Intervention de Michèle Sibony, le 18 juillet 2025 à l’université d’été du QG décolonial.
Génocide…Qu’allons-nous faire de toute cette horreur ! Au lendemain du génocide, qui serons-nous et quelle mémoire transmettrons-nous ? Nous savons tout, tout n’a-t-il pas été dit, vu, montré, entendu sur Gaza, les termes, les enjeux discutés par les politologues, les juristes, les historiens, les experts, et pourtant ça continue, le réel de l’extermination continue. Rien ne parvient à empêcher les puissances coalisées de poursuivre l’alimentation de la chaîne génocidaire, argent, armes, projets pour l’après génocide. Et nous sommes là, hébétés témoins impuissants, à renverser ce réel, à le transformer en quelque-chose de supportable pour l’humanité, que faire alors ou comment faire ?
Ne pas savoir quoi dire, ne plus avoir de mots pour parler de ce réel. C’est ce qui avait été nommé « l’indicible » après un autre génocide. Horreur qui nous revient en pleine figure : nous sommes à la place aujourd’hui de tous ceux qui ont laissé faire ou du moins n’ont pu empêcher… Héritiers que nous sommes, nous tous en Europe, de la mémoire de la Shoah, et de toutes ses instrumentalisations politiques, le fameux plus jamais ça n’a jamais cessé de se reproduire et a conduit à ce génocide assumé, par l’Allemagne en tête ! Que faire de cet héritage programmé de génocidaires et de la responsabilité qui nous en incombe malgré nous et toute notre volonté ? Même si nous sommes très nombreux à refuser, avec des voix juives de plus en plus nombreuses aussi, cela suffit-il à nous laver de çà ? Les milliers de morts innocents nous hanteront toujours, pour nous rappeler que nous avons été impuissants, et de quoi était faite cette impuissance, de renoncements et de compromissions antécédents… ce sera notre héritage commun à nous tous. Qu’en ferons-nous ?
Comment notre héritage juif qui comprend la destruction des juifs d’Europe, nous aide-t-il à agir ? beaucoup d’entre nous s’y réfèrent pour refuser le génocide en cours. Cet héritage ou cette transmission compris très différemment par les Israéliens leur sert à justifier le génocide présent par celui passé, ce qui semble conduire d’ailleurs, inéluctablement à un processus d’autodestruction. C’est une vision du judaïsme, nationaliste et axée sur la possession exclusive de la terre, alors que la pérennité d’un collectif juif en Palestine ne peut passer que par la décolonisation des colons, une décolonisation rarement faite lors des mouvements de décolonisation, et dont on lit les effets dans l’expérience française : la France que nous vivons, est restée structurellement coloniale, après les indépendances de ses territoires.
Au-delà de tous les morts palestiniens, ce qui se passe est en train de détruire toutes les grandes traditions héritées des luttes passées : comme la justice, l’égalité, les droits humains, les grands organismes créés après la guerre, pour que plus jamais ça ; les valeurs universelles l’étaient-elles vraiment, élaborées par les puissances coloniales de l’après-guerre ? Nous allons tous nous retrouver dans une crise existentielle semblable à celle de l’après-guerre. Il va nous falloir inventer des formes nouvelles… tout en cherchant dans nos héritages ce qui pourrait nous aider.
« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament »1
J’emprunte à René Char cette phrase dictée par le désarroi de la guerre, et qu’Hannah Arendt a repris dans « crise de la culture ». Bien d’autres après elle ont été sensible à cette définition poétique.
René Char constate qu’il n’y a pas de transmission possible de ce dont a hérité la résistance. De ce qu’elle a découvert et défendu comme espace possible de liberté. Il s’agit d’un héritage transmis quoiqu’il arrive et sans consignes, et donc laissant toute liberté aux héritiers de s’en emparer ou pas.
Le choix des ancêtres, je l’ai entendu immédiatement comme le droit de choisir dans son héritage dans l’ensemble des transmissions reçues. Comme une liberté. Même s’il est clair que cet héritage choisi est une construction par après coup, entre nos sélections mémorielles, qui guident nos recherches par l’étude, et nos rencontres contingentes ou non. On ne peut ignorer au sens littéral ce que le passé nous a transmis. Il nous faut connaître notre héritage et choisir ce que nous en gardons… c’est le rôle de la mémoire. C’est peut-être ce qu’entend Goethe en écrivant dans Faust : « Ce que tu as hérité de tes ancêtres, afin de le posséder, acquiers-le »
J’ai cherché dans ma propre histoire, pardonnez-moi cette incursion biographique, ce qui résonnait avec ce titre « le choix des ancêtres ».
