Interdiction des Frères musulmans : le message mortel de Donald Trump aux Arabes et aux islamophobes blancs

David Hearst
Vendredi 3 mai 2019

La lutte contre cette interdiction n’a rien à voir avec le fait de savoir si l’islam politique est une bonne ou une mauvaise chose. Il s’agit de protéger la démocratie chez nous comme à l’étranger

Le président américain Donald Trump, le 29 avril (AFP)
Le président américain Donald Trump, le 29 avril (AFP)

Ce qu’ils font ne le gêne pas vraiment et il ne les couvre pas faute d’une alternative fiable. Trump soutient les dictateurs parce qu’il est d’accord avec eux. Ses politiques et les leurs sont remarquablement alignées.

Après la publication du rapport Mueller, Trump, qui ne pense plus que sa présidence est condamnée et qui envisage un second mandat avec confiance, affiche ses vraies couleurs.

Fidèle à sa parole

Personne ne peut accuser Donald Trump d’avoir pris une décision politique motivée par un tweet en ce qui concerne sa future désignation des Frères musulmans en tant que groupe terroriste, comme annoncé lundi.

Cela avait été énoncé clairement dès novembre 2016 par son conseiller en matière de politique étrangère de l’époque, Walid Phares, un ancien idéologue de la milice chrétienne libanaise qui a commis des crimes de guerre pendant la guerre civile au Liban. De même que la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël et la dissolution de l’accord nucléaire avec l’Iran.

Il est possible que ce soit la décision la plus dangereuse et la plus lourde de conséquences que Trump aura prise à ce jour, dans le cadre de la présidence qui s’avère déjà la plus destructrice de l’histoire des États-Unis

Bien avant cela, Trump s’en était pris à Barack Obama pour « son financement du Printemps arabe ».

« Le budget de @BarackObama finance le “Printemps arabe ”à hauteur de 800 milliards de dollars et les Frères musulmans en Égypte avec une aide militaire de 1,3 milliard de dollars. Il aime l’islam radical », déclarait Trump en février 2012.

« Obama veut maintenant donner 450 millions de dollars supplémentaires aux Frères musulmans. De l’argent que nous n’avons pas va à ceux qui nous détestent. Débile. »

C’est une erreur de penser que Trump n’était qu’une sorte de spectateur avant d’accéder au pouvoir. C’est un homme qui est fidèle à sa parole. C’est bien là le problème, car il n’y a plus personne pour le canaliser.

Pas étonnant

L’interdiction des Frères musulmans faisait partie intégrante des bagages du secrétaire d’État Mike Pompeo lors de sa prise de fonction. En tant que membre du Congrès, il a co-parrainé un projet de loi visant à interdire les Frères musulmans.

« Il existe aux États-Unis des organisations et des réseaux profondément et fondamentalement liés à l’islam radical », affirmait Pompeo à l’animateur radio et directeur du Center for Security Policy Frank Gaffney, qui promeut une vision conspiratrice des musulmans. « Ils ne se trouvent pas seulement dans des pays comme la Libye, la Syrie et l’Irak, mais également dans des villes comme Coldwater au Kansas et les petites villes de toute l’Amérique ».

Des membres haut-placés des Frères musulmans derrière les barreaux dans un tribunal improvisé du sud du Caire, le 2 décembre 2018 (AFP)
Des membres haut-placés des Frères musulmans derrière les barreaux dans un tribunal improvisé du sud du Caire, le 2 décembre 2018 (AFP)

Les sénateurs Ted Cruz et Mario Diaz-Balart ont présenté à nouveau un projet de loi, le mois même de l’investiture de Trump, pour contraindre le département d’État à indiquer au Congrès « si les Frères musulmans remplissaient les critères pour être désignés comme une organisation terroriste étrangère. »

Donc, ce n’est pas étonnant. L’interdiction des Frères musulmans était annoncée depuis longtemps.

Alimenter l’extrémisme

Il est possible que ce soit la décision la plus dangereuse et la plus lourde de conséquences que Trump aura prise à ce jour, dans le cadre de la présidence qui s’avère déjà la plus destructrice de l’histoire des États-Unis.

Au cours de la semaine même où Abou Bakr al-Baghdadi, le calife autoproclamé de l’État islamique (EI), est réapparu à l’écran pour narguer Trump en affirmant que lui et 15 000 combattants environ sont toujours actifs après la perte de leur dernier morceau de territoire, à Baghouz en Syrie, il n’y avait rien de mieux qu’une interdiction de son ennemi le plus puissant et le plus efficace, les Frères musulmans, pour donner à un al-Baghdadi bouffi un énorme coup de pouce.

