Hijab : pour le principe de non-domination

Par Philippe Marlière
Politiste

Depuis la fin des années 1980, le débat sur la laïcité a souvent pris un tour irrationnel, aux antipodes de la loi de 1905. Pour tenter d’y voir plus clair et sortir de l’impasse, pourquoi ne partirait-on pas du point de vue des femmes musulmanes ? En France, comme en Iran.

La querelle autour du hijab, ce vieux feuilleton français. Il est apparu dans nos médias en 1989, lorsque trois collégiennes qui portaient un foulard ont été exclues de leur établissement scolaire. La saga dite du foulard/voile/hijab n’est pas de bonne qualité. Ses acteur.ice.s principaux.les sont fatigué.e.s et récitent leur rôle sans grande conviction. Depuis le temps, les positions se sont durcies : au nom de la laïcité, les partisan.e.s de l’interdiction des signes religieux à l’école s’opposent à celles et ceux qui voient dans le rejet virulent du hijab une atteinte à la laïcité car celle-ci garantit l’expression des croyances dans l’espace public.

Au nom de la défense de la laïcité (entendue ici comme un espace a-religieux) et de l’égalité entre élèves, les député.e.s ont voté en 2004 une loi interdisant le port de signes religieux « ostentatoires ». Cette décision est troublante à double titre : en vertu de la loi de 1905 qui aménage la séparation de l’Église et de l’État, seul.e.s les fonctionnaires sont tenu.e.s à un devoir de neutralité. Pourquoi avoir étendu cette prescription à des élèves qui ne sont que des usagers d’un service public ? Par ailleurs, on peut s’interroger sur cette conception de l’égalité qui impose à toutes et à tous de se conformer à un modèle vestimentaire dominant. De fait, en interdisant le pluralisme vestimentaire dans les écoles, on ne respecte pas les croyances de tous.tes élèves et on les traite en conséquence de manière inégale. Une égalité réelle ne devrait-elle pas, au contraire, respecter les choix et croyances de toutes et tous ? Peut-on parler d’égalité quand des élèves sont brimées ou humiliées par une injonction vestimentaire qui s’impose à elles contre leur gré ?

La loi de 2004 a donné raison aux partisan.e.s d’une interprétation communautarienne de la laïcité. Cette lecture est « communautarienne » (le terme est utilisé ici dans son acception en philosophie politique) dans le sens où elle a pour principe l’obligation pour chaque élève de se conformer aux normes et pratiques dominantes de la communauté nationale (dans le cas français, il s’agit d’une culture ambiante qui est hostile aux religions, notamment l’islam). Une interprétation pluraliste et libérale (dans l’esprit des débats qui ont amené au vote de la loi de 1905) aurait toléré le port de signes religieux en classe. Force est de constater que les interdictions des signes religieux restent rares dans les écoles en Europe. On s’aperçoit alors que ces signes religieux n’entravent ni le déroulement des enseignements, ni n’incommodent les autres élèves.

Près de 15 ans après le vote de cette loi, le vieux feuilleton continue poussivement. Les lignes de fracture sur cette question ne séparent pas une gauche d’une droite, mais parcourent chaque camp, certes à des niveaux divers. C’est la gauche qui apparaît la plus divisée. On y trouve d’un côté des communautariens qui ne veulent pas entendre parler de signes religieux à l’école et mènent campagne contre le hijab « symbole de l’asservissement des femmes ». De l’autre, des pluralistes qui apportent leur soutien aux porteuses de hijab au nom du « respect des minorités » et de la lutte contre l’islamophobie. Ces disputes, souvent virulentes, sont devenues un véritable dialogue de sourds, chacun.e campant fermement sur ses positions. Les controverses et les dérapages racistes/islamophobes se multiplient dans les médias et sur les réseaux sociaux. Pourquoi une telle tension malsaine ? Chaque camp a le sentiment de défendre la « bonne » interprétation de la laïcité. Pour tenter d’y voir plus clair et de sortir de cette impasse, ne serait-il pas profitable de cesser les débats interminables sur la laïcité qui ne règlent rien ? Puisque ce débat concerne essentiellement la question du hijab, pourquoi ne partirait-on du point de vue des femmes musulmanes ?

Si les femmes musulmanes font des choix opposés sur la question du hijab,
ne serait-il pas logique de s’en tenir à ces choix et de les respecter ?

Les faits sont clairs : dans certaines circonstances, des femmes rejettent le port du hijab qu’une partie externe leur impose (État, époux, famille). Dans d’autres situations, les femmes revendiquent de pouvoir porter le hijab, en dépit des interdictions et des discriminations qu’elles doivent encourir de la part de la société. À partir de cette double observation empirique, émettons l’hypothèse suivante : si les femmes musulmanes font des choix opposés sur la question du hijab, ne serait-il pas logique de s’en tenir à ces choix et de les respecter ? Les communautariens et les pluralistes s’accordent au moins sur ce point : les femmes sont des êtres autonomes et libres. Si tel est le postulat de chaque camp, alors il convient de respecter les choix qu’expriment les femmes sur la question du hijab.

