Haidar Eid : « la campagne BDS a sans conteste donné de la force au peuple palestinien »

Logo BDS

Une interview de Haidar Eid – Écrivain et enseignant à l’université Al-Aqsa à Gaza, Haidar Eid est aussi un des initiateurs du mouvement international sous direction palestinienne pour le Boycott, le Désinvestissement et les Sanctions. Il a accepté de répondre aux questions de « Chronique de Palestine »

Chronique de Palestine : Haidar, pouvez-vous vous présenter, ainsi que le mouvement BDS dont vous êtes l’un des principaux animateurs ?

Haidar Eid : Permettez-moi de commencer en précisant que tous les points de vue que j’exprime ici sont les miens et les miens seuls ; ils ne reflètent pas nécessairement les vues de l’ensemble du mouvement BDS ou de toute autre organisation.

Je suis un professeur agrégé en littérature et études culturelles à l’Université Al-Aqsa basée à Gaza, conseiller politique de Al-Shabaka (le Réseau de la politique palestinienne), co-fondateur du One Democratic State Group, et un militant BDS. Il peut être intéressant de rajouter que j’ai passé quelques années en Afrique du Sud où j’ai obtenu mon doctorat à l’Université de Johannesburg, la première institution universitaire internationale à avoir mis fin à ses liens avec une université israélienne.

En ce qui concerne le mouvement BDS, c’est un mouvement à l’échelle mondiale, pour la liberté, la justice et l’égalité, mais sous direction palestinienne. Israël a violé le droit international en occupant et colonisant Gaza et la Cisjordanie, ainsi que Jérusalem depuis 1967, tout en niant à des millions de réfugiés palestiniens leur droit au retour dans les villages et les villes d’où ils ont été ethniquement nettoyés en 1948, et en pratiquant la discrimination contre les citoyens palestiniens. Le mouvement BDS, qui s’inspire du mouvement anti-apartheid sud-africain du siècle dernier, vise à exercer une pression sur Israël pour qu’il mette fin à son système oppressif multi-formes et d’une telle durée – à savoir l’occupation, la colonisation et l’apartheid – afin de permettre au peuple palestinien d’exercer son droit à l’autodétermination.

En l’absence de toute mesure sérieuse venant des organismes officiels de la communauté internationale, et je dois ajouter ici que nous en avons plus qu’assez de la rhétorique creuse qui nous mène nulle part alors qu’Israël est en pleine phase d’expansion et de construction de nouvelles colonies — faisant une fiction de la solution à deux États — la société civile palestinienne a décidé en 2005 de s’adresser aux syndicats, aux églises, aux établissements d’enseignement, aux institutions universitaires et culturelles et aux mouvements populaires à travers le monde, pour qu’ils traitent Israël de la même manière qu’ils ont traité l’apartheid en Afrique du Sud, et ceci jusqu’à ce qu’Israël se conforme au droit international. Et je dois dire que cela fonctionne ; BDS a un impact très sérieux sur Israël et sur le soutien international dont il dispose après de ses alliés.

C.P : Le mouvement BDS au niveau international semble maintenant entraîner de vives réactions, autant du gouvernement israélien que des lobbies pro-israéliens dans le monde entier. Comment expliquez-vous ce moment certainement très particulier ? Est-ce l’expression d’un rapport de force qui a changé ?

H.E : Permettez-moi de clarifier ce point. Quand nous, la société civile palestinienne, avons publié notre appel BDS en 2005, nous comptions sur les gens de conscience plutôt que sur les gouvernements et les entreprises complices. La plupart d’entre nous avons fait valoir qu’il fallait s’adresser aux gens ordinaires, qui achètent des produits dans les supermarchés, aux artistes, aux personnalités culturelles, universitaires, sportives etc… C’est-à-dire, à notre « communauté internationale » faite de la société civile, des églises, des fonds de pension, des municipalités, des clubs, des groupes de musique, des universités et autres. De nos jours, ceux-ci sont le moteur de la démocratie libérale et représentative. Ceci est l’une des principales leçons que nous avons tirées du mouvement anti-apartheid.

