Gisèle Felhendler : « Les imaginaires n’ont pas été décolonisés »

En marge de la semaine anticoloniale et antiraciste qui s’est déroulée à Paris du 05 au 20 mars, dernier, organisée par « Sortir du colonialisme », Gisèle Felhendler, coordinatrice et porte-parole de cette association, est revenue dans cet entretien sur la naissance de l’association, ses objectifs et ses activités culturelles.

Entretien réalisé par : Samira Bendris

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Liberté : D’où vient cet engagement de Gisèle Felhendler et comment est né «Sortir du colonialisme » ?

Gisèle Felhendler : En fait, mon engagement anticolonial a toujours existé et j’ai milité longtemps dans divers réseaux, puis est venue cette fameuse loi du 23 février 2005 pour prétendre dans son article 5 que le colonialisme avait des aspects positifs ; ce fut notre acte fondateur à tous ; et c’est ce qui m’a permis de comprendre que la colonisation a encore des répercussions sur l’actualité d’aujourd’hui et qu’elle a un lien direct avec toutes les discriminations qui sont pour moi des actes racistes. Le colonialisme est éminemment un acte sexiste, homophobe, raciste, antisémite… C’est quelque part l’enfant du capitalisme. C’était en fait tout ce contre quoi je me battais. Nous étions nombreux à travers nos divers réseaux à partager cette répulsion de l’acte colonial et raciste et nous avons donc, en commun accord, décidé de créer quelque chose autour de l’anticolonialisme pour dénoncer ce qui se passait… Et de petits réseaux informels, avec des actes militants séparés, nous nous sommes peu à peu regroupés en réseaux structurés, pour ensuite donner naissance à une association « Sortir du colonialisme » qui commence à être connu et à organiser régulièrement des activités.

L : Depuis quand l’association active-t-elle réellement ?

GF : Elle a été créée en 2006, mais on va dire que ce n’est qu’en 2008 que le réseau s’est vraiment consolidé en association. Je dois dire que cette loi du 23 février a beaucoup fait bouger les choses et a fait réagir beaucoup de monde même dans des milieux auxquels on ne s’attendait pas du tout. Ça leur a fait comprendre ce lien qui existe entre l’esprit colonisateur d’hier et l’acte raciste d’aujourd’hui. Avant, ils ne les associaient pas forcément, considérant que la colonisation appartenait juste à l’histoire et qu’elle s’est terminée vers les années 60, mais là, ils comprennent que c’est une sorte de continuité, vu ce qui se passait dehors et au regard de cette violence policière qui sévissait. Comment ne pas faire le lien entre, par exemple, les massacres du 17 octobre 61 et les gamins qui se font tirer dans le dos par la police dans les quartiers ? Je pense notamment à l’affaire de Amine Bentounsi, de Ali Ziri… Cela semble évident à voir les noms de tous ceux qui sont victimes d’actes racistes ou de violences policières ; on n’a qu’à recenser leurs noms et leur origine pour en faire le triste constat. On s’est dit alors qu’il nous fallait faire absolument ce travail sur ce lien vers cette histoire coloniale que la France n’osait pas regarder puisque dans les manuels scolaires, c’est passé sous silence, pire que cela, j’ai l’impression qu’il y’a l’histoire de France d’un côté et l’histoire coloniale de l’autre effacée, alors que l’histoire de France est une histoire coloniale : il y a eu l’empire, un empire colonial. On a d’ailleurs constaté que la nostalgie de cette histoire n’est pas seulement le fruit de ces anciens excités de l’OAS basés notamment dans le Sud de la France, mais aussi dans les milieux dits progressistes de gauche, il y a cette glorification de ce passé de la France des trois océans qui se lit à travers des situations actuelles, non pas postcoloniales mais coloniale et je pense particulièrement à ce qui se passe aux Comores.

L : Justement pourquoi cette association et quel est son objectif ?

