Par Pierre Stambul. Paru dans le numéro de juin de « Courant Alternatif ».
Pour les Palestiniens, c’est l’année des anniversaires douloureux : 50 ans d’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, 70 ans depuis la partition de la Palestine, acte de piraterie d’une ONU qui venait de naître, et 100 ans de déclaration Balfour.
Le contexte
1917. On est en pleine boucherie d’une guerre mondiale qui a commencé trois ans plus tôt. Le tsar est tombé en Russie et la révolution sociale semble imminente. L’Empire Ottoman, allié à l’Allemagne et l’Autriche, est en train de mourir. Les Jeunes Turcs qui sont au pouvoir à Istanbul ont perpétré un des premiers génocides du XXe siècle en massacrant à partir de 1915 des centaines de milliers d’Arméniens.
Les Ottomans ont d’abord tenu face aux alliés Anglais et Français. Des centaines de milliers de soldats des deux camps sont morts dans les tranchées des Dardanelles.
Français et Anglais ont multiplié les promesses auprès des Arabes du Proche-Orient pour qu’ils se révoltent contre les Turcs. Le 16 mai 1916, dans le plus grand secret, Anglais et Français signent les accords Sykes-Picot. Il s’agit d’un accord de voleurs se partageant à l’avance un butin qu’ils n’ont pas encore. Tout le Proche-Orient est divisé en zones à annexer ou en protectorats. La France aura la Syrie et le Liban. Les Libanais peuvent d’ailleurs remercier le colonisateur français, à l’origine de la constitution cléricale du pays qui a favorisé la guerre civile de 1975-90.
L’impérialisme britannique est surtout intéressé par le canal de Suez, le pétrole et la route des Indes. Il obtient la possession ou le protectorat sur ce qui est aujourd’hui Israël/Palestine, la Jordanie et l’Irak.
Les troupes ottomanes et leurs alliés allemands sont faibles en Palestine. L’armée britannique, dirigée par le général Allenby, lance l’offensive depuis l’Égypte début octobre 1917. La bataille décisive a lieu à Gaza. Allenby s’empare de Jérusalem deux mois plus tard. Bien sûr les promesses faites aux Arabes et immortalisées par « l’épopée » de Lawrence d’Arabie ne seront jamais tenues.
Le colonisateur britannique recevra vite sa récompense : la Société des Nations, ancêtre de l’ONU, avalisera les accords Sykes-Picot et lui donnera (entre autres) un « mandat » sur la Palestine (1923). Bien sûr, aucune population n’a été consultée.
On sait déjà à l’époque que la région regorge de pétrole. À partir de 1924, un étrange pacte naîtra dans la région : les Occidentaux aident le courant le plus obscurantiste de l’Islam, celui des Wahhabites, à prendre le pouvoir dans ce qui deviendra l’Arabie Saoudite et à contrôler les lieux saints (La Mecque et Médine). En échange, l’Occident obtient dès 1932 l’exploitation illimitée des plus grands gisements pétroliers du monde.
Ce pacte « pétrole contre protection » est toujours à l’œuvre.
Où en est le sionisme à l’époque ?
Des Juifs pieux ou idéalistes ont commencé à émigrer vers la Palestine ottomane à partir des années 1880. L’association « les amants de Sion » fondée à Odessa en 1881, prône le départ vers la Palestine et l’achat de terres, sans perspective d’État.
Mais dès que Theodor Herzl pose les bases du sionisme, 10 ans plus tard, il est clair que le projet est de fonder un État réservé aux seuls Juifs. Les sionistes considèrent que l’antisémitisme est inévitable, qu’il est inutile de le combattre et que Juifs et non Juifs ne peuvent pas vivre ensemble, ni en Europe, ni dans le futur État juif. Pour avoir le soutien des religieux, un congrès sioniste a décidé (1905) que la Palestine, rebaptisée Israël, sera la « terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Peine perdue : pour les Haredims (Juifs orthodoxes), le retour en terre sainte est interdit avant l’arrivée du Messie. Les sionistes n’ont pas plus de succès auprès de la grande masse des Juifs qui, face à leur prolétarisation et à un antisémitisme souvent meurtrier, s’éloignent de la religion et s’engagent massivement dans des mouvements progressistes ou révolutionnaires. Pour ces masses juives, leur émancipation en tant que minorité opprimée passe par l’émancipation de l’humanité.
Il existe à l’époque un parti révolutionnaire juif, le Bund, pour lequel le sionisme est le parti de la bourgeoisie.
Bien que majoritairement non-croyants, les sionistes croient que les Juifs sont les descendants des Hébreux de l’Antiquité qui ont été « exilés » et qu’ils « font leur retour dans leur pays ».
Pourtant, la Palestine est habitée. On est dans une période où le colonialisme se généralise. Même la « gauche » de l’époque est souvent colonialiste avec l’idée que les pays développés viennent apporter la civilisation à des populations arriérées. Le colonialisme sioniste diffère des autres. Il ne vise pas à asservir le peuple colonisé mais à le nier, à l’expulser et à le remplacer.
Dans la population palestinienne, il y avait des Juifs (de 3 à 5%) qui vivaient plutôt en bonne intelligence avec leurs voisins musulmans ou chrétiens. Les trois religions cohabitaient assez harmonieusement dans la municipalité de Jérusalem à l’époque ottomane. Les Juifs palestiniens ont été très longtemps hostiles à la création d’un État juif en Palestine.
