TRIBUNE publiée le 25 novembre 2020 sur le site du Nouvel Obs.
L’enfance ne relève pas de la suspicion, mais de la protection », estiment des personnalités juives, qui s’inquiètent des signalements et des poursuites judiciaires contre des enfants accusés de complaisance envers le terrorisme.
Depuis l’assassinat de Samuel Paty, des centaines d’enfants et d’adolescents se sont vu accuser de complaisance vis-à-vis du terrorisme, signalés aux autorités rectorales, assignés en justice pour apologie du terrorisme. Certains, scolarisés en CM2, ont passé une journée entière en retenue judiciaire, auditionnés dans un commissariat. D’autres ont subi perquisitions et interrogatoires, parfois pour la simple possession d’une feuille avec une inscription en arabe.
Les chiffres rapportés par la presse ne permettent aucun doute. La surveillance, de fait ciblée sur les enfants musulmans, voulue par le ministre de l’Education nationale a été suivie par une partie du personnel de l’Education nationale et s’est traduite par un traitement différencié pour des centaines d’enfants.
En effet, la mise en place d’un tel dispositif de contrôle – soutenu par des discours répétés mettant en cause les musulmans comme des candidats privilégiés de la radicalisation – procède nécessairement d’une suspicion généralisée portée sur une partie de la population et partagée par suffisamment d’acteurs, par ailleurs plus ou moins convaincus.
Pourtant, l’enfance ne relève pas de la suspicion, mais de la protection. L’intérêt supérieur de l’enfant c’est de le protéger contre toute atteinte à sa qualité d’enfant et aux droits qui y sont attachés. C’est précisément de cela dont sont dépouillés les centaines d’enfants signalés et/ou poursuivis pour apologie du terrorisme. Pour eux, il ne sera pas question d’écoute et d’accompagnement, mais de judiciarisation et de sanctions pénales et/ou rectorales.
Les enfants de la République et les autres
C’est une ligne de démarcation qui se trace entre les enfants que l’on continue à protéger, et ceux que l’on sacrifie sur l’autel de l’actualité. Entre les enfants que la République reconnaît comme les siens, et les enfants des autres. La contradiction entre la place accordée à l’enfance dans notre société et le traitement des enfants musulmans révèle la portée politique d’une telle différence de traitement. S’il est nécessaire de tordre jusqu’à la rupture nos principes éthiques, c’est que ces enfants sont dangereux pour nos enfants.
Force est de constater que le ciblage des enfants musulmans s’articule à une politique plus générale de stigmatisation des communautés musulmanes constituées en « corps indésirable », voire en ennemi de l’intérieur. La tentative, partiellement réussie, de mobiliser l’école et le personnel de l’Education nationale dans cette entreprise politique est terriblement inquiétante. Elle dénote la persistance du rejet des musulmans, fonctionnant de plus en plus comme un code culturel diffus dans l’ensemble de la société civile.
Si l’histoire doit participer de notre boussole politique pour le présent, alors il nous est impossible de ne pas évoquer l’expérience de milliers d’enfants juifs, français ou étrangers, dépouillés de leur enfance et de leur dignité par l’agenda politique vichyste et sa suspicion antisémite. S’il a été possible de livrer à la barbarie des milliers d’enfants juifs, c’est que l’antisémitisme était suffisamment ancré dans l’imaginaire collectif français pour que cela ne soulève pas plus de résistance dans la société.
Il ne s’agit évidemment pas de comparer des séquences historiques fort différentes, ni de faire de l’antisémitisme des années trente et de l’islamophobie d’aujourd’hui des phénomènes similaires en tout point. Cependant, alerter sur les formes de continuités et de transferts entre le passé et le présent nous apparaît, dans la période actuelle, comme essentiel afin d’enrayer et de prévenir toute forme de régression brutale.
Enrayer la logique funeste
La période de crise aiguë que nous traversons alimente notre inquiétude car c’est de la suspicion et du déchirement que naissent les monstres. Même les certitudes les plus solidement tenues pour inébranlables s’érodent. L’émancipation des juifs, au lendemain de la Révolution française, n’a pas empêché le développement et la diffusion d’un antisémitisme parfaitement adapté à la société française moderne et n’attendant qu’un événement suffisamment traumatique pour faire sauter les dernières digues républicaines. Le ressenti social tendait déjà à être redirigé contre les juifs, l’occupation allemande lui ouvrira les portes du pouvoir.
Nous assistons, depuis plus de deux décennies, à une accélération de la stigmatisation des communautés musulmanes en France. Elle prend aujourd’hui une tournure effroyable, dans une période qui n’en finit plus d’accumuler les colères et le ressenti des catégories les plus reléguées socialement. Les positions et les mesures du gouvernement s’inscrivent dans une logique d’accentuation des clivages et des ressentis. Elles procèdent, ainsi, bien plus d’une logique guerrière que d’une démarche d’apaisement et de protection collective. Nous, membres de la société civile, juifs ou d’origine juive, appelons à enrayer cette logique funeste.
En ce sens, nous saluons les nombreux et nombreuses professeurs, enseignants et instituteurs, qui ont su tenir bon et ont dénoncé les incitations à poursuivre la politique du gouvernement dans leurs établissements. Nous saluons également l’ensemble des acteurs de l’éducation populaire et de la protection de l’enfance mobilisés dans l’accompagnement des enfants en ces temps difficiles.
Premiers signataires :
Rony Brauman, médecin essayiste, ex-président de MSF
Gérard Haddad, psychanalyste
Dominique Vidal, journaliste historien
Éric Hazan, éditeur
Ron Naiweld, historien chargé de recherche au CNRS » »
Joëlle Marelli, traductrice, chercheuse indépendante
Sonia Dayan Herzbrun, professeur émérite université de Paris
Annie Ohayon, productrice
Eyal Sivan, cinéaste
Dominique Natanson, animateur du site mémoire juive et éducation
Mihal Raz, sociologue EHESS
Tal Dor, sociologue Université Paris VIII
Ariella Azoulay, professeur de culture moderne et media, et littérature comparée Université Brown Providence USA
Mariane Vl Koplewicz, Éditions du Souffle
Henri Goldman, revue Politique, Bruxelles
Madeleine Estryn-Behar, médecin
Michel Emsalem, mathématicien
Suzanne Körösi, universitaire
Naruna Kaplan de Macedo, cinéaste
Didier Epsztajn, éditeur chez Syllepse
Leslie Kaplan, écrivaine
James Cohen, Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3)
Gabriel Hagaï, rabbin
Patrick Silberstein, éditeur chez Syllepse
Corinne Sibony, conseillère d’orientation psychologue
Raphaël Cahen, Doctorant en Philosophie Toulouse Jean Jaurès
Elsa Roland, chercheuse ULB Bruxelles
Julien Cohen-Lacassagne, écrivain.
Michèle Faÿ, militante associative
Gérard Faÿ, universitaire
Evelyne Reberg, auteure jeunesse
Michèle Sibony, enseignante
Michel Warschawski, militant anticolonialiste
Jonas Sibony, enseignant chercheur
Michel Staszewski, Université libre de Bruxelles
Simon Assoun, éducateur spécialisé en protection de l’enfance
Fabienne Brion, UC Louvain, faculté de droit et de criminologie
Leila Vidal-Sephiha, Assistante à la mise en scène au Schauspielhaus de Zurich
Lorenzo Graf, tourneur
Chilea’s, beatmaker et DJ » »Revital Madar sciences po Reims
Adolfo Kaminsky, photographe
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