Interview avec Yakov Rabkin : Est-il antisémite de critiquer Israël ?

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8 septembre 2016

Yakov Rabkin est professeur titulaire d’histoire contemporaine à l’Université de Montréal, auteur de centaines d’articles dans des revues scientifiques et media internationaux ; il a également écrit et dirigé plusieurs livres, dont le dernier est Comprendre l’État d’Israël (Montréal, Écosociété) traduit en anglais, japonais et russe. Son livre précédent Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme (Québec, PUL) est disponible en quatorze langues, dont l’anglais, l’arabe et l’hébreu.

AMP : Dans votre dernier livre Comprendre l’État d’Israël vous affirmez que le sionisme, son idéologie fondatrice, contient des points communs avec l’antisémitisme.

YR : En effet, au tournant du 20e siècle, quand le sionisme fait ses premiers pas, la plupart des juifs ne se considèrent guère comme appartenant à une nation ou une race distincte au sens européen. Ils sentent dans cette conception – qui est à la base même du sionisme – une odeur antisémite prononcée. Rappelons qu’en réaction à la Déclaration Balfour, Edwin Montagu, juif et homme d’État britannique de renom, accuse son gouvernement d’antisémitisme. Les contacts que Herzl entretient avec les autorités tsaristes mettent en relief l’affinité fondamentale du sionisme et de l’antisémitisme : les uns veulent se débarrasser des juifs, les autres veulent les rassembler en Palestine. Les deux considèrent les juifs comme un élément étranger dans les pays qu’ils habitent.

AMP : En France l’appui au sionisme aurait été indéfectible ?

YR : Pas du tout. Dans les premières décennies du 20e siècle, la réaction envers les sionistes de la part des juifs émancipés de l’Europe centrale et occidentale est en ce sens prévisible : ils les voient comme des alliés des antisémites. Tant les rabbins que les notables juifs allemands, français, autrichiens et britanniques sont presque unanimes dans leur rejet du sionisme.

En France, les rabbins sont alors unanimes : le sionisme est « mesquin et réactionnaire ». Le procès Dreyfus ne change guère cette opinion. L’identification avec la France et ses valeurs nationales prime incontestablement, ce qui ne contredit point le sentiment de solidarité, comme en matière d’aide aux juifs de Russie. Selon l’historien israélien Michel Abitbol, « les juifs de France prirent toujours soin de distinguer entre leur antipathie pour l’idéologie nationale et leur attachement à la Terre sainte ».

AMP : Mais revenons à notre époque. Comment analysez vous les attaques d’organisations pro-israéliennes accusant d’antisémitisme les militant-e-s BDS, voire tout mouvement de solidarité avec les Palestiniens ?

YR : Un travail assidu de la part des organismes sionistes a réussi à réaliser ce que proposait déjà dans les années 1960 Abba Eban, illustre ministre des affaires étrangères d’Israël : délégitimer comme antisémite toute critique d’Israël. Ce sioniste d’origine sud-africaine avait trouvé un moyen efficace d’assurer à Israël à long terme une impunité, voire, après le démantèlement de l’URSS, un appui international. En associant les juifs aux politiques d’Israël cette approche fragilise les juifs en France et ailleurs, ce qui provoque chez eux des sentiments sionistes. Donc c’est une stratégie « gagnant-gagnant » pour Israël et le mouvement sioniste qu’il dirige.

L’antisémitisme est une forme de racisme qui attribue aux juifs des traits de caractère perfides et subversifs en les considérant « une race incorrigible ». Le génocide nazi qui met à mort des millions de juifs en est une conséquence naturelle. Le BDS ne vise nullement les juifs mais plutôt fait des pressions sur l’État d’Israël pour qu’il modifie son traitement des Palestiniens et corrige les injustices qu’ils subissent. Je ne vois donc aucun lien entre l’antisémitisme et le BDS.

AMP : Comment peut on alors contrecarrer cette stratégie ?

YR : Pour commencer, éviter tout amalgame entre Israël et les juifs, toute expression du type « État juif » ou « État hébreu ». Il faut rappeler que le sionisme se trouve aux antipodes de la tradition juive millénaire. Mon livre précédent Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme en fournit d’amples preuves et illustrations. Même si les organisations juives en France se portent d’office avocats d’Israël, il ne faut pas blâmer les juifs pour ce que font les Israéliens. Malgré tous leurs cris de solidarité avec Israël les juifs de France n’ont aucune influence sur Israël et ses politiques.