Ancêtres et libre arbitre
La première transmission dont je me souvienne, est celle d’une question posée à ma mère en rentrant de ma classe de CE2 à Rabat : pourquoi la maîtresse dit-elle que la capitale c’est Paris alors que tu dis que c’est Rabat, et pourquoi parle-t-elle des 4 grands fleuves de France sans citer le Bouregreg qui traverse Rabat ? Son explication sur le statut de protectorat français du Maroc et que de fait nous étions aussi soumis à la géographie française, fut une introduction à la compréhension du système colonial. Plus tard, en France, au collège, au début des années 60, les filles des rapatriés d’Algérie amenaient en classe leurs rancœurs et leurs souffrances, et rencontrant la décolonisation du Congo belge et les années bouleversées qui suivirent, elles prenaient évidemment le parti des colons blancs, et je me retrouvai seule, dans l’opposition, tant il était clair pour moi que j’avais hérité du regard anticolonial de ma famille. Par contre ce n’est que bien plus tard, que je pus faire le lien avec la colonisation de la Palestine. Rien dans mon entourage direct, rien dans les médias de l’époque, ne me permettait d’y accéder, seule la propagande sioniste formait les esprits.
Un second souvenir, en réponse à une autre question posée à mes parents : c’est quoi juif ? Mes parents m’ont répondu que c’était notre religion, on était juifs, et on ne devait pas l’oublier parce que 6 millions de juifs avaient été assassinés parce que juifs. Je n’ai saisi que bien plus tard que j’étais née 6 ans après la fin de la guerre, et à quel point ils étaient encore marqués par cette période.
Donc les premières transmissions reçues dont je me souvienne, et dans l’ordre : colonisée et juive
Qui sont mes ancêtres : ces vieux rabbins marocains de tous les côtés, d’origine espagnole et portugaise selon les recherches familiales ? Toutes ces paroles prononcées entendues qui s’adressaient à moi ou pas, et surtout on le sait bien, ce qui se transmet est inconscient.
Je dirais que la première transmission inconsciente qui me vient à l’esprit est «la peur ». Celle de mon père pendant la guerre, peur d’être arrêté par la police pendant les opérations nocturnes de marché noir avec son patron, ce qui lui a valu un choc nerveux dont il ne s’est jamais vraiment remis, peur aussi pendant les événements de l’indépendance, où il ne savait à quel saint se vouer, et où le choix du départ s’est imposé à lui comme celui d’un évitement. Rester chez lui, qui signifiait « redevenir » arabe, lui dont c’était la langue maternelle ; ou rester dans le giron illusoire que le protectorat avait construit pour lui, lui fabriquant une hybridité dont il lui serait dorénavant difficile de revenir. Cette peur si j’y pense, elle a provoqué chez moi une résistance en de nombreuses occasions, où je refusais de lui faire place. Il s’agissait pour moi de « traverser » pour le dépasser ce qui m’effrayait. Explorer le monde, les idées, les situations passait pour moi par le non, le refus d’abord toute évidence. L’envisager par la contradiction, quitte à l’accepter ensuite, après ce passage obligé. Comme si tout ce qu’on cherchait à me transmettre justement était suspect et devait être soigneusement étudié avant de pouvoir être accepté ou rejeté. J’ai même voulu à un moment remettre en question le fait d’être juive, je pensais à l’atmosphère calme et sereine des églises que j’adorais visiter, qui contrastait tellement avec le désordre et l’agitation bruyante de la synagogue. Je me suis vraiment posé la question de refuser ce fardeau et tout ce qu’il impliquait. Pourquoi pas après tout. Et puis j’ai été rattrapée par une forme de morale, et 6 millions de morts. Mais du coup j’ai eu l’impression d’avoir fait un choix après examen, celui d’assumer.
Les ancêtres, les miens, les rabbins de la Michna (le recueil des commentaires rabbiniques du pentateuque) avaient eux aussi tenté de résoudre en leur temps cette tension permanente du sujet entre sa détermination (tout ce dont il hérite) et son libre arbitre : ils se penchent sur cette question et concluent2 : « Tout est prévu, pourtant la liberté d’agir est donnée à l’homme. Le monde est jugé avec bienveillance, et tout dépend de la majorité des actions. » Ainsi chaque individu est héritier du tout mais sans testament, sans injonction divine qui lui dicterait ses actes, il trouve son libre arbitre dans l’action, et le jugement (divin) dépend de ses actions.
