avec la diaspora juive américaine, réputée plus libérale sur les questions de la loi religieuse juive. Qu’en pensez-vous ?
SS : Cela est difficile à évaluer. Dans la communauté juive américaine, il y a des courants contradictoires. Mais désormais, elle se divise sur un point, une partie est pro-Trump, l’autre est anti-Trump. Une chose est certaine : Israël ne peut pas devenir un pays anti-libéral, tyrannique, car ces juifs américains ne l’accepteront pas.
Cette définition très ethnocentriste d’Israël renvoie cette communauté juive américaine à ses propres interrogations : sont-ils américains ou sont-ils juifs ? Pour eux, il est aussi important d’avoir deux États, l’un américain, l’autre israélien. Comme une assurance contre une recrudescence possible de l’antisémitisme.
MEE : Cette loi fondamentale ne risque-t-elle pas aussi de peser sur l’équilibre toujours précaire entre laïcs et religieux, à l’intérieur même de la société israélienne ?
SS : Cela peut se voir effectivement au niveau du jeu des partis, des alliances où les petits partis religieux peuvent faire tomber ou pas Benyamin Netanyahou. Mais dans la pratique, le courant laïc en Israël est faible car on ne peut définir la judéité sans sa dimension religieuse. Il n’existe pas de définition laïque d’un juif. Mais il existe une définition laïque, car politique, de l’Israélien.
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Pour définir ce qu’est être juif, deux moyens sont possibles : la définition religieuse qui suppose d’avoir une mère juive. Et la seconde voie, folle et perverse, dans laquelle certains se sont engagés : la recherche d’un ADN juif. Le jour où on décidera ainsi qui est juif ou pas, je cesserai d’écrire. Le peuple juif n’a jamais été un peuple race. Il y a un peuple israélien, il n’y a pas de peuple juif.
MEE : Existe-t-il une autre identité en Israël, une « israélinité » indépendante de toute définition ethnique ?
SS : Le sionisme a réussi à créer un nouveau peuple et le paradoxe est qu’il ne veut pas le reconnaître. Il le refuse car ce peuple israélien est trop petit par rapport à la force mondiale du judaïsme. Ce peuple est judéo-israélien, mais ce n’est pas un peuple juif. Ce peuple comprend les Palestiniens israéliens qui parlent aussi bien arabe qu’hébreu, il suffit de se promener à Haïfa ou en Galilée.
MEE : L’hypothèse de deux États, présentée comme solution, est-elle encore viable ?
SS : Je ne prophétise que sur le passé. Mais je ne crois pas que l’option de deux États existe encore car aucun leader israélien ne pourrait renoncer à Hébron – al-Khalil en arabe –, y démanteler les installations juives. Même [l’ancien Premier ministre israélien, prix Nobel de la paix Yitzhak] Rabin n’aurait pas pu le faire. Aucun leader ne pourrait renoncer à al-Aqsa, ou mont du Temple.
Il existe d’autres raisons pour lesquelles Israël ne se retirera pas des territoires occupés. L’une des raisons fondamentales est la crainte d’un irrédentisme palestinien
Ce sont là, pourtant, des points fondamentaux pour les Palestiniens. Ils ont pu se montrer souples sur le droit au retour des exilés palestiniens, mais ils ne le seront pas sur ces deux points, car trop symboliques.
J’ajouterai qu’il existe d’autres raisons pour lesquelles Israël ne se retirera pas des territoires occupés. L’une des raisons fondamentales est la crainte d’un irrédentisme palestinien. Imaginez un État palestinien national dans les frontières de 1967. Cette hypothèse accomplie peut créer cet irrédentisme, dans les communautés palestiniennes de Galilée par exemple.
Cette hypothèse, Israël ne peut l’accepter. Je sais que je suis très pessimiste. Six cent mille juifs israéliens, soit 10 % de la population, vivent dans les territoires occupés. L’apartheid qui y règne va gagner Israël en raison de la conflictualité grandissante avec les Palestiniens israéliens.
Si j’ai dit qu’il n’y a pas d’apartheid à l’intérieur d’Israël, cela ne signifie pas qu’il ne pourra pas y en avoir un. Justement en raison de cette conflictualité. Et si cet apartheid ne déborde pas des territoires occupés vers Israël, l’autre hypothèse serait l’expulsion des Palestiniens israéliens. Mais pour cela, il faudrait au préalable le déclenchement d’une guerre. Là s’arrête ma capacité à prévoir ce qui arrivera.
MEE : Comment observez-vous le débat qui monte en France sur l’antisionisme, ou même la critique de la politique de l’État israélien, qui serait une forme nouvelle d’antisémitisme ?
SS : Emmanuel Macron a pu faire cet amalgame. J’avais répondu que cela était bête. Evidemment, je suis certain que dans un certain courant antisioniste, il y a aussi de l’antisémitisme. Je suis encore plus certain que dans un certain philosémitisme, il y a tout autant de l’antisémitisme. Il suffit de regarder vers certains États de l’Europe de l’Est.
Je souris car je me dis que je connais à Brooklyn tellement de juifs orthodoxes antisionistes et qui évidemment, ne sont pas antisémites. Pour ma part, je suis antisioniste, ou plutôt post-sioniste, mais je ne suis évidemment pas antisémite.
Le sionisme est né de l’antisémitisme. Et, hélas, le sionisme a intégré un certain racisme antisémite dans la définition du judaïsme. Cela est tragique à dire.
MEE : Que voulez-vous dire par post-sionisme, expression que reprend aussi l’ancien président de la Knesset, Avraham Burg ?
SS : Je n’ai jamais été sioniste, contrairement à mon ami Avraham Burg. Mais je fais attention à ces mots car certains voient dans l’antisionisme le refus du droit des Israéliens à l’auto-détermination. Si antisionisme signifie l’abolition de l’État d’Israël, alors je ne suis pas antisioniste. Même si ce pays est né d’une colonisation raciste – et cela, je le dis souvent –, un enfant né d’un viol a le droit de vivre, lui aussi.
Le sionisme est né de l’antisémitisme. Et, hélas, le sionisme a intégré un certain racisme antisémite dans la définition du judaïsme. Cela est tragique à dire
Politiquement, j’estime que la seule solution est qu’Israël se retire de tous les territoires occupés. Pour cela, le mouvement BDS peut aider. C’est le seul espoir pour Israël. Mais je refuse que les sanctions ou le boycott se donnent pour objectif de changer le régime israélien ; cela est l’affaire des seuls citoyens israéliens, juifs et arabes.