Intervention de Jean-Guy Greilsamer au colloque « Les Palestiniens en Israël »

Ce colloque était organisé par le Comité de Vigilance pour une Paix Réelle au Proche-Orient (CVPR PO) et s’est déroulé le 23 janvier 2016 au Sénat.

Citoyenneté et nationalité

Je vais vous parler de la différence entre citoyenneté et nationalité en Israël et en quoi cette distinction est une question conflictuelle grave pour les Palestiniens d’Israël, et d’ailleurs pour l’ensemble de la population israélienne.

Je précise que certaines parmi les informations présentées dans mon exposé seront développées par les intervenants qui me succéderont ou ont déjà été exprimées par Dominique Vidal.

D’abord il est nécessaire de préciser ce que signifient ces notions de citoyenneté et de nationalité.

Nous pouvons dire, grosso modo, que la notion de citoyenneté caractérise le fait d’être ressortissant d’un pays, et d’y avoir des droits et des devoirs, alors que la notion de nationalité caractérise l’appartenance et la conscience d’appartenir à une communauté qui peut se définir comme une communauté de langue, de culture, d’Histoire, voire de religion.

Si l’on examine le fonctionnement des pays dans le monde, tous les cas de figure existent.

Dans certains pays citoyenneté et nationalité sont confondues, dans d’autres non ; certains pays sont nationalement homogènes, d’autres sont bi ou multinationaux. Et cette diversité de situations ne préjuge pas de l’existence ou non dans ces pays de discriminations liées à la citoyenneté, ou à la nationalité, ou aux deux.

Les Palestiniens d’Israël, eux, sont discriminés à la fois dans leur identité nationale et en tant que citoyens, et il est instructif d’examiner cette question de plus près.

Lors de sa création par la résolution de l’ONU du 29 novembre 1947 l’État d’Israël a été qualifié d’État juif, et cette désignation « État juif » est reprise dans la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël le 14 mai 1948.

Le fait qu’Israël se soit prétendu « juif et démocratique » ne change rien à la prééminence juive en tant qu’identité nationale.

« Juif et démocratique » : vous connaissez certainement le commentaire que suscite cette formule, à savoir que l’État d’Israël est démocratique pour les Juifs et Juif pour les Palestiniens. Je peux rajouter qu’aujourd’hui Israël est de moins en moins démocratique même pour les Juifs, du moins les Juifs qui rompent avec le consensus sioniste anti-palestinien.

La nature juive d’Israël a abouti à l’institutionnalisation d’un mode de vie collectif juif, tant en ce qui concerne le droit de la famille, la gestion des mariages et des divorces par les autorités religieuses, le respect du shabbat, la production d’une nourriture casher.

Cette nationalité juive s’est appuyée sur la construction d’un roman national basé sur la fiction du retour de l’ainsi nommé « peuple juif » après près de 2000 ans d’exil, et la loi du retour, votée par la Knesset le 5 juillet 1950, énonce que tout Juif a le droit de venir vivre en Israël, c’est-à-dire soi-disant de « revenir dans son pays ».

Cette loi du retour, qui permet à tout Juif n’ayant jamais vécu en Israël de venir s’y installer, et la stricte interdiction du droit au retour des Palestiniens expulsés lors de la Naqba ou lors de la guerre de 1967, sont le cadre de la suprématie nationale juive et de la ségrégation nationale des Palestiniens d’Israël.

Les programmes scolaires, qui ignorent ou méprisent le peuple autochtone palestinien, imposent le roman national juif et l’observation des fêtes nationales. Ces fêtes sont les fêtes religieuses issues du peuple hébreu, ainsi que des fêtes à vocations idéologique ou politique. Au cours de la période suivant la Pâque juive, trois fêtes se succèdent : la journée du souvenir des héros et des martyrs de la Shoah, la journée du souvenir des soldats tombés pour la défense d’Israël, et le jour de l’indépendance, qui est l’anniversaire de la proclamation de l’État d’Israël. Plus tard au cours de l’année, le jour de Jérusalem commémore la soi-disant réunification de Jérusalem, soi-disant capitale éternelle et indivisible du peuple juif.

Les Palestiniens d’Israël, eux, ont une toute autre histoire, et ils manifestent des revendications nationales que l’État d’Israël a constamment réprimées.

Parmi ces revendications, deux ont une importance particulière : la commémoration de la Naqba et la lutte contre la dépossession.

Depuis 2010 une loi interdit la commémoration de la Naqba à toutes les institutions, partis, municipalités, écoles et à toute association obtenant une subvention gouvernementale. Et toute contravention à cette loi peut causer le retrait de la subvention et impose de fortes amendes. De plus, la loi interdit à tous les Palestiniens d’Israël de participer à toute festivité relative à cette commémoration ou exprimant une désapprobation envers Israël en tant qu’État juif. Et la mention dans les manuels scolaires à destination des Palestiniens de la Naqba en tant que catastrophe est également interdite.