GF : Nous nous sommes rendu compte que nous n’avions pas assez réfléchi à cette activité coloniale qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui par d’autres moyens et notre association est un peu un acte de réflexion qui permettrait un peu d’agréger les luttes, toutes les luttes, y compris les mouvements féministes comme par exemple les problèmes que subissent les femmes voilées car même voilée ça reste une femme et la femme a de tout temps été une cible privilégiée. C’est dans ce creuset là qu’on arrive à fédérer toutes les luttes. En fait, on se rend compte que cette discrimination postcoloniale ne s’adresse pas aux Italiens, aux Polonais, aux Portugais…Certes ils ont vécu un moment de racisme très violent, mais leurs enfants ne l’ont pas connu et leur intégration a été totale, alors que les enfants issus de l’immigration maghrébine et subsaharienne le subissent jusqu’à aujourd’hui. On parle encore d’immigrés de la 3ème génération comme si c’était une qualité génétique qui se transmettait de père en fils. On est donc immigrés à vie quand on vient d’Afrique du Nord et cette situation n’est pas normale. Humainement et intellectuellement pas normale.Ce qui nous pousse à vouloir faire un travail socioculturel sur cette question.

L : Pourquoi associer les mots anticoloniale et antiraciste ?

GF : Eh bien justement, tout le problème est là. Il est vrai qu’on se pose parfois la question de savoir s’il y a eu d’abord colonialisme, puis racisme ou l’inverse… La réponse est là, au vu de l’histoire du XIXème siècle et les ravages causés par cette idée de suprématie de la race blanche sur les autres races. Cette aberration qui, à l’époque, était donnée comme vérité scientifique lue et approuvée. Ce qui a donné droit à la colonisation des peuples « sauvages » pour les « civiliser ». Certes on parle de décolonisation aujourd’hui, mais en réalité les imaginaires n’ont pas été décolonisés ; quand on parle de « l’arabe de quartier » cela veut dire beaucoup de choses, et si on vit ça aujourd’hui cela signifie qu’on n’est pas encore sorti de la période esclavagiste et ça fait peur ; et justement pour parler de cette relation colonialisme-racisme.

L : Pourquoi avoir initié un Prix du colonialiste de l’année ?

GF : C’est justement pour montrer que jusqu’à aujourd’hui encore, certaines personnes, intellectuels, hommes politiques ou autres considèrent que la colonisation était là pour apporter la civilisation à ces « sauvages » qui n’ont rien compris aux « avantages » que cela engendrait. Entendre aujourd’hui un homme d’État utiliser le terme de « sauvages » pour parler des agresseurs de Cologne est un fait grave et j’en passe car les exemples sont multiples… Donc, il s’agit de recenser les mots ou phrases racistes et colonialistes prononcés au courant de l’année et décerner le prix à celui qui le « mérite »…

L : Pourquoi cette semaine ? Quel est le rôle de la culture ?

GF : Notre ambition est de faire de ce rendez-vous anticolonial et antiraciste une semaine de l’éducation populaire. On a parmi nos membres d’éminents scientifiques et historiens spécialistes de la décolonisation entre autres : Olivier Lecour Grandmaison ; Gilles Manceron ; Alain Ruscio, Mireille Fanon… qui animent des conférences, tables-rondes et débats pour dépoussiérer cette histoire coloniale qu’on tente de nous cacher mais qui est là bien présente aujourd’hui à travers ce racisme ambiant ; le livre et la littérature sont aussi présents à travers le salon anticolonial et nous-mêmes on édite de petits ouvrages et fascicules qu’on vend aux prix symbolique de 5 euros qui seront une sorte d’ouverture et un moyen de s’interroger sur la réalité de ce passé et les dramatiques conséquences que nous vivons aujourd’hui… Ce n’est pas toujours évident de trouver des espaces où on peut parler et débattre librement de sujets qui fâchent et on est souvent pointés du doigt… Le sujet de la Palestine occupée par exemple est carrément interdit, soi-disant pour éviter d’envenimer les choses entre les communautés, ce qui est complètement aberrant. Mais nous faisons fi de cela et nous l’abordons à chaque fois que l’occasion se présente… En fait, pour eux, s’il s’agit de parler d’histoire, du passé, c’est ok, mais dès qu’on met le lien avec l’actualité, là ça devient frileux et réticent ; lier la guerre d’Algérie avec ce qui se passe en banlieue ; parler de la Palestine, du peuple sahraoui… Ce sont des thèmes qui fâchent mais ce sont nos thèmes et notre combat !

Samira BENDRIS