25 juillet. Je ne suis pas seul à venir à la prison de Lannemezan visiter un prisonnier politique. Plusieurs Basques sont venus en famille (avec les enfants) pour voir leurs proches. Il y a 13 prisonniers politiques basques espagnols dans cette prison, souvent condamnés à de très lourdes peines.
Georges me tombe dans les bras. Il sera quasiment impossible pendant ces trois heures de discussion intensive de le faire parler de sa situation de prisonnier. Quand je lui demande comment il va, il me demande des nouvelles de Ma santé. Et quand j’évoque l’État libanais qui a demandé sa libération et son extradition par la voix du président Aoun, il me dit doucement : « tu sais, le Liban est un tout petit pays, une sorte de confetti, et les choses importantes ne se décident pas là-bas ». De fait, la visite de l’ambassadeur du Liban en France à Lannemezan aurait dû être, (couplée à une visite de Macron au Liban prévue en mars 2019) le moment de sa libération. Le voyage de Macron a été annulé la veille et reporté sine die.
Quand je le quitte, aucune tristesse de sa part. Il insiste pour que je prenne sa bouteille d’eau, canicule oblige, et file vers sa cellule.
35 ans de prison, un scandale absolu.
Georges ne m’a pas parlé de lui, mais je tiens à faire ce rappel.
Dans les années 1980, le Liban est attaqué simultanément par Israël qui occupera le Sud du pays jusqu’en 2000 et par les puissances impérialistes (France, États-Unis) qui envoient des troupes à Beyrouth.
Parmi celles et ceux qui résistent, il y a les FARL (Forces Armées Révolutionnaires Libanaises), un groupe marxiste révolutionnaire proche du FPLP (Front Populaire de Libération de la Palestine).
En 1982, les FARL revendiquent l’assassinat à Paris de Charles Ray, attaché militaire états-unien, membre de la CIA, et de Yacov Barsimentov, « diplomate » israélien, membre du Mossad.
Georges est arrêté en 1984 en France pour détention de faux papiers. On lui « collera » sur le dos les deux assassinats et il est condamné à la prison à perpétuité pour « complicité » (!!) en 1987.
Le directeur de la DST (Direction de la Surveillance du Territoire) de l’époque, Yves Bonnet (qui sera plus tard député de Cherbourg), a reconnu publiquement depuis avoir « fabriqué les preuves » contre Georges.
Georges est libérable depuis 1999. En 2003, la Cour régionale de Pau autorise sa libération, mais le ministre de la Justice Perben s’y oppose. Georges est accusé d’être un djihadiste alors que c’est un marxiste qui est toujours resté fidèle à ses idéaux. La demande de libération de 2013 échouera sur pression conjointe venue des Etats-Unis (Hillary Clinton) et d’Israël.
Le monde arabe : « il est impossible que l’impérialisme parvienne à le contrôler ».
Georges est abonné à plusieurs journaux dont Le Monde et L’Humanité. Il suit particulièrement en ce moment la situation au Soudan. Georges insiste sur le rôle fondamental joué par le Parti Communiste, « le plus grand d’Afrique et du monde arabe » dans le processus révolutionnaire en marche. Le parti a envoyé des militants dans toutes les régions du pays pour organiser les manifestations. Le processus révolutionnaire fait émerger les questions de l’oppression des femmes et des rapports blancs/noirs.
Georges distingue les grands pays arabes et les petits comme le Liban ou la Tunisie. « L’Égypte a 104 millions d’habitants. Il est impossible que la dictature actuelle dure éternellement ». La discussion porte sur la révolution de 2013 qui a renversé les Frères Musulmans. « Les femmes étaient agressées pendant ces manifestations. Il a manqué une direction à ce mouvement ». Mais Georges est persuadé que la dictature tombera.
Il raconte la guerre du Liban. En 1976, quand l’armée syrienne est intervenue pour sauver le camp phalangiste, la gauche contrôlait 82% du pays. Georges a l’impression que son camp n’était pas prêt à la révolution et qu’il a perdu avant de combattre. Il évoque la tragédie du massacre de Tel al-Zaatar (août 1976).
Plusieurs pays arabes ont été détruits, notamment par les invasions impérialistes. Georges a confiance dans la force des masses populaires. Cette situation de chaos et de domination ne pourra pas durer.
Sur la guerre en Syrie, Georges note que Bachar el-Assad, en arrivant au pouvoir à la mort de son père en 2 000, avait « libéralisé » l’économie et ouvert le marché syrien aux produits étrangers, notamment turcs. Cette libéralisation, voulue par la bourgeoisie syrienne, avait appauvri une grande partie de la population et provoqué une perte d’acquis sociaux en matière de santé et d’éducation. Georges y voit une des causes de l’insurrection.
Le rôle central de la révolution palestinienne.
Après leur défaite en Jordanie (Septembre Noir, 1970), les principales forces palestiniennes se retrouvent au Liban. Les accords du Caire signés entre l’OLP de Yasser Arafat et l’armée libanaise (1969) donnent de grands pouvoