Hommage à Ilan Halévi, par Gustave Massiah (CEDETIM)
Ilan nous a quittés. Son corps nous quitte maintenant, mais Ilan reste avec nous. Et nous ne mesurons pas encore tout ce qu’il nous a apporté.
Nous avons entendu tout ce qu’il a fait ; et combien il a été reconnu et honoré. Ilan n’était pas indifférent aux honneurs ; mais ce n’était pas pour lui l’essentiel. Il avait trop d’humour pour en être dupe. Sa vie il l’avait construite en choisissant les difficultés.
Dans les années soixante, quelques personnes ont construit des organisations de l’extrême gauche israélienne, et parmi elles le Matzpen et les organisations qui en sont issues. Ceux qui refusent l’insupportable et qui s’engagent pour le combattre sont le sel de la terre. J’ai eu la chance d’en connaître trois qui m’ont honoré de leur amitié et qui m’ont tant apporté. J’ai rencontré d’abord Elie Lobel, ensuite Ilan et, plus tard, Michael Warschawski. Chacun, à sa manière s’est engagé contre la dérive israélienne. Leur démarche radicale découlait de la reconnaissance de la racine de cette situation : la colonisation et l’oppression du peuple palestinien.
Ils savaient qu’un peuple qui en opprime un autre n’est pas un peuple libre. Et que la vérité pour être minoritaire n’en est pas moins réelle. Et comme l’a si bien dit Aimé Césaire qu’Ilan admirait tant : « La colonisation avilit le colonisateur ; on voit monter la barbarie dans la civilisation ». Comment rester indifférent à la montée de la barbarie dans la société israélienne. Quand en 1967, des israéliens ont dit à Sartre « Faites-nous confiance, notre peuple a tant souffert, nous ne saurions l’oublier ! ». Sartre leur a répondu dans les Temps Modernes : il n’y a pas de bonne colonisation, aucun peuple ne peut y résister. En 1967, nous en avions tiré les conséquences, grâce à Elie Lobel, quand nous avions, avec Manuel Bridier, et d’autres militants, obtenu que le PSU reconnaisse l’OLP et rompt avec le MAPAM israélien pour établir des relations avec le Matzpen.
Ilan a choisi son chemin, du côté des colonisés. Il a choisi de devenir palestinien, de rejoindre le Fatah et l’OLP. Il l’a fait après de longues discussions avec Abou Jihad et Abou Iyad qu’il a admiré et dont il a ressenti avec une grande douleur les assassinats. Il a trouvé dans l’OLP sa famille et ses camarades de combat. Il y a trouvé Abou Ammar avec qui il avait noué une grande amitié et qui le fascinait par son courage, son intelligence et sa capacité d’inscrire les situations dans une perspective historique. Chez Abou Mazen, qu’il a accompagné de toutes ses capacités, il appréciait le souci de préserver, autant qu’il a pu le faire, le peuple palestinien dans la défense de sa survie.
Ilan avait participé à d’autres luttes, à d’autres combats, aux Etats-Unis, avec le mouvement noir, en Afrique, et notamment au Mali. Avec la Palestine, il a trouvé son ancrage, sa manière de s’engager dans la construction de l’Histoire ; là où elle est la plus difficile. Ilan adorait l’Histoire, mais l’Histoire sans révérence. Car l’Histoire fourmille de leçons essentielles, mais l’Histoire fourmille aussi d’anecdotes. Et Ilan adorait les anecdotes. Les anecdotes, c’est la sagesse populaire, la philosophie populaire qui permet de garder ses distances et son libre arbitre. Il savait écouter l’Histoire, la remonter, tantôt comme un large fleuve majestueux, tantôt à travers les courants impétueux qui s’engouffrent dans des terres inconnues. Il aimait écouter le bruit de l’Histoire.