Les professionnels de la lutte contre le terrorisme qui n’ont ni amour ni connaissance profonde de l’islam politique, tels que la CIA ou le MI6, ont fait la même remarque à plusieurs reprises.

Il n’y avait rien de mieux qu’une interdiction de son ennemi le plus puissant et le plus efficace, les Frères musulmans, pour donner à al-Baghdadi un énorme coup de pouce

Onze jours après l’investiture de Trump en janvier 2017, la CIA a publié en interne un document qui décimait les raisons avancées par Trump pour qualifier les Frères musulmans d’organisation terroriste.

Pour la CIA, ce n’était pas simplement une question de nombre, les Frères musulmans bénéficiant d’un « soutien généralisé » dans la région, en particulier dans les pays répertoriés comme alliés des États-Unis.

Comme le signalait Politico, la CIA a réaffirmé que les Frères musulmans « rejetaient la violence comme élément de politique officielle et s’opposaient à al-Qaïda et à l’EI ».

Admettant qu’une minorité de membres des Frères musulmans se livraient à la violence en réaction à la répression politique, à ce qui est perçu comme une occupation étrangère ou à des conflits civils, la CIA a conclu : « Une désignation américaine [en tant qu’entité terroriste] affaiblirait probablement les arguments des dirigeants des Frères musulmans contre la violence et apporterait à l’État islamique et à al-Qaïda du grain à moudre pour sa propagande afin de gagner des partisans et du soutien, en particulier pour les attaques contre les intérêts américains. »

Le message était clair : de l’avis de la CIA, une interdiction de la confrérie alimenterait l’extrémisme au lieu de l’étouffer. Les mêmes arguments étaient invoqués dans la réponse du MI6 à l’enquête de David Cameron sur les Frères musulmans au Royaume-Uni menée par Sir John Jenkins.

La CIA et le MI6 ont fait part de leurs objections aux médias pour s’assurer que leur voix soit entendue.

Faire la sourde oreille

Mais Trump n’écoute pas. Contrairement à Rex Tillerson, son ancien secrétaire d’État. Tillerson 1.0 a prononcé les mêmes platitudes destructrices que Trump dans son audience de confirmation : « La disparition de l’État islamique nous permettra également d’attirer davantage l’attention sur d’autres agents de l’islam radical, tels qu’al-Qaïda, les Frères musulmans et certains éléments en Iran ».

Mais après seulement quelques mois au pouvoir, Tillerson 2.0 s’est rétracté. Il a déclaré lors d’une audition devant le Sénat que la désignation de la confrérie comme organisation terroriste pourrait compliquer les relations de Washington avec le Moyen-Orient.

Les islamistes… après le printemps

Indiquant à la commission des affaires étrangères du Sénat que la confrérie compte cinq millions de membres – une affirmation que peu de gens avaient entendue auparavant, et cinq fois plus que le chiffre avancé habituellement –, Tillerson a précisé que les Frères musulmans opéraient une « certaine ségrégation » dans leurs propres rangs, avec des sous-groupes, déjà inscrits sur la liste noire par les États-Unis, continuant de s’engager dans la violence.

« Mais au sommet de la chaîne de la qualité, si je peux l’appeler ainsi, il y a des éléments des Frères musulmans qui font maintenant partie des gouvernements. Ils le sont devenus en renonçant à la violence et au terrorisme. »

Tillerson a depuis été mis à la porte de cette administration avec beaucoup d’autres qui ont tenté de tempérer le désir nationaliste blanc du président.

Associés naturels de Trump

Après l’enquête Mueller, plus rien ne retient Trump. Et une des raisons à cela est que l’interdiction des Frères musulmans bénéficie d’une véritable coalition de soutien régional.

Si vous êtes un prince saoudien qui emploie des personnes pour couper les doigts des journalistes avant de les étrangler, vous applaudirez des deux mains l’interdiction des Frères musulmans par Trump

Mettez de côté un instant la vieille affaire déplaisante des milices chrétiennes de la guerre civile libanaise. Ou encore Steve Bannon, qui tente désormais de créer une académie de l’Alt-Right (extrême-droite) dans un monastère italien.