Dans les années qui précèdent la déclaration Balfour, les sionistes vont commencer à créer les institutions de leur futur État. La « banque coloniale juive » chargée de collecter les fonds de la colonisation est créée en 1899. Le KKL (Fonds National Juif) qui a pour but de « judaïser la terre » date de 1901. La stratégie est de fonder une société juive séparée de la société palestinienne, en créant des petites villes juives et en achetant des terres à des féodaux absents, ce qui permet d’expulser les métayers présents.
Dans la même période, Herzl et ses successeurs font le tour de tous les dirigeants antisémites européens en leur expliquant que sionistes et antisémites ont des intérêts convergents : qu’un maximum de Juifs quittent l’Europe. Et ils trouvent des oreilles favorables.
Pourtant en 1917, une partie infime des Juifs du monde entier vit en Palestine : environ 50 000 (alors qu’ils sont déjà 3 millions aux Etats-Unis et 6 millions dans l’empire russe). Les Juifs forment à peine 10% de la population palestinienne.
Que représentait Balfour ?
C’était un Chrétien pratiquant, très influencé par ce qu’on appelle aujourd’hui le sionisme chrétien.
Quand le protestantisme apparaît dans le monde anglo-saxon à la fin du XVIe siècle, la Bible est traduite en anglais et les personnages de l’Ancien Testament deviennent familiers. Pour tout un courant du protestantisme, les Juifs doivent retourner en terre sainte pour favoriser le retour du Christ. Par la suite, bien sûr, ils doivent se convertir à la vraie foi sous peine d’anéantissement. Car ces sionistes chrétiens croient en l’apocalypse. L’image du Juif qu’ils ont est un Juif imaginaire qui n’a rien à voir avec les masses juives d’Europe de l’Est qui ont commencé à émigrer vers l’Ouest.
Contre ces Juifs réels, Balfour partage les préjugés antisémites de son époque. Quand il est Premier ministre en 1905, il ferme les frontières et fustige dans un discours aux Communes ces Juifs polonais qui viennent semer la révolution à Londres.
Le 2 novembre 1917, il est Ministre des Affaires Étrangères et il envoie à Rothschild cette lettre.
« Cher Lord Rothschild,
J’ai le grand plaisir de vous adresser, de la part du Gouvernement de Sa Majesté, la déclaration suivante, sympathisant avec les aspirations juives sionistes, déclaration qui, soumise au cabinet, a été approuvée par lui.
Le Gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civils et religieux des collectivités non-juives existant en Palestine, soit aux droits et au statut politiques dont les Juifs disposent dans tout autre pays.
Je vous serais obligé de porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste »
Arthur James Balfour.
Y a-t-il une contradiction entre le Balfour de 1905 et celui de 1917 ? Aucune différence ! Pour Balfour comme pour tous les antisémites de son époque, les Juifs sont des parias asiatiques inassimilables en Europe et ils deviennent en partant en Palestine des colons européens en Asie, travaillant pour le compte de sa gracieuse majesté.
Le choix de Rothschild n’est évidemment pas neutre. Face à l’importance du courant révolutionnaire dans le monde juif, l’impérialisme britannique s’appuie sur la bourgeoisie juive. Les Britanniques ont déjà bénéficié de l’aide d’un des principaux dirigeants sionistes, Chaïm Weitzmann (1874-1952), chimiste de renom ayant émigré en Grande-Bretagne depuis l’empire russe, qui contribuera de façon décisive à doter l’armée britannique de puissants explosifs.
Qu’est-ce qui change après la déclaration Balfour ?
Après la déclaration et surtout après l’installation du mandat britannique, les sionistes vont bénéficier d’une aide ouverte pour créer l’embryon de leur État. Le syndicat sioniste Histadrouth est créé en 1920. Il créera dans la foulée la banque Hapoalim, la compagnie maritime Zim, la compagnie des eaux Mekorot, la compagnie d’autobus Egged et les principales caisses de retraites et de sécurité sociale. La même année est créée par la « gauche » sioniste la Haganah, véritable armée tolérée par l’occupant et ancêtre de la « vaillante » Tsahal.
Et puis, dès 1922, une administration qui deviendra en 1929 l’Agence Juive apparaît. Les Britanniques accordent aux sionistes une administration parallèle compétente sur tous les sujets : politique générale, immigration, colonisation, travaux publics, éducation, santé.
La population palestinienne ne s’y trompera pas. Les pétitions et protestations contre l’immigration massive et les confiscations de terre se multiplieront. Sans succès.
Lors des émeutes de 1920, de nombreux dirigeants palestiniens espèrent encore que les promesses britanniques faites aux nationalistes arabes seront tenues. Les émeutes de 1929 résultent, d’après l’occupant, de la non-réalisation des aspirations politiques des Arabes. Belle litote.
Entre 1936 et 1939, lors de la grande révolte palestinienne, l’armée britannique est alliée à la Haganah et aux terroristes de l’extrême droite (l’Irgoun de Menahem Begin). Cette guerre fera 12 000 morts chez les Palestiniens. Des villages palestiniens seront détruits par l’aviation et les élites palestiniennes expulsées. 20 ans après la déclaration Balfour, le nettoyage ethnique de 1948 est programmé. Mais les Juifs en 1939 ne forment toujours qu’un tiers de la population de la Palestine mandataire et ils possèdent moins de 8 % de la terre. Et le sionisme est toujours un projet minoritaire chez les Juifs. C’est désormais sans le colonisateur britannique que le sionisme réalisera son projet.
100 ans après la déclaration Balfour, l’entreprise coloniale conçue par cette déclaration a engendré en toute logique un État d’apartheid.
Pierre Stambul