Un jour avec Ilan, excédés par les manipulations constantes des grandes puissances et de leurs services secrets, nous avions caressés le projet d’écrire un livre pour réhabiliter la vision complotiste de l’Histoire. Parce que l’Histoire est pleine de complots réels. Et les comploteurs sont persuadés que ce sont eux qui font l’Histoire. Et il est toujours passionnant de comprendre comment ces complots sont réels et leurs conséquences graves, et aussi comment les peuple parviennent à déjouer les complots tout en laissant aux comploteurs et aux puissants l’illusion que ce sont eux qui font l’Histoire
Dans la Question Juive, Ilan s’est attaqué à l’Histoire la plus redoutable, celle du peuple juif. Peut-on définir un peuple ? Charles Chaumont nous a donné une belle définition : un peuple se définit par l’histoire de ses luttes. Ilan se régale de revenir sur l’exil de Babylone qu’il analyse avec les termes des luttes de classes d’aujourd’hui. Il analyse comment une partie des sages s’ancre dans l’empire perse et unifie la diaspora en offrant au peuple juif, son mythe. Le mythe comprit au sens fort du terme, au sens de la manière dont un peuple forge son identité en se racontant l’Histoire de ses origines.
Un peuple qui apprend à résister à l’occupation et à l’exil, à la dissolution et à l’assimilation, est un peuple indomptable. C’est ce que le peuple palestinien démontre tous les jours, avec un entêtement admirable. En choisissant de le rejoindre, Ilan avait trouvé sa voie, il avait choisi son peuple, il avait complété son identité.
Ilan était engagé, complètement, passionnément. Pour lui la lutte des palestiniens se confondait avec la lutte de tous les exclus, des colonisés, des racisés, des discriminés, avec les luttes des migrants et des jeunes des banlieues et des quartiers populaires. Il savait en tant qu’internationaliste l’importance de la libération nationale pour un peuple dominé. Bien avant l’arrivée de la Haute Autorité en Palestine, en réponse à des affirmations idéalistes sur la pureté du futur Etat palestinien, il avait expliqué un jour que soutenir la lutte du peuple palestinien pour construire son Etat ne signifiait pas un Etat idéal mais un Etat banal, avec ses contradictions. Et il avait rajouté, ne vous étonnez pas, mais il y aura même des prisons palestiniennes aussi mauvaises que beaucoup d’autres. Ce sont les luttes de classes qui feront évoluer cet Etat. En tant que socialiste et que révolutionnaire, il savait l’importance des étapes et de l’unité du peuple palestinien. C’est ce qu’il mettait en avant pour expliquer la nécessité d’éviter la rupture entre les partisans de l’OLP et ceux du Hamas. Rien ne l’énervait plus que ceux qui avaient investis le peuple palestinien de toutes leurs illusions et qui n’étaient pas avares de leçons jusqu’aux-boutistes ; ceux qui étaient prêts à résister, en restant là où ils étaient, jusqu’à la mort du dernier palestinien.
Ilan était très attaché au cedetim. Il y appréciait la conception internationaliste de la solidarité internationale, la fidélité du soutien au peuple palestinien, la liaison entre les luttes en France et les luttes dans le monde. Il y était très actif dans les années 80 et y revenait avec plaisir. Après l’arrêt de ASMAH, cette remarquable revue de presse sur les luttes en Palestine, en Israël et dans le monde arabe, qui avait succédé à Nouvelles de l’intérieur, il avait amené au cedetim la grande table de travail de la revue ; c’est toujours celle autour de laquelle nous nous réunissons.
Je me souviens d’un débat extraordinaire du cedetim sur le parti, l’Etat et le pouvoir.
Emmanuel Terray a introduit en faisant le parallèle entre la 3ème internationale et l’Eglise, sa doctrine, ses permanents et ses confessions. Son texte s’intitulait : naissance et victoire du parti chrétien du 1er au 3ème siècle ; de l’Eglise parti à la conquête de l’Etat par Constantin. Alain Joxe avait insisté sur l’armée à partir de l’appel au centurion de Saint Paul. Ilan a présenté un texte étincelant sur la théorie du terrorisme à partir de l’histoire de la secte des assassins et le projet politique présent dans l’histoire qui avait théorisé l’élimination des dirigeants impies. Il aimait alors se référer à la philosophie politique et à l’humanité de Abou Roshd, Averroés, qui avait eu maille à partir, sa vie durant, avec les fanatiques.
Ilan aimait, avec passion, l’amour, l’amitié, la musique, la politique, l’humour et la discussion. Il aimait convaincre et discuter, et parfois les deux simultanément. Alors, forcément, ça prenait du temps, surtout qu’il mobilisait sans compter son immense culture et son goût de l’Histoire et de ses paradoxes. Quand son tour de parole arrivait, on savait que ce serait long et que ce serait passionnant. Ses yeux se plissaient et il savourait à l’avance ce qu’il allait découvrir dans le chemin de ses raisonnements. Je me rappelle une séance, juste au moment de l’installation de l’OLP à Ramallah. Nous avions une réunion de travail d’une vingtaine de personnes sur la politique économique de la Haute Autorité et le modèle de développement qui serait retenu. La séance devait être clôturée par Ilan et Bichara Khider, directeur du CERMOC, qui était venu de Bruxelles. Ilan parle très longuement et passe la parole à Bichara. Et Bichara dit : je vais vous raconter une histoire juive. Au Bund on avait décidé que tout le monde prendrait la parole par ordre alphabétique. A son tour, une personne parle très, très, longuement et tout le monde s’en va sauf une personne. L’orateur se tourne alors vers elle et lui dit je conclus et je vous remercie d’être resté m’écouter jusqu’au bout. Et la dernière personne lui répond : c’est parce que je m’appelle Zylberstein !
Ilan était d’une sensibilité extrême. Il était très attentif aux autres. Son engagement c’était celui du courage réel, du courage tranquille. Dans une période difficile, un groupe de jeunes du cedetim avait décidé de le protéger pendant les manifs. Au bout d’un quart d’heure, Ilan avait dit : je suis très touché, merci beaucoup, mais de grâce laissez-moi libre d’aller et venir, la sécurité ne peut pas l’emporter sur la liberté ; la liberté de bouger à mon aise sans avoir à le prévoir et sans prévenir personne.
Nous étions ensemble, en 1994, dans ce séminaire au Rwanda, sur reconstruction et réconciliation, juste après le génocide. Le séminaire avait été organisé par Alphonse Nkubito, ministre de la justice du nouveau gouvernement Rwandais pour éviter, selon ces termes, que la réponse à un génocide ne conduise à en préparer un autre. Les trois références dans ce séminaire étaient l’Afrique du Sud, où Desmond Tutu mettait en place la commission vérité et réconciliation ; la Palestine capable d’opposer la force morale à la colonisation ; la Bosnie qui démontrait que les conflits ethniques n’étaient pas réservés à l’Afrique. Ilan avait joué un rôle central dans ce séminaire en expliquant que le refus de l’impunité ne pouvait préparer l’avenir que s’il se différenciait de la vengeance. Ce séminaire nous avait beaucoup marqué. Alphonse Nkubito m’avait demandé de partager avec lui un petit-déjeuner. Il m’avait interpelé : « Gus, que pensez-vous de la peine de mort ». Je lui avais dit que j’étais pour son abolition. Il avait insisté, « même après un génocide ? ». Un peu gêné, je lui avais répondu : si on admet une limite, il n’y a plus d’abolition. Il m’avait dit alors « vous avez raison, ce serait exemplaire que le Rwanda le décide ». Et il avait ajouté : « dites-le s’il vous plait ! Au Conseil des ministres, personne ne me comprend et ne me suit quand je le propose ». J’avais dit à Ilan que ce que nous apporte l’engagement, c’est la rencontre et la fraternité avec des personnes admirables !
Pour qualifier le chemin choisi par Ilan, je citerai Aldo Naori qui cite Nahman de Bratslav, « le chemin c’est le risque ! Ne demande pas ton chemin à quelqu’un qui pourrait le connaître, tu risquerais de ne pas t’égarer ! » La grandeur de l’engagement, c’est la capacité de se dépasser, d’aller au-delà de ses limites, de ce qu’on imagine possible ; c’est ce que Ilan a démontré. Ilan a tracé son chemin, il l’a inventé. La vie d’Ilan a été magnifique. Elle a fait d’Ilan un être magnifique. Merci Ilan !
13 juillet 2013.