Il a fallu à la communauté internationale plus de 30 ans pour tenir compte de l’appel lancé par les représentants des Sud-Africains opprimés. Dans notre cas, il n’y a que 11 ans [que l’appel au BDS a été lancé] et le résultat est supérieur à ce que ce que nous avions prévu en 2005. Je pense que les lobbies pro-israéliens ont réalisé que nous nous dirigeons vers ce que nous appelons notre « moment sud-africain ». Je dirais que la campagne BDS a sans conteste donné de la force au peuple palestinien et a prouvé que « oui, nous pouvons ! »

C.P : La radicalisation jouant dans les deux sens, peut-on dire que le gouvernement israélien a aujourd’hui atteint un sommet dans sa politique de répression et de dépossession du peuple palestinien ?

H.E : Bien sûr, cela dépend de comment vous définissez la radicalisation. La radicalisation de l’opprimé est en effet nécessaire, dans le sens où elle met en évidence l’importance de décoloniser les esprits. Et cela fait partie de la pédagogie de l’opprimé, pour reprendre l’expression de Paulo Freire.

Mais d’autre part, l’oppresseur, les sionistes israéliens dans ce contexte, se sont « radicalisés » dans le sens fasciste du terme. Plus de 92% des Juifs israéliens ont soutenu la guerre contre Gaza en 2014, et plus de 52% d’entre eux soutiennent la discrimination contre les Palestiniens. Le gouvernement israélien actuel est le gouvernement le plus fasciste et d’extrême-droite dans l’histoire du pays. Mais il est important de rappeler que la majorité des Sud-Africains blancs au milieu des années 80 avaient voté pour le raciste et quasi-fasciste Parti national. Cela pourrait être l’heure la plus sombre avant l’aube. Et il ne faut pas oublier que je réponds à ces questions depuis Gaza assiégée, le plus grand camp de concentration sur terre, où Israël a mis en œuvre une politique que le courageux militant israélien Ilan Pappe qualifie de « génocide incrémental ».

C.P : En dehors de la Palestine, le mouvement est de plus en plus relayé dans les milieux universitaires et syndicaux, mais aussi à travers les institutions religieuses, les organisations culturelles, les municipalités pour n’en nommer quelques-uns. Pour vous, quelles sont les tâches prioritaires du mouvement de solidarité internationale à l’égard du mouvement BDS ?

H.E : Tout d’abord, nous sommes très clairs sur la difficulté du contexte. Il appartient à nos partenaires de décider de leurs priorités en tenant compte de la sensibilité de leur environnement. Voilà précisément pourquoi nous avons passé beaucoup de temps à élaborer d’une façon très démocratique sur la définition de la normalisation et sur les lignes directrices du boycott.

Cela dit, permettez-moi de dire que nous et nos partenaires, et – de façon assez ironique – l’establishment au pouvoir en Israël, sommes arrivés à la conclusion que le BDS est la forme la plus importante et stratégique du soutien à notre lutte pour l’autodétermination, c’est-à-dire pour la fin de l’oppression israélienne sur notre peuple. À l’heure actuelle, face aux formes d’oppression sans précédent auxquelles nous sommes exposés – et j’ai à nouveau la bande de Gaza à l’esprit pendant que je réponds à vos questions – nous voulons que le monde isole le régime israélien d’occupation, de colonialisme et d’apartheid, et le sanctionne.

Israël n’aurait pas lancé trois guerres massives et génocidaires en utilisant des avions F16 et F35, des bombes au phosphore, des armes interdites, le tout fabriqué en Occident, par des mains occidentales, s’il n’avait pas disposé du soutien financier et militaire des pays occidentaux complices. En plus de toutes leurs impressionnantes campagnes de boycott des produits israéliens et des institutions académiques et culturelles qui tirent profit de l’oppression du peuple palestinien, nos alliés et nos partenaires doivent se mobiliser encore plus pour imposer un embargo militaire sur Israël. Nous avons bien conscience que cela nécessite un surcroît de campagnes.