Un exemple d’action et de transmission : Une action fondatrice est celle du rabbin Yohanan Ben Zakkaï. En 70 après Jésus-Christ, Jérusalem est assiégée par les Romains, la révolte des hébreux risque d’être écrasée, l y a les voix de la résistance armée jusqu’au bout, il y a les voix de la reddition pure et simple, et Yohanan Ben Zakkaï invente un autre chemin : Il va négocier avec Vespasien et lui demande de lui donner une ville : Yavneh et ses sages, pour sauver l’essentiel : y fonder une école rabbinique consacrée à l’étude. Deux ans plus tard Titus fait détruire Jérusalem et le temple. Il renonce à la guerre, et au temple, pour préserver ce qui lui est le plus précieux. C’est un choix, c’est un pari car rien n’est garanti, et c’est un acte au sens plein du terme, une création.
Des siècles plus tard, dans un moment tout aussi dangereux, Sigmund Freud trouve, choisit dans sa mémoire des textes qu’il étudie, des correspondances entre sa situation, celle de l’école de la psychanalyse, et l’histoire de Ben Zakkaï. A l’apogée de la montée du nazisme en Autriche, en 1938 il est déchiré à l’idée de devoir quitter Vienne, au risque aussi de menacer la psychanalyse, en quittant sa ville de fondation, « la psychanalyse, écrit-il, n’a toujours pas de foyer plus précieux pour elle, que la ville où elle est née et a grandi ». Au moment de l’annexion de l’Autriche par le Reich, les psychanalystes juifs décident de partir. Freud retrouve alors Ben Zakkaï et l’évoque devant eux : après la destruction du temple de Jérusalem par Titus, Rabbi Yohanan Ben Zakkaï demanda la permission d’ouvrir une école à Yabneh pour l’étude de la Torah. Nous allons faire la même chose. »
Le chemin quand tout est bouché est toujours celui de l’étude, c’est ce qu’ont fait les centaines de milliers de Palestiniens emprisonnés, pendant des générations, ils ont étudié. Aujourd’hui encore les universités de Gaza détruites qui continuent d’aider par tous les moyens tous leurs étudiants encore en vie ont choisi comme bannière et devise : « l’éducation c’est la résistance. »
Le moment du génocide et de la destruction totale est un de ces moments clés, où il nous faut supporter l’insupportable et la terrible frustration, mais en sachant que nous sommes au milieu d’un chemin qui commence et finit indépendamment de nous. Et ainsi que le disait un autre ancêtre : c’est la marche qui fait le chemin. Peut-être devons-nous, nous aussi, penser à une école qui sauve l’essentiel. Une école pour apprendre ensemble et coconstruire le savoir qui nous est nécessaire. Une école qui nous permette de choisir librement singulièrement et collectivement, dans l’héritage sans testament qui nous a été transmis. Une école qui retrouve la mémoire et l’étude. Une école qui permette de façonner l’action, inventive et créative dont nous avons besoin.
« Le meilleur pour les turbulences de l’esprit, c’est apprendre, écrit Marguerite Yourcenar, C’est la seule chose qui n’échoue jamais. Vous pouvez vieillir et trembler, vous pouvez veiller la nuit en écoutant le désordre de vos veines… vous pouvez voir le monde qui vous entoure dévasté par des fous dangereux, ou savoir que votre honneur est piétiné dans les égouts des esprits les plus vils, il n’y a qu’une seule chose à faire dans de telles conditions : apprendre. »3
Pris dans le temps de la guerre et de la persécution, en 1940 Walter Benjamin évoque dans ses thèses sur le concept d’histoire un événement, un acte, qui se produisit lors de la révolution de juillet 1830 « les Trois Glorieuses ». Il explique que le jour qui inaugure un calendrier nouveau (révolutionnaire par exemple) fonctionne comme un accélérateur d’histoire, alors que l’horloge marque le retour infini d’un temps répétitif mécanique fixé d’avance, celui de la domination. Et il raconte : Au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur des horloges. Un témoin oculaire, qui devait peut-être sa clairvoyance au hasard de la rime, écrivit alors :
« Qui le croirait ! On dit qu’irrités contre l’heure,
De nouveaux Josué au pied de chaque tour,
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour » »
Tirer sur les horloges, pour arrêter le temps de la domination et inaugurer celui de la révolte des opprimés : Ce devrait être l’objectif de notre école. Une école dont nous avons déjà vu plusieurs prémices, et l’université décoloniale que nous inaugurons ce soir est peut-être, je l’espère en tous cas, la première pierre d’un édifice à construire. Parce que nous en avons tous besoin pour arrêter la marche du temps de la domination.
Note-s