Interview : Omar Barghouti, l’homme à la base du mouvement BDS

16 juin | Rami Younis pour +972 |Omar Barghouti , Traduction Jean-Marie Flémal pour la Plate-forme Charleroi-Palestine.

A mesure que le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions prend de l’ampleur, son cofondateur, Omar Barghouti, est devenu une cible de diabolisation, pour Israël. Rami Younis, de +972, s’est assis un moment avec Barghouti pour une discussion des plus intéressantes sur les objectifs des BDS, sur leurs récents succès et sur les accusations de plus en plus fréquentes prétendant que le mouvement de boycott est une manifestation d’antisémitisme.

(Cet article est d’abord paru en arabe sur Bokra)

Omar Barghouti est l’un des noms les plus honnis actuellement dans les cercles pro-israéliens et les cercles gouvernementaux israéliens. Des responsables politiques ont qualifié ce militant palestinien des droits de l’homme et dirigeant du mouvement BDS –qu’il a cofondé voici dix ans et qu’il dirige actuellement – de menace pour l’État d’Israël. Une menace dans quelle mesure ? Eh bien, la semaine dernière, précisément, le quotidien le plus vendu d’Israël, Yedioth Ahronot, a publié tout un article à la une sur cet homme, le surnommant même « Omar l’explosif ». Et, si lui et son mouvement de boycott suscitent de tels accès de panique chez les responsables sionistes et dans leurs médias, on ne peut que présumer qu’il agit à très bon escient.

« Est-ce l’époque de la Renaissance, pour les BDS ? », lui demandai-je lors d’un appel téléphonique. Il rit et me dit que bien des choses doivent encore venir.

Pourtant, Barghouti, 51 ans, refuse de répondre à ses accusateurs — il poursuit le boycott des médias israéliens. Il a accepté de participer à cette interview particulière en raison de mon identité palestinienne et à condition qu’elle serait d’abord publiée en arabe sur le site palestinien « Bokra » – bien qu’elle soit également publiée en anglais ici, sur +972 Magazine, et en hébreu, sur Local Call, dont je suis l’un des blogueurs.

Un antisionisme trilingue uni dans sa plus belle expression, dois-je ajouter.

Barghouti explique son choix de ne pas adresser la parole aux médias israéliens, ainsi que la logique qui sous-tend l’appel plus général aux boycott, désinvestissement et sanctions contre Israël dans l’ensemble : « Dans toute autre situation d’oppression prolongée, les groupements des droits de l’homme réclament des mesures punitives contre l’État et ses institutions, et pas simplement contre une étroite composante de l’État directement impliqué dans l’injustice en cours. Personne n’a appelé au boycott des produits des sociétés soudanaises produisant au Darfour, suite aux crimes de guerre commis là-bas par le régime soudanais. C’est le Soudan dans sa totalité qui a été visé. »

« Comme l’a dit un jour l’archevêque Desmond Tutu, Israël a été mis sur un piédestal, en Occident, et il a été traité comme s’il était au-dessus des lois internationales. Les BDS cherchent à mettre un terme à cet exceptionnalisme israélien et à cette impunité dans le crime. Israël doit être traité comme tout autre pays qui commet des crimes du même acabit. »

Le mouvement BDS a été lancé le 9 juillet 2005, lorsqu’une large alliance de plus de 170 partis politiques, syndicats, réseaux de réfugiés, ONG et associations citoyennes de Palestine ont publié un appel ouvert au boycott, adressé aux organisations internationales de la société civile et aux gens dotés de conscience.

Il appelait à « imposer d’importants boycotts et appliquer des initiatives de désinvestissement contre Israël, similairement aux mesures appliquées à l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid », explique Barghouti. « Aujourd’hui, le mouvement BDS international est dirigé par la plus importante coalition de la société palestinienne, le Comité national BDS (BNC). »

Le mouvement BDS réclame : la fin de l’occupation par Israël des territoires palestiniens et arabes depuis 1967, y compris le démantèlement du mur et des colonies : la fin du système israélien de discrimination raciale à l’égard de ses citoyens palestiniens ; le respect du droit fondamental, avalisé par les Nations unies, des réfugiés palestiniens à regagner leurs foyers.

« Ces trois droits fondamentaux correspondent aux trois principales composantes du peuple palestinien : ceux de la bande de Gaza et de Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est ; ceux du territoire de 1948 qui vivent sous l’apartheid israélien, et ceux qui sont en exil », déclare Barghouti. Il insiste sur le fait que, quelle que soit la dimension que prendra la solution au conflit, elle devra s’appuyer sur ces principes.