C.P : Le mouvement BDS peut-il finir par mettre économiquement en difficulté l’État sioniste ? Est-ce l’un de ses objectifs ?

H.E : En fait, c’est ce qu’il a déjà commencé à faire. C’est ce que l’ONU, la Banque mondiale, entre autres experts disent. C’est un fait bien connu que l’économie israélienne est largement tributaire du commerce et de l’investissement international. Donc, si vous ciblez les entreprises étrangères qui bénéficient des violations israéliennes du droit international comme le font les militants BDS qui ciblent les entreprises étrangères qui investissent dans l’apartheid, vous comprendrez pourquoi les entreprises internationales telles que la société irlandaise de matériaux de construction CRH, Véolia, Orange – entre autres – ont perdu des milliards de dollars et ont décidé de se désengager d’Israël à la suite des fortes campagnes de désinvestissement dont elles ont été la cible.

Selon un rapport des Nations-Unies, la guerre à Gaza et la campagne BDS sont l’explication d’une forte diminution des investissements directs étrangers, qui ont dégringolé de 46% en 2014 par rapport à 2013.

Un autre rapport de la Banque mondiale fait état d’une baisse de 24% des importations palestiniennes en provenance d’Israël suite au boycott. Sans parler des rapports du gouvernement israélien et de la Rand Corporation qui ont prédit que le BDS pourrait coûter des milliards de dollars supplémentaires à l’économie israélienne. En outre, certaines grandes sociétés israéliennes sont entrées liquidation à cause d’un impact direct des campagnes de boycott qu’elles ont subies.

C.P : Pensez-vous que ce mouvement, né d’une initiative palestinienne, est désormais suffisamment enraciné dans la société palestinienne elle-même ?

H.E : C’est une question très délicate ! Notez que le mouvement BDS est une campagne mondiale sous la direction des Palestiniens. Il est la meilleure expression de solidarité avec le peuple palestinien opprimé, que ce soit dans les territoires occupés de 1967, ou pour les citoyens palestiniens d’Israël, ou pour les réfugiés. Nous, en Palestine occupée, sommes contraints de faire face à l’oppresseur. Personne ne peut entrer ou sortir de Gaza et de la Cisjordanie sans le consentement d’Israël !

Mais l’écrasante majorité des différents secteurs de la société civile palestinienne, y compris les forces politiques, est représentée au Secrétariat du Comité national pour le Boycott. Cela signifie qu’il y a presque un consensus sur la nécessité de boycotter Israël. En tant qu’universitaire, je peux confirmer que presque toutes les universités palestiniennes, à une exception près, respectent les lignes directrices de la campagne BDS, en parfaite connaissance du rôle complice joué par toutes les institutions universitaires israéliennes dans le maintien du système israélien d’occupation, d’apartheid et de colonialisme. Mais, comme dans l’Afrique du Sud du siècle dernier, vous avez ceux qui veulent absolument une normalisation avec l’oppresseur. Nous exerçons sur eux une pression morale, et tentons de dénoncer leurs projets de normalisation.

C.P : Le BDS semble avoir une dynamique en lui-même qu’il semble impossible, sur le long terme, de contenir. Mais n’y a-t-il pas un risque, étant donné que cela apparaît comme une sorte de « solution miracle », d’oublier d’autres terrains de lutte, comme le soutien aux prisonniers politiques palestiniens en Israël, ou la levée du siège de Gaza, pour n’en citer que quelques-uns ?

H.E : Il est impossible de séparer le BDS des autres stratégies de résistance populaire. Comme pour les Sud-Africains, la lutte palestinienne repose sur quatre piliers, y compris le soutien international sous la forme de la campagne BDS. Les autres formes de lutte populaire complètent le BDS qui vise principalement à isoler l’État israélien d’apartheid. Nous, dans le mouvement, avons combiné notre lutte locale avec la solidarité internationale.

