19 février | Glen Greenwald, Andrew Fishman pour The Intercept
Le Gouvernement de Grande Bretagne a annoncé aujourd’hui qu’il est désormais illégal pour « des conseils municipaux, des organismes publics et même pour certains syndicats étudiants… de refuser d’acheter des produits et des services de sociétés impliquées dans le commerce des armes, les énergies fossiles, les produits à base de tabac ou des colonies israéliennes de Cisjordanie occupée ». Ainsi, tout groupe qui soutient ou participe au boycott mondial des colonies israéliennes risquera « de graves sanctions » pénales.
Cela peut paraître une atteinte extrême à la liberté de parole et au militantisme politique – et bien sûr, ça l’est – mais c’est tout sauf inhabituel en Occident. L’inverse est vrai, désormais. Il existe une campagne très bien coordonnée et bien financée sous la houlette d’Israël et de ses supporteurs littéralement pour criminaliser le militantisme politique contre l’occupation israélienne, basée en particulier sur la crainte du succès de la campagne mondiale de Boycott, Désinvestissement et Sanctions, BDS, bâtie sur le modèle de la campagne des années 1980 qui a mis à bas le régime d’apartheid sud-africain allié à Israël.
Le site internet israélien +972 a mentionné l’an dernier un projet de loi qui « interdirait l’entrée du pays aux étrangers qui font la promotion du mouvement de (BDS) qui vise à faire pression sur Israël pour qu’il se conforme au droit international et respecte les droits des Palestiniens ». En 2011, une loi est passée en Israël, qui « a effectivement interdit tout appel public au boycott – économique, culturel ou académique – contre Israël ou contre ses colonies de Cisjordanie, faisant d’une telle action une infraction passible de sanction ».
Mais le but de la censure actuelle est de criminaliser ce militantisme non seulement en Israël mais dans les pays occidentaux de façon générale. Et c’est en train de réussir.
Cette tendance à mettre hors la loi l’action militante contre l’occupation israélienne qui dure depuis des décennies – en particulier bien que non uniquement via le boycott contre Israël – a pénétré de multiples nations occidentales et d’innombrables institutions avec elles. En octobre, nous avons rapporté la condamnation pénale de 12 militants en France « pour le délit » consistant à demander des sanctions et un boycott d’Israël comme moyen de mettre fin à cette longue occupation militaire de la Palestine », condamnations confirmées par la Cour de cassation en France. Ils ont été littéralement arrêtés et mis en examen pour avoir « porté des teeshirts au logo de « Palestine vivra, boycott Israël » et aussi parce qu’ils ont distribué des tracts disant « acheter des produits israéliens c’est légitimer les crimes commis à Gaza ».
Comme nous l’avons noté, Pascal Markowicz, principal avocat du CRIF , l’organisation qui coiffe les communautés juives de France, a publié une déclaration jubilatoire : « BDS est ILLÉGAL en France » (les majuscules sont de lui ). Les prises de position en faveur du boycott ou de sanctions, a-t-il ajouté , « sont tout à fait illégales. Si des (militants BDS) disent que leur liberté d’expression a été violée, désormais la plus haute autorité de justice de France en a décidé autrement ». Au Canada l’année dernière, des représentants du pouvoir ont menacé de poursuites toute personne qui soutiendrait le boycott contre Israël.
Aux États Unis, à l’insu de beaucoup de gens, il existe des interdictions similaires de ce militantisme et un projet de loi vise à renforcer la proscription de BDS. Ainsi que l’a rapporté le Washington Post en juin dernier, « une vague de législation anti BDS se profile aux USA ». De nombreux projets de loi présentés au Congrès tendent à demander à l’État de combattre BDS par des actions.
Eyal Press a averti, dans une tribune à lire absolument dans le New York Times du mois dernier, qu’en vertu d’un projet de loi douanière adopté dans les deux Chambres du Congrès et en passe d’être présenté à la Maison Blanche, « les représentants américains officiels seraient obligés de traiter les colonies comme une partie d’Israël dans de futures négociations », une disposition spécialement conçue pour « combattre le mouvement de Boycott, Désinvestissement, Sanctions, une campagne populaire ». Mais, ainsi que le note Press, dans le cadre de la loi en vigueur – qui n’est presque jamais remis en question – « Washington interdit déjà aux sociétés américaines de coopérer avec des boycotts d’Israël par des États ».
