Monsieur le Grand Rabbin, Monsieur le Maire, ma très chère famille, ma chère Ursule,
Faire l’hommage de son père est toujours un exercice difficile. Faire celui du Grand Rabbin Warschawski quasiment impossible. Impossible, car il était tout à la fois un érudit, un maître adulé par ses centaines d’élèves, un homme engagé dans la société française, le chef de la tribu des Warschawski, et, plus que tout, un rabbin.
Pour lui, le rabbinat est un sacerdoce de 24 heures par jour et de 365 jours par an. Il n’y a ni week-end ni vacances : il se doit à sa communauté du matin au soir, et doit être disponible comme le soldat qui dort avec ses chaussures pour être prêt a se lever a la moindre alerte.
Quoi que né, comme son nom l’indique, dans une famille immigrée de Pologne, il était le plus alsacien des Alsaciens. Sa jeune adolescence à Quatsenheim, après le décès de sa mère, y est pour beaucoup, ainsi que la proximité avec ce pilier de l' »Alsacienneté » qu’était Armele Ash de Bischheim. Rares sont ceux qui comme lui parlait le patois juif local, le Yiddish Daitsch, qui comme lui connaissait l’histoire des Juifs d’Alsace, et défendait avec obstination les rites particuliers à cette communauté profondément enracinée dans son terroir et ses coutumes.
Strasbourg était son grand amour, et pour ne pas quitter SA communauté, il a refusé plusieurs postes prestigieux, que ce soit en Algérie ou en Israël. Même Jérusalem, le second grand amour de sa vie après qu’il y soit venu pour une année sabbatique en 1963, et la ville où vivent la plupart de ses enfants et de ses petits-enfants, n’a pu lui faire quitter sa communauté. « Apres la retraite… » nous disait-il, et c’est effectivement ce qu’il a fait, retrouvant à Jérusalem nombre de ses élèves qui, tout naturellement, ont recrée autour de lui une communauté juive-alsacienne et un lieu de prière en Ville Sainte que mes enfants et mes neveux appellent d’ailleurs « Ohel Kouguelopf », le Tabernacle du Kouguelopf.
Communauté : pour le Grand Rabbin Warschawski, la communauté c’était tous les Juifs de Strasbourg: pratiquants ou non, croyants ou agnostiques, et quelque fut leur origine. A ce propos, je me souviens de Kippour 1967: j’étais venu de Jérusalem pour passer les fêtes en famille, et à la Synagogue, après la prière du matin, Papa me fait signe: on va aller prier Moussaf, la prière de midi, à l’oratoire des jeunes, puis quitter le bâtiment de la grande synagogue pour continuer la prière dans l’oratoire de la communauté séfarade, puis celle de l’après- midi à Adass Isroel, la synagogue polonaise, pour revenir terminer cette longue journée de recueillement à la Grande Synagogue. C’est ainsi que ce Kippour mémorable, nous avons traversé toute la ville, Papa vêtu de son long linceul blanc, comme il est de coutume en Alsace. Pour le Grand Rabbin, la communauté, c’était toutes ses composantes.
Combien symbolique est votre décision de nommer cette allée la « Allée Max Warschawski », juste à coté du cimetière juif de Cronenbourg: papa a du batailler pour que les Juifs rapatriés d’Algérie y soient enterrés; pour lui, et il aimait nous le répéter, Dieu ne fait pas, dans l’au-delà, de distinction entre Ashkénazes et Séfarades, ni entre riches et pauvres, ni même entre bons et mauvais Juifs, car, nous disait-il avec cette humilité et cette croyance en l’homme qui le caractérisaient, « qui sommes nous pour décider qui est un bon Juif ou non ».
Intransigeant pour lui et sa famille pour tout ce qui a trait à la pratique des commandements, il ne jugeait pas ceux qui choisissaient une pratique moins stricte du Judaïsme, et, contrairement à bien d’autres orthodoxes, jamais on n’a pu l’entendre user du concept péjoratif de « Juifs de Kippour ».
Si le Grand Rabbin Warschawski était un homme de dialogue et d’harmonie dans la communauté juive, il l’était tout autant pour le dialogue inter-religieux: pionnier, avec maman, des Amitiés Judéo-Chrétiennes à Strasbourg, il sera des décennies plus tard, à Jérusalem, un des piliers de « Clegy for Peace », groupe de réflexion et de dialogue inter-religieux.
Homme de dialogue, homme d’engagement aussi: depuis sa décision, encouragée par son maître le Grand Rabbin Deutsch, de rejoindre pendant la guerre le maquis des Éclaireurs Israélites de France dans la Montagne Noire, prés de Castres qu’il a libéré avec ses camarades, en 1944. Engagement dans les combats anti-racistes et profondément anti-colonialiste – ce qui lui a valu quelques déboires avec l’administration, pour n’avoir pas respecté son devoir de réserve. Engagement aussi pour la défense d’Israël, même s’il ne cachait pas ses critiques contre la politique de certains de nos dirigeants. Ses enfants ont hérités de cette philosophie de l’engagement. « Ne pas être indifférents à ce qui se passe autour de vous, nous les Juifs avons été victimes de l’indifférence » nous disaient nos parents. Et quelle fierté de maman que de voir au rassemblement hebdomadaire contre la colonisation du quartier de Cheikh Jarah à Jérusalem, 19 membres de la tribu Warschawski élargie. Quelle fierté de ses filles Judith, pilier des Femmes en Noir à Jérusalem, et Evelyne, élue à Marseille et active dans une communauté juive où il n’est pas bon ton d’être de gauche.
Dans le bureau de papa, il y avait sur un des murs, et bien en évidence, une photo du Rabbin Samson Raphael Hirsch de Francfort. Papa se considérait comme son disciple, et celui qui continue son enseignement de « Tora im Derech Eretz », c’est-à-dire la synthèse entre un judaïsme qui ne triche pas avec la Tora et ses lois, et un engagement dans la modernité et dans la Cite. Tora et Derech Eretz – c’est en deux mots l’héritage que nous lègue le Grand Rabbin Warschawski, nous ses enfants, vous ses nombreux élèves, à Strasbourg et à Jérusalem.
Papa avait l’habitude de dire: « Quand une communauté choisit un Rabbin, elle doit avant tout s’interroger sur sa femme ». Le rabbinat est une mission qui se réalise en couple, et le rôle de la « rabbine », comme on disait à Bischheim, est aussi important que celui du rabbin, et peut-être aurait-il fallu dénommer cette rue « allée Max et Mireille Warschawski »? Quoi qu’il en soit, merci aux édiles de la ville de Strasbourg, pour avoir ainsi honoré la mémoire de notre père. Comme on le dit dans notre tradition, en l’honorant c’est Strasbourg et ses élus qui se sont honorés.
Michel Warschawski