Si vous êtes un prince saoudien qui emploie des personnes pour couper les doigts des journalistes avant de les étrangler, vous applaudirez des deux mains l’interdiction des Frères musulmans par Trump.

Si vous êtes un prince héritier émirati qui répertorie 83 organisations musulmanes dans le monde parmi les organisations terroristes, y compris le Conseil des relations américano-islamiques (CAIR) ou l’Association musulmane d’Angleterre (MAB), l’interdiction imminente de Trump est jour de paye, le retour sur investissement pour tout le temps et l’argent dépensés dans le président américain.

Trump pose pour une photo avec le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (à gauche) et le roi saoudien Salmane ben Abdelaziz al-Saoud, le 21 mai 2017 (AFP)
Trump pose pour une photo avec le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (à gauche) et le roi saoudien Salmane ben Abdelaziz al-Saoud, le 21 mai 2017 (AFP)

Si vous êtes un Premier ministre israélien résolu à enterrer pour de bon la solution à deux États et à protéger l’État ségrégationniste que vous êtes en train de construire, alors vous aussi ferez le signe de la victoire lorsque Trump annoncera son interdiction.

Les groupes les plus efficaces sur le plan international contre Israël sont les islamistes.

Si vous êtes un général qui a versé le sang de milliers d’Égyptiens dans une dictature bien plus sanglante que celle de Hosni Moubarak, vous aussi verrez une planche de salut dans l’annonce de Trump.

Les associés naturels de Trump sont des dirigeants profondément destructeurs qui pousseront la région dans un chaos bien pire que tout ce que nous avons vu jusqu’à présent

La peur ressentie par chaque potentat arabe n’a d’égal que le cynisme du potentat israélien. Tous maximisent le recours à la force pour des raisons politiques, ce qui est l’une des définitions du terrorisme.

Ce sont les associés naturels de Trump. Et ce sont des dirigeants profondément destructeurs qui pousseront la région dans un chaos bien pire que tout ce que nous avons vu jusqu’à présent

Ce n’est pas une hyperbole. Ils sont capables de transformer un conflit palestinien basé sur la terre et le nationalisme en une guerre religieuse à part entière. Ils sont capables de détruire de grands pays arabes, tels que l’Égypte. Ils sont capables d’alimenter la guerre et d’engendrer des troubles qui dureront jusqu’au siècle prochain.

Effondrement moral

En bannissant les Frères musulmans, Donald Trump envoie deux messages. À sa base nationaliste blanche islamophobe, il dit : « Allez-y. Estompez les distinctions. L’islam radical, alias les Frères musulmans, ou tout musulman qui sort du bois, nous déteste. Vous rendez la grandeur de l’Amérique en rendant petits les musulmans américains. »

Comment le règne des rabbins alimente une guerre sainte en Israël

Ce n’est pas du pastiche. « La peur des musulmans est RATIONNELLE », avait écrit Michael Flynn, l’ancien conseiller de Trump en matière de sécurité nationale, sur un compte Twitter depuis lors supprimé.

Pour les Arabes, en général, le message de Trump est le suivant : « La démocratie ne fonctionne pas. La non-violence ne vous mènera nulle part. Les manifestations pacifiques sont illusoires. Vous avez le choix entre deux options. Cédez aux dictateurs qui vous appauvriront et affaibliront votre État, ou rejoignez l’EI. Vous avez le choix : la torture aux mains de vos propres forces de sécurité ou l’immolation de ma main. »
La lutte pour que cela n’arrive pas ne consiste donc fondamentalement pas à savoir si vous vous placez dans le camp laïc ou religieux. Il ne s’agit pas de savoir si vous considérez l’islam politique comme une bonne ou une mauvaise chose.

Il s’agit de protéger la démocratie chez nous comme à l’étranger. L’Autriche vient d’interdire le symbole des Frères musulmans. Le 25 avril, le président français Emmanuel Macron a déclaré qu’il fallait être « intraitable » face à « un islam politique qui veut faire sécession avec notre République ».

Comme en Allemagne, en France, en Italie et en Autriche dans les années 1930, la lutte contre ces voix est la lutte contre l’intolérance et, en définitive, le fascisme.

David Hearst

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Lorsqu’il a quitté The Guardian, il était l’éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

    Infos :

    David Hearst, est rédacteur en chef de Middle East Eye. Lorsqu’il a quitté The Guardian, il était l’éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman

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