L’instrument que les 170 organisations de la société civile palestinienne ont choisi dans leur lutte pour revendiquer ces droits et pour combattre l’occupation israélienne s’appuie entièrement sur un discours des droits de l’homme et sur l’action non violente – par opposition à la violence de l’occupation même. Pour cette raison au moins, il importe d’entendre et de comprendre ce que Barghouti a à nous dire.

Q. Vous avez connu bien des succès dans votre campagne, dernièrement. Deux exemples : Lauryn Hill annulant son spectacle en Israël et Orange menaçant de retirer sa marque du pays. De quels autres succès pouvez-vous parler et qui n’ont pas bénéficié d’autant d’attention des médias ?

« L’énorme fonds de pension hollandais, PGGM, dont les investissements internationaux avoisinent les 200 milliards de USD, a décidé l’an dernier de désinvestir des cinq principales banques israéliennes en raison de leur implication dans le financement de l’occupation.

« Cela a été suivi par la décision de l’Église presbytérienne américaine de désinvestir de Caterpillar, HP et Motorola Solutions à cause de leur complicité dans l’occupation, et du désinvestissement de Bill Gates de G4S, la plus importante société de sécurité dans le monde et qui est impliquée dans les crimes israéliens contre le peuple palestinien. Les BDS parviennent à révéler la toxicité de la ’marque’ Israël. »

Q. Certains activistes BDS choisissent de boycotter complètement Israël et pas uniquement les sociétés ou les institutions qui tirent directement profit de l’occupation. Pourquoi ?

« La distinction artificielle et indéfendable entre Israël et ’l’occupation’ est politique et idéologique ; elle ne s’appuie pas sur des considérations pratiques, juridiques ou morales. C’est Israël que le droit international considère comme la puissance occupante et, par conséquent, il est la partie responsable de la construction et de la maintenance non seulement des implantations coloniales, mais aussi de tout le régime d’occupation.

« Israël est également responsable de ce que même le ministère américain des Affaires étrangères a critiqué en tant que discrimination institutionnelle, juridique et sociétale à l’égard des citoyens palestiniens d’Israël, et un tel système correspond à la définition de l’apartheid telle que l’entend l’ONU. »

« Mais l’injustice la plus profonde de la part d’Israël, affirme Barghouti, réside dans le refus du droit au retour des réfugiés palestiniens. Ces réfugiés, déracinés et dépossédés en 1948, constituent 68 pour 100 du peuple palestinien. Eux aussi méritent l’égalité des droits de l’homme », insiste-t-il.

Q. Une accusation habituelle contre la campagne internationale de BDS est qu’elle se nourrit de l’antisémitisme. Que répondez-vous à cela ?

« BDS est un mouvement non violent des droits de l’homme et qui recherche la liberté, la justice et l’égalité pour le peuple palestinien. Il s’appuie sur le droit international et sur les principes universels des droits de l’homme. En tant que tel, BDS a toujours rejeté catégoriquement toutes les formes de discrimination et de racisme, y compris l’antisémitisme, ainsi que les innombrables lois racistes en Israël.

« Notre combat non violent n’a jamais été contre les Juifs ou les Israéliens en tant que Juifs, mais contre un régime injuste qui asservit notre peuple par le biais de l’occupation, de l’apartheid et de la négation des droit des réfugiés tels que définis par l’ONU. Nous sommes fiers du nombre disproportionnellement élevé d’activistes juifs au sein du mouvement BDS, particulièrement aux États-Unis.

« Faire l’amalgame entre les boycotts honorés par le temps et s’appuyant sur les droits de l’homme, contre les violations par Israël du droit international, et le racisme anti-juif est non seulement incorrect, mais c’est également une tentative raciste de mettre tous les Juifs dans le même sac et de les impliquer dans les crimes d’Israël contre les Palestiniens.

« L’accusation de racisme lancée par Israël contre le mouvement BDS, c’est comme si le Ku Klux Klan avait accusé Martin Luther King Jr. et Rosa Parks de racisme ! C’est vraiment de la propagande flagrante ! »

Q. Comment identifiez-vous un individu, une organisation ou une quelconque identité à cibler ? Et, une fois que vous les avez identifiés, comment procédez-vous, dès cet instant ?

« Les trois critères généraux recommandés par le BNC palestinien dans le choix des cibles stratégiques sont : primo, le degré de complicité – concentrer son attention sur les sociétés et produits qui sont le plus clairement et directement impliqués dans les violations des droits de l’homme par Israël et les plus aisés à expliquer à un large public.