Le but réel de cette nouvelle loi, comme Press l’a expliqué, est de forcer les entreprises américaines à traiter les colonies de Cisjordanie – que pratiquement le monde entier considère illégales – comme une partie effective d’Israël, en proscrivant tout comportement qui pourrait être jugé coopératif avec le boycott de sociétés occupant la Cisjordanie. Les sociétés américaines seraient obligées de prétendre que ces produits fabriqués dans les territoires occupés sont en réalité produits en « Israël ». La Maison Blanche a annoncé qu’elle signerait le projet de loi malgré son opposition à la disposition soutenue par AIPAC en faveur des colonies .
Raoul Saksena de Palestine Legal a dit que « la disposition sur BDS du projet de loi fédérale douanière et les dizaines de projets de loi anti BDS présentés au Congrès, de même que la législation d’États américains, sont des exemples du temps que les défenseurs les plus agressifs d’Israël et les législateurs qui se mettent en quatre pour les adapter, vont prendre pour faire taire toute critique de la politique israélienne qui soutienne la liberté des Palestiniens ». Dylan Williams, vice-président des relations avec le gouvernement de J Street (qui s’oppose à BDS) a dit à l’Intercept : « les références, dans la loi douanière, aux « territoires contrôlés par Israël » ne sont qu’un exemple d’un effort plus vaste pour dissimuler le floutage de la Ligne Verte dans la législation tant au niveau des États que national ».
En vertu des lois existantes, les sociétés américaines ont été condamnées à des amendes pour des actions considérées comme soutenant le boycott envers Israël. Depuis des décennies, les sociétés américaines et leurs filiales étrangères, par exemple, ont eu l’ordre de refuser de se conformer au boycott d’Israël de la Ligue Arabe. Les sanctions encourues par les contrevenants vont jusqu’à 10 ans de prison.
En 2010, G M Daewoo Auto & Technologie, une firme coréenne qui appartient à General Motors, a eu une amende de 79 800 € infligée par l’Office du Respect Antiboycott , pour 59 violations des règles anti-boycott, dont le « délit » consistant à inscrire sur une déclaration en douanes : « nous déclarons par la présente que le cargo…est autorisé à entrer dans les ports de Libye (sic) ». La loi libyenne, à ce moment-là, n’autorisait pas l’entrée de produits israéliens ni de bateaux qui étaient passés par Israël pour se rendre dans des ports de Libye, et la déclaration apparemment banale de la compagnie selon laquelle elle se conformait au droit libyen fut considérée par le gouvernement américain comme un soutien au boycott d’Israël, d’où l’amende infligée.
LA RÉPRESSION du militantisme contre l’occupation est particulièrement vive sur les campus américains. C’est, entre autres, très ironique. L’an dernier aux États Unis s’est déroulé un large débat sur la censure dans les campus universitaires. On peut noter que les spécialistes qui ont le plus donné de la voix pour condamner cette censure et pour se présenter comme des défenseurs de la liberté de parole – tel Jonathan Chait de New York – ont complètement ignoré ce qui est de loin la forme la plus répandue de censure sur les campus, à savoir la répression contre ceux qui s’engagent dans le militantisme contre les activités israéliennes.
Cette censure sur le campus pour le compte d’Israël a été entièrement étayée dans un rapport , l’année dernière, de Palestine Legal, intitulé « L’exception Palestine à la liberté de parole ». Avec l’effort de censure au niveau national, on a vu des professeurs pro-Palestiniens être licenciés , des militants étudiants anti-occupation suspendus et menacés d’expulsion, des groupes pro-Palestiniens privés de financement, et même des mesures disciplinaires contre des étudiants pour le « crime » d’avoir arboré un drapeau palestinien. Le rapport montre comment les groupes et des anciens élèves pro-Israël des campus « ont intensifié leurs efforts pour étouffer toute critique de la politique du gouvernement israélien ». Le rapport explique : « plutôt que de s’engager sur une telle critique sur le fond, ces groupes s’appuient sur leurs importantes ressources et font pression pour influencer les universités, les acteurs gouvernementaux, et les autres institutions afin de censurer ou sanctionner les plaidoyers en faveur des droits des Palestiniens ».
À noter que les étudiants et administrateurs qui justifient la censure, sur les campus, des opinions anti-Israël invoquent la même rhétorique de « PC » des « espaces sûrs » et des « discours de haine », dénoncée par des experts apparemment de la libre expression. Un étudiant de l’université de l’Illinois qui avait mené campagne en faveur du licenciement de Steven Salatia pour ses tweets pro-Gaza, ancien stagiaire de l’AIPAC, a déclaré au New York Times : « un discours de haine n’est jamais acceptable de la part de ceux qui postulent à un poste de titulaire ; une incitation à la violence n’est jamais acceptable… il doit y avoir un lien entre liberté de parole et civilité ». Un autre étudiant « pro-Israël », demandant le licenciement de Salaita, a dit : « Cela touche au sentiment de sécurité sur le campus ».