Alors que je réponds à ces questions, nos militants BDS enregistrent une vidéo pour accueillir le Bateau des femmes pour Gaza qui vise à briser le siège. Je faisais moi-même partie du comité de pilotage international du Freedom Gaza March et il est pour nous tout à fait clair que la rupture du siège ne peut être séparée du soutien à notre appel BDS.

Nous avons également reçu l’appui de tous les prisonniers politiques dont les dirigeants ont envoyé des messages de soutien à la Conférence nationale BDS tenue à Ramallah.

C.P : Revenons à la question des prisonniers palestiniens en Israël. La multiplication au cours des dernières années, de grèves de la faim collectives et individuelles, très longues et qui mettent en danger chaque fois la vie des grévistes, est-elle le reflet d’un tournant important dans le mouvement des prisonniers ?

H.E : Il y a eu des grèves de la faim auparavant, mais pas aussi fortes et déterminées que celles que nous voyons ces derniers temps. Bien sûr, vous mettez votre vie en danger lorsque vous vous lancez sur une tel objectif. Mais Mandela n’a-t-il pas sacrifié 27 ans de sa vie pour atteindre un noble objectif ? Bobby Sands n’a-t-il pas payé un prix très lourd dans sa lutte pour sa propre liberté et celle du peuple irlandais ? Ce que nos prisonniers ont à l’esprit – et remarquez que presque tous ceux qui sont entrés en grève de la faim sont des détenus administratifs, sans inculpation ni procès – est soit la liberté, soit une mort digne. Cela devient un élément d’un discours collectif en Palestine, et je dirais que c’est un tournant dans la lutte des prisonniers pour la dignité et la liberté.

C.P : Comment la société palestinienne à l’intérieur de la Palestine de 1948 ou dans la diaspora, soutient-elle aujourd’hui le mouvement BDS ?

H.E : L’un des pièges des Accords d’Oslo est qu’ils ont réussi temporairement et relativement à redéfinir le peuple palestinien en le limitant à ceux qui ne vivent que dans la bande de Gaza et la Cisjordanie, en ignorant le droit au retour des deux tiers du peuple palestinien, soit 69% d’entre eux, qui sont des réfugiés. Un autre élément est représenté par les Palestiniens de 1948 [résidant dans ce qui est appelé Israël aujourd’hui] qui sont traités comme des citoyens de troisième classe et exposés à un système discriminatoire et d’apartheid.

En fait, il y a plus de 50 lois fondamentales en Israël qui définissent l’État comme une entité basée sur un apartheid ethno-religieux.

Voilà pourquoi le BDS, en tant que mouvement fondé sur les droits, a pratiquement – à l’écart de toute rhétorique creuse – redéfini le peuple palestinien pour inclure la Diaspora et les Palestiniens de 1948. Les deux groupes jouent un rôle majeur dans la conduite des campagnes BDS, en les reliant à des luttes locales. Presque tous les partis politiques représentant les Palestiniens de 48 soutiennent le BDS et essaient de se conformer aux directives de la campagne de boycott, refusant de servir de feuille de vigne aux crimes d’Israël contre l’ensemble du peuple de Palestine. Et les Palestiniens de la Diaspora, après avoir été abandonnés par les accords d’Oslo, ont trouvé ce que l’un de mes camarades de BDS a appelé un « foyer ».

L’une des questions possibles est : pourquoi, dans le mouvement BDS, nous ne cautionnons pas une « solution politique » ? C’est parce que nous sommes un mouvement basé sur les droits et qui cherche à réaliser notre droit à l’autodétermination. Ces droits comprennent le Droit au Retour et l’égalité, en plus de la liberté. Notez que ces droits sont une combinaison des objectifs des luttes du peuple palestinien dans leurs trois inséparables composantes. Sur la base de cette compréhension, les Palestiniens de 48 et de la diaspora sont aujourd’hui très actifs dans le mouvement.

    Tous les dossiers