« Secundo, la possibilité d’alliances entre mouvements : donner la priorité aux sociétés ou produits qui rendent possible la création de larges alliances de luttes conjointes. Par exemple, la campagne visant à faire cesser les contacts avec la société israélienne de l’eau, Mekorot, engage un large éventail de campagnes pour l’environnement et contre la privatisation.

« Et, tertio, le potentiel de succès : une campagne BDS devrait avoir une chance réaliste de succès, en sus d’accroître simplement la conscientisation, en étant par exemple à même de persuader une société ou institution internationale de cesser de soutenir une société israélienne. »

Il y a quelques mois, j’ai assisté à une discussion publique de Barghouti face à 400 citoyens palestiniens d’Israël, dans la ville d’Ara’ra. Avant de commencer, j’ai demandé aux membres de l’audience de lever la main s’ils avaient déjà entendu parler du mouvement BDS. Vingt personnes seulement l’ont fait. J’ai regardé Barghouti : il souriait. Il savait ce que j’allais demander. Ici, je me souviens bien de lui à ce moment-là. (Note préalable : les termes « région de 1948 » et « Palestiniens de 1948 » font référence à la zone située à l’intérieur des frontières d’Israël d’avant 1967 et aux citoyens palestiniens d’Israël.)

« Les accords d’Oslo ont privé les Palestiniens de la région de 1948 de leurs droits de représentation, ce qui a provoqué une sérieuse rupture », explique-t-il. « Au contraire, le mouvement BDS insiste sur le droit de tous les Palestiniens d’exercer l’autodétermination en tant que peuple unifié et, en tant que tel, insiste sur les droits de tous les Palestiniens, y compris les Palestiniens de 1948. D’importants groupes au sein de 1948 ont participé au lancement des BDS en 2005, mais le mouvement n’en a pas fait assez pour accroître la conscience là-bas.

« De même, la lutte pour décoloniser nos esprits est une lutte qui monte dans la région de 1948, du fait que le processus d’« israélisation », ou colonisation de nos esprits, s’est fortement implanté au cours des sept dernières décennies. Une partie essentielle de ce que fait le mouvement BDS, c’est d’écarter le désespoir et d’alimenter l’espoir et la conviction que nous, les opprimés, sommes capables de mettre un terme à l’oppression. »

Q. De plus en plus de sociétés sont susceptibles de quitter Israël au cours des prochaines années suite aux efforts des BDS et ce serait un succès pour le mouvement. Cependant, que dites-vous aux citoyens palestiniens en Israël qui pourraient être confrontés à des licenciements ou à d’autres conséquences économiques suite au fait que des sociétés multinationales quitteraient le marché israélien ?

« C’est le régime israélien d’oppression, et non la résistance à l’occupation et à l’apartheid, qui est responsable de ceci et de toute autre conséquence de cette résistance à l’oppression.

« Ceux qui prétendent que les BDS font du tort aux Palestiniens n’expriment pas seulement des idées non fondées et sans éthique, incapables de comprendre comment la résistance coûte toujours cher au début, mais ils se montrent également condescendants en disant aux Palestiniens qu’ils comprennent mieux nos intérêts que nous ne les comprenons nous-mêmes. Nous rejetons complètement cette attitude colonialiste. Rien ne blesse autant le peuple palestinien, que ce soit en 1948, en 1967 ou en exil, que ne l’a fait l’oppression raciste et coloniale de la part d’Israël. »

Q. En tant que citoyen palestinien d’Israël qui ne peut soutenir publiquement les BDS en raison de lois restrictives, je pense que je ne puis rallier réellement votre mouvement populaire non violent. Comment les activistes locaux peuvent-ils toujours vous soutenir ?

« C’est un malentendu à propos de la loi israélienne anti-BDS, une loi draconienne et antidémocratique. Aussi mauvaise soit-elle, cette loi n’empêche pas en fait le soutien aux BDS. Elle rend uniquement illégal le fait de soutenir publiquement le boycott contre Israël ou l’une ou l’autre des institutions du pays. Tout citoyen juif ou palestinien d’Israël qui souhaite soutenir le mouvement BDS peut déclarer publiquement son soutien sans violer la loi – pour autant qu’il ou elle ne lance pas directement un appel au boycott.

(Note du rédacteur en chef : La loi israélienne contre le boycott ne criminalise pas l’appel au boycott d’Israël et de ses institutions, mais elle permet aux citoyens individuels de poursuivre pour dommages financiers toute personne qui lance un tel appel public.)