La gauche pluraliste qui défend le droit des femmes à porter le hijab en France au nom du respect des minorités et de la lutte contre l’islamophobie peine à répondre à l’objection suivante : « En Iran, des femmes se battent pour ne pas avoir à porter le hijab, symbole du pouvoir patriarcal des ayatollahs, et vous soutenez en France celles qui font le choix inverse ».

Pour un pluraliste, la position à adopter ne devrait pas faire l’ombre d’un doute : il faut sans hésitation prendre la défense des Iraniennes qui, avec un courage inouï, retirent leur hijab dans les rues de Téhéran et s’exposent à des sanctions sévères de la part des « gardiens de la révolution ». Ces femmes ont notre soutien et notre affection. L’une des premières décisions de ce régime théocratique et autoritaire, en 1979, a été d’instaurer un contrôle sur le corps des femmes, sur leur habillement et leur apparence. Il faut donc espérer que la campagne actuelle #WhiteWednesday prenne de l’ampleur et aboutisse à faire respecter le droit élémentaire des femmes de se vêtir en public comme elles l’entendent.

Les femmes qui refusent le port imposé en Iran (ou ailleurs) expriment un choix clair qui nécessite le soutien inconditionnel des démocrates et des féministes. De la même manière, le choix des femmes, en France ou ailleurs, de porter le hijab (quelle que soit leur raison ou motivation) doit être totalement respecté. Les femmes qui portent librement le hijab ont également notre soutien et notre affection face aux insultes, vexations et discriminations qu’entraîne souvent leur décision dans une société qui se veut libre et démocratique.

En résumé, dans ce débat lancinant sur le port du hijab, il n’existe qu’une seule position progressiste et cohérente : celle qui défend l’autonomie et les choix individuels des femmes. Un État et des individus qui prétendent « émanciper » des femmes contre leur gré, adoptent en réalité une position condescendante et autoritaire. Il est donc logique et nécessaire de soutenir les femmes qui enlèvent leur hijab à Téhéran ainsi que celles qui souhaitent le porter en France ou dans tout autre pays.

La non-domination justifie le rejet de l’imposition par l’État du port du hijab.
Mais elle permet aussi de justifier la position inverse.

Cette position dite « cohérente » qui privilégie la défense de l’autonomie et de la liberté des femmes s’inspire de la philosophie de Philip Pettit, un philosophe politique irlandais qui enseigne à Princeton. À l’aide du concept de non-domination, Pettit propose de dépasser la vieille opposition libérale entre « liberté négative » (on s’abstient d’intervenir dans la sphère privée d’autrui) et la « liberté positive » (l’individu a les moyens de réaliser sa propre autonomie, avec ou sans l’intervention des pouvoirs publics). La non-domination exclut que toute relation de pouvoir puisse assigner à la personne dominée une position sociale subalterne ou vulnérable. Ce principe envisage que l’État puisse intervenir au-delà d’un stade qui apparaîtrait “intrusif” dans le cadre de la « liberté négative ». Toutefois, l’État ne peut imposer aux individus une conception positive de ce que devrait être leur autonomie morale.

La non-domination justifie le rejet de l’imposition par l’État du port du hijab. Mais elle permet aussi de justifier la position inverse : la non-domination implique que l’État ne peut « émanciper » autoritairement des femmes qui portent librement le hijab au nom d’un « idéal de citoyenneté républicaine ». Ce principe s’oppose à la tendance républicaine française qui assigne aux individus une identité uniforme au nom de la « volonté générale ».

Ce paternalisme autoritaire de l’État doit d’autant plus être combattu qu’il ethnicise les minorités en stigmatisant leur particularisme supposé. En sommant la musulmane “déviante” de retirer son hijab, on insiste sur son altérité de musulmane et on la rejette comme corps étranger à la nation. Cet État-là est partisan car il s’embarque dans une politique d’émancipation spirituelle des femmes contre leur volonté. Cette imposition est contraire aux prescriptions de la loi pluraliste de 1905 qui pose le principe de la neutralité de l’État à l’égard des pratiques et des croyances religieuses. Ajoutons à cela qu’assigner au port du hijab une connotation strictement religieuse, c’est méconnaître sa vraie nature. Lorsqu’il est le fruit d’un choix librement consenti, le port du hijab n’est ni la marque de la domination masculine, ni simplement une déclaration religieuse : c’est aussi l’expression autonome d’une quête de soi.

Pour les démocrates, pluralistes et progressistes, le mot d’ordre devrait donc être : « Enlever le hijab en Iran, le porter en France : défendre partout l’autonomie des femmes ! »

Philippe Marlière

Politiste , Professeur de science politique à University College London