Quant à la dépossession des Palestiniens, elle continue, et de multiples dispositions juridiques et organismes, tel le KKL (ou Fonds National Juif), limitent leur accès à la terre, au foncier. Ils possèdent 2 à 3% des terres alors qu’ils représentent 20% de la population, ils obtiennent rarement des permis de construire, les communes palestiniennes ne peuvent pas valoriser leur patrimoine faute de crédits municipaux équivalents à ceux dont disposent les communes à majorité juive, la notion de «présents absents» a été inventée pour confisquer des terres, de nombreux villages palestiniens ne sont pas reconnus, les Bédouins du Néguev subissent une politique d’épuration ethnique.

Ceci dit, quel est le statut officiel des Palestiniens d’Israël du point de vue de la nationalité ?

Pendant longtemps, jusqu’en 2002, sur les cartes d’identité des ressortissants israéliens, il était indiqué leur nationalité, le terme nationalité étant à considérer au sens d’une affiliation ethnique. Il y a avait alors 4 groupes ethniques principaux : les Juifs, les Arabes, les Druzes et les Circassiens.

A présent la nationalité n’est plus indiquée, mais elle peut se déduire du début du numéro figurant sur la carte d’identité, et il est toujours possible de reconnaître qu’une personne n’est pas juive par ses nom et prénoms, ce qui peut entrainer de graves conséquences pour elle lors d’un contrôle d’identité, conséquences concernant notamment sa liberté de circulation. Je précise par ailleurs que l’indication de la nationalité figure toujours sur les registres d’Etat-civil.

Les Palestiniens doivent faire allégeance à la nature juive de l’État d’Israël.
Les candidats palestiniens aux élections ne peuvent pas remettre en question Israël en tant qu’Etat juif.

Quand une personne juive se marie avec une personne palestinienne née en Cisjordanie ou à Gaza, il est interdit à la personne palestinienne de venir vivre en Israël.

Victimes de fortes discriminations nationales, les Palestiniens d’Israël sont simultanément fortement discriminés en tant que citoyens.

Ils disposent certes du droit de vote. Mais ce droit de vote est conditionné par des menaces qui pèsent régulièrement sur certains partis, par exemple le parti Balad, ou sur certains députés palestiniens, par exemple la députée Haneen Zoabi, qui avait participé à un bateau pour Gaza et est régulièrement violemment attaquée, insultée, à la Knesset.

Il existe plus de trente lois accordant des droits spécifiques et supérieurs aux Juifs. J’ai évoqué certaines discriminations et les intervenants qui me succéderont évoqueront de nombreuses autres.

Concernant les discriminations professionnelles et sociales, le fait de n’avoir pas accompli le service militaire, et les interrogatoires lors des entretiens d’embauche, empêchent l’accès à de nombreux postes de responsabilités. Par exemple 1% seulement des professeurs d’universités sont Palestiniens. Les Palestiniens subissent aussi une situation d’infériorité par rapport aux populations juives pour ce qui concerne les revenus salariaux, les prestations sociales, les parcours scolaires, l’accès aux soins.

L’État d’Israël présente la particularité de ne pas disposer d’une constitution et il y a eu et il continue d’y avoir régulièrement des débats à ce sujet en Israël.

En 2007 l’association israélo-palestinienne Adalah, soit le Centre légal des droits de la minorité arabe en Israël, a rendu public un document intitulé « La Constitution Démocratique ».

Le président du conseil d’administration d’Adalah, le professeur Marwan Dwairy, a précisé qu’il s’agit d’une proposition de constitution pour l’État d’Israël, basée sur le concept d’un État démocratique, bilingue et multiculturel.

Il a écrit :

« Cette proposition de constitution se base sur les principes universels et les conventions internationales sur les Droits de l’Homme, le vécu des nations et les constitutions de différents États démocratiques. Ces dernières années, des groupes israéliens ont soumis plusieurs constitutions pour l’État d’Israël. Cependant, ces propositions se distinguent par le fait qu’elles n’intègrent pas les principes démocratiques, en particulier le droit à une égalité pleine et entière de tous les résidents et citoyens, et par leur traitement des citoyens Arabes comme s’ils étaient des étrangers dans ce pays, où l’histoire, la mémoire et les droits collectifs sont la propriété exclusive du peuple juif. Ce n’est donc pas par hasard si ces propositions se sont préoccupées de la question « Qui est Juif ? » et ont négligé la principale question constitutionnelle : « Qui est citoyen ? » Par conséquent, nous avons décidé de proposer une constitution démocratique, qui respecte également les libertés de l’individu et les droits de tous les groupes, qui accorde une importance nécessaire aux injustices historiques commises contre les citoyens Arabes d’Israël, et qui traite sérieusement des droits sociaux et économiques de tous. Si « La Constitution Démocratique » parvient à souligner l’énorme écart qui la sépare des autres propositions, et à créer un débat public objectif et un dialogue sur la nature des droits et des libertés dans ce pays, nous aurons fait un pas important sur les questions d’égalité raciale, de libertés et de justice sociale ».