« Il existe diverses façons de contourner cette loi répressive. Par exemple, je puis expliquer pourquoi la Société X est complice de violations du droit international et dire ensuite : ’Moi-même, je boycotte les produits de cette société mais, en raison de la loi répressive contre le boycott, je n’ai pas le droit de vous inviter à la boycotter aussi.’ De cette façon, je lance un appel indirect au boycott sans enfreindre la loi.

« Mais, en fin de compte, nous avons besoin d’une désobéissance civile largement répandue contre cette loi et toutes les autres lois draconiennes d’Israël, comme cela a été le cas au sein du mouvement américain pour les droits civiques et du mouvement anti-apartheid sud-africain. On ne devrait jamais obéir à des lois contraires à l’éthique et injustes. Les gens dotés d’une conscience devraient désobéir cottectivement et activement à ces lois et, finalement, les rejeter. »

Q. Un autre succès récent de la campagne BDS qui a fait les gros titres en Israël et dans le monde entier n’a pas été organisé – et c’est surprenant – par Barghouti et le BNC, mais par l’Autorité palestinienne. En tant que membre de la FIFA, la Fédération palestinienne de football association a été en mesure de menacer Israël d’expulsion des tournois sportifs internationaux et l’a finalement forcé à modifier sa politique concernant le football palestinien. Je voudrais comprendre comment Barghouti ressent la chose – ainsi que l’Autorité palestinienne elle-même.

« Les BDS sont un mouvement des droits de l’homme émanant de la base et de la société civile et il est entièrement indépendant des structures palestiniennes officielles et de tout gouvernement », insiste Barghouti. « Il a joué un rôle critique dans la campagne visant à exclure Israël de la FIFA et la plupart des observateurs reconnaissent ce rôle. Les activistes palestiniens de la solidarité, dont presque tous sont des partisans des BDS, luttent depuis des mois pour accroître la conscience à propos des violations par Israël des droits des athlètes palestiniens dans le contexte général de l’occupation et de l’oppression.

« Le fait que des hauts responsables palestiniens ont dirigé l’effort public à ce propos a été notre talon d’Achille, car l’Autorité palestinenne est enchaînée aux humiliants accords d’Oslo et elle n’est pas destinée à résister au régime israélien d’oppression de quelque façon significative et stratégique que ce soit. »

Q. Le mouvement BDS devient de plus en plus populaire. Où voyez-vous aller le mouvement à la fois dans un futur proche et dans un futur lointain ?

« Nous entrons de plus en plus dans les moeurs traditionnelles. C’est notre défi. Nous ne mendions pas la charité ; nous lançons un appel en faveur d’une solidarité réelle. Comme Martin Luther King Jr. l’a dit un jour, le boycott à un niveau basique entraîne ’le retrait de la coopération avec un système mauvais’. Quand nous demandons à des institutions et à des organisations de désinvestir des sociétés impliquées dans les crimes d’Israël, nous ne demandons rien d’héroïque. Nous demandons tout simplement à ces organisations de remplir une obligation profondément morale. Telle est la logique contraignante et éthique des BDS et c’est le principal facteur que l’on trouve derrière l’impressionnant développement du mouvement au cours de cette dernière décennie.

« Le mouvement BDS atteint un point critique surtout parce que sa stratégie fonctionne – et bien – et parce qu’Israël a basculé vers la droite fanatique en introduisant des éléments fascistes dans son gouvernement, laissant ainsi tomber le dernier masque de sa ’démocratie’ trompeuse. Peut-être notre réalisation la plus importante est-elle d’unir les Palestiniens, par-delà tout l’éventail politique et idéologique, en une plate-forme des droits de l’homme et derrière une forme non violente de résistance qui, de plus, est ancrée dans la législation internationale. »

À en juger par les victoires que les BDS ont engrangées récemment, il semble que, finalement, cette stratégie qui s’appuie sur un ensemble de pressions soutenues et de plus en plus fortes sur Israël dans tous les domaines – académique, culturel, économique et militaire – commence par avoir des effets réels et sérieux. Ou, pour reprendre les mots d’Omar Barghouti, « nous n’y sommes pas encore, mais nous sommes en train d’atteindre notre intensité sud-africaine ».

Interview réalisé par Rami Younis. L’article est d’abord paru en arabe sur Bokra.net. Une version de cet article a également été publiée en hébreu sur Local Call, un site où l’auteur se charge d’un blog.

La traduction française est parue initialement sur le site de la Plate-forme Charleroi-Palestine