C’était un cas, classique et extrême, de censure oppressive sur un campus –, et l’université de l’Illinois a fini par payer à Salaita près d’un million de dollars pour clore à l’amiable la procédure juridique qu’il avait engagée -, n’empêche que très peu de ces experts qui ont fait de « la censure à la faculté » une cause nationale ont prononcé un seul mot à propos de ce cas, ou de ces innombrables autres cas de répression contre la critique anti-Israël.
Il est maintenant habituel pour les étudiants qui recommandent le BDS ou qui militent d’une autre façon contre l’occupation israélienne d’être soumis à des mesures disciplinaires ou de supporter d’autres formes de sanctions. Comme le rapport de Palestine Legal nous en informe :
« Ces tactiques autoritaires obtiennent souvent l’effet désiré, ce qui amène les institutions à prendre une variété de mesures punitives contre les militants qui défendent les droits humains, telles que des sanctions administratives, la censure, des enquêtes inquisitrices, des restrictions aux plaidoyers en fonction des opinions exprimées, et même des poursuites pénales. De telles tentatives intimident les militants pour les droits humains des Palestiniens, refroidissent toute critique des pratiques gouvernementales israéliennes, et entravent tout dialogue impartial sur la question urgente des droits des Palestiniens.
« Ce rapport, le premier du genre, analyse la répression contre tout plaidoyer en faveur de la Palestine aux États-Unis. En 2014, Palestine Legal – une organisation juridique à but non lucratif défendant le militantisme pour la Palestine – a traité 152 incidents de censure, punitions, ou autres pressions contre la défense des droits palestiniens, et a reçu 68 autres demandes d’aide juridique en prévision de telles actions. Rien que dans les six premiers mois de 2015, Palestine Legal a répondu à 140 incidents et 33 demandes d’assistance en prévision de possibles répressions. Et ces chiffres minimisent le phénomène car de nombreux défenseurs, inconscients de leurs droits ou qui ont peur d’être encore plus surveillés, gardent le silence et ne signalent pas les cas de répression. L’écrasante majorité de ces incidents – 89 % en 2014, et 80 % durant le premier semestre 2015 – cible des étudiants et des universitaires, en réaction au rôle de plus en plus central que jouent les universités dans le mouvement en faveur des droits des Palestiniens. »
Comme nous le rapportions en septembre , l’université de Californie – le système académique les plus important du pays – a débattu de propositions visant à mettre littéralement hors-la-loi le militantisme BDS en l’assimilant à de l’ « antisémitisme » : comme si toute opposition à l’oppression gouvernementale israélienne (une opposition partagée d’ailleurs par de nombreux juifs) était quelque chose qui équivalait à, ou qui était intrinsèquement motivée par une animosité envers les juifs. S’il y a une chose qui est véritablement « antisémite », c’est bien de mettre ensemble le gouvernement israélien et les juifs en général (une figure de rhétorique antisémite dangereuse qui a une longue histoire). Pourtant, telle est la tactique orwellienne utilisée pour justifier la criminalisation du militantisme anti-occupation, en transformant ce militantisme en « antisémitisme » ou en « discours de haine », pour l’interdire ensuite sur cette base.
Cette tentative de formaliser la répression du plaidoyer anti-occupation sur les campus existe de longue date et est très répandue. La législature de l’État de New York a effectivement adopté un « projet qui suspendrait tout financement aux institutions d’enseignement finançant des groupes qui boycottent Israël ». Une telle législation est devenue courante, comme le groupe United With Israel s’en est vanté le mois dernier :
« La Floride est devenue le cinquième État des États-Unis à introduire une résolution visant à affronter le mouvement BDS anti-Israël (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) en votant une loi le 21 décembre identique à la première législation anti-BDS introduite au Tennessee en avril dernier.
« Ce faisant, la Floride rejoignait les États du Tennessee, de New York, d’Indiana et de Pennsylvanie. Trente-cinq autres États seraient actuellement en train d’envisager une même législation . »
Le groupe FIRE qui, avec une constance louable, soutient la liberté de parole sur les campus, tout en exprimant certaines critiques contre le mouvement BDS, a documenté et dénoncé à plusieurs reprises les tentatives de mise hors-la-loi du plaidoyer BDS sur le campus :
« La position du FIRE sur le mouvement BDS axé sur Israël est guidée par notre préoccupation pour la liberté académique, pour les étudiants et les professeurs, et pour son importance constante en tant que concept significatif en lui-même. Les étudiants et professeurs doivent être parfaitement libres de soutenir le boycott, le désinvestissement et/ou des sanctions contre Israël, ou contre tout autre pays de leur choix, et ils ne doivent être soumis à aucune sanction pour ce soutien. Comme vous pouviez vous y attendre, le FIRE s’est opposé aux tentatives de sanctionner les organisations qui soutiennent le BDS, et nous avons bien sûr défendu le droit des professeurs à être très critiques envers Israël ou, franchement, de tout autre pays, personne, ou idée. »
Pourtant, cette effort dans la censure pour interdire le BDS et les autres formes de critiques d’Israël continue de s’amplifier dans de nombreux pays à travers le monde. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Le gouvernement israélien et ses plus puissants partisans ont investi de vastes sommes d’argent et un capital politique considérable dans une campagne visant à institutionnaliser cette censure.
L’an dernier, le milliardaire du Parti républicain, Sheldon Adelson, et un autre, du Parti démocrate, Haim Saban, ont fait des dons de dizaines de millions de dollars à un nouveau Fonds pour combattre le BDS sur les campus universitaires. Toujours l’an dernier, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu « a décidé de mettre en œuvre une résolution de 2014 pour établir un groupe de travail spécialement destiné à combattre les sanctions anti-israéliennes » ; ce groupe de travail dispose de fonds montant à « quelque 100 million de shekels israéliens (23 millions €) ». Rosie Gray, du BuzzFeed, rapportait en 2014 que la législation anti-BDS était devenue un objectif majeur pour l’AIPAC. Dans le cadre de la controverse à l’université de Californie, Richard Blum, le banquier d’affaires immensément riche, et époux de la sénatrice Dianne Feinstein, a menacé l’université que son épouse pourrait décider d’une action défavorable à l’université si celle-ci ne prenait pas les mesures draconiennes qu’il exigeait contre le BDS.
Cela ne veut pas dire, naturellement, que la répression du militantisme anti-occupation est la seule souche des menaces contre la liberté de parole en Occident. La poursuite contre les musulmans occidentaux en faveur d’une liberté d’expression fondamentale sur la base des lois relatives au « terrorisme », la distorsion de la législation sur le « discours de haine » comme moyen de sanctionner des idées impopulaires, les menaces et violences contre ceux qui publient des caricatures jugées « blasphématoires », et les pressions sur les entreprises de médias sociaux pour interdire les idées déplaisant aux gouvernements, constituent toutes des menaces sérieuses contre cette liberté fondamentale.
Mais sur le plan des sanctions systématiques sous l’égide d’un État, officialisées, rien n’est comparable à l’effort grandissant au niveau international pour criminaliser le militantisme contre l’occupation israélienne. Rafeef Ziadah, membre du Comité national BDS palestinien , a déclaré à The Intercept : « Israël se trouve de plus en plus dans l’incapacité de défendre son régime d’apartheid et de colonialisme de peuplement qu’il impose au peuple palestinien, ainsi que ses massacres répétés de Palestiniens à Gaza, aussi il a recours à des demandes de soutien auprès des gouvernements, aux États-Unis et en Europe, pour saper la liberté d’expression comme un moyen pour se protéger des critiques et des mesures qui visent à le rendre responsable de ses actes ».
Il est, cela va sans dire, parfaitement légitime de s’exprimer contre le BDS et de participer à un militantisme pour le vaincre. Mais seuls, des défenseurs de la tyrannie peuvent soutenir l’idée d’une véritable mise hors la loi de ce même type de militantisme, celui qui a mis fin à l’apartheid en Afrique du Sud, au seul motif que cette fois, il vise l’occupation israélienne (certain même des propres dirigeants d’Israël ont comparé son occupation à un apartheid ). Et quoi de plus vrai que parmi ces commentateurs et militants qui se pavanent comme défenseurs de la liberté de parole sur les campus, et de la liberté d’expression en général – mais qui ignorent complètement cette tendance plus pernicieuse de l’érosion de la liberté de parole –, qui sont probablement beaucoup de choses, quoi de plus vrai qu’il ne se trouve aucun authentique croyant en la liberté de parole parmi eux.
Traduction JPP pour l’AURDIP, Traduction SF pour l’AURDIP