Eh bien cette proposition de constitution par Adalah a suscité un véritable tollé dans les milieux gouvernementaux israéliens, qui ont déclaré qu’il s’agit d’une atteinte à la sécurité intérieure d’Israël.

Voici un autre épisode concernant la nature de l’État israélien.

En 2013, la Cour suprême d’Israël a explicitement déclaré qu’il n’existe pas une nation israélienne.

L’éditorial du 4 octobre 2013 du quotidien israélien Haaretz, intitulé « Une défaite de l’israéliénité » et transcrit par Alain Gresh, précise :

« Le refus de la Cour suprême d’approuver la pétition de 21 citoyens israéliens qui cherchent à être reconnus comme membres de la nation “israélienne” plutôt que juive, et de changer la façon dont leur nationalité est consignée dans le registre de la population, est une indication supplémentaire que la lutte civique sur la nature de l’État d’Israël a échoué. Soixante-cinq ans après la création de l’État, les autorités ne reconnaissent toujours pas une nationalité israélienne indépendante de l’appartenance religieuse ou ethnique. »
(…) « dans leur décision, les juges ont nié l’existence d’une nationalité israélienne, affirmant que les pétitionnaires n’ont pas réussi à prouver qu’une nationalité israélienne sans lien avec l’appartenance religieuse ou ethnique avait été effectivement créée. Le juge Hanan Melcer est allé encore plus loin, affirmant que la vision du monde qui fait la distinction entre citoyenneté et nationalité est ancré dans le statut constitutionnel d’Israël en tant qu’Etat juif (…). »

Nous pouvons même aller encore plus loin que cela, en rappelant un propos de Shimon Agranat, ancien président de la Cour suprême d’Israël, rapporté par Alain Gresh dans son livre « De quoi la Palestine est-elle le nom ? ». Shimon Agranat a en effet précisé en 1970 que l’on ne pouvait pas parler de “nationalité israélienne”, non seulement parce qu’il n’existait pas de nation israélienne séparée de la nation juive mais aussi parce qu’Israël n’était même pas l’État de ses citoyens juifs, mais celui des juifs du monde entier.

Cette question nationale est devenue tellement aigüe qu’elle a provoqué la chute du précédent gouvernement israélien. Netanyahu avait en effet soutenu un projet définissant l’État d’Israël comme « Etat-nation du peuple juif » au lieu de la dénomination « État juif et démocratique » qui avait cours, renforçant ainsi le caractère juif et la nature raciste de l’Etat d’Israël Mais deux ministres ayant refusé de soutenir ce projet, Netanyahu a dissous son gouvernement et fait procéder à de nouvelles élections.

Pour terminer j’introduis deux points :

D’abord je veux recommander, outre les livres de Dominique Vidal, dont l’intervention a précédé la mienne, le livre « Être Palestinien en Israël » de Ben White, journaliste, écrivain et militant britannique des droits humains, paru en traduction française l’an dernier.

Et ensuite je veux évoquer l’utilisation de la notion de nation israélienne par la Cour de cassation pour faire confirmer la condamnation en cour d’appel de Colmar de 12 militants de la campagne BDS, la campagne de Boycott, Désinvestissement, Sanctions contre Israël jusqu’à ce que cet État se conforme au droit international.

Alors que ces militants avaient appelé au boycott des produits israéliens dans une grande surface en région de Mulhouse, la cour de cassation a confirmé leur condamnation au motif qu’ils auraient appelé les clients à ne pas acheter des produits en raison de l’appartenance des producteurs et des fournisseurs de ces produits à « une nation déterminée, en l’espèce Israël ».

Ainsi nous vivons dans un pays où de hautes autorités judiciaires ignorent qu’Israël n’est pas une nation. Ces juges ont certainement cru ménager Israël en inventant ce chef d’inculpation, mais ils n’empêcheront pas le développement de la Campagne BDS !

Paris, le 23 janvier 2016

Jean-Guy Greilsamer,
militant de l’Union Juive Française pour la Paix et de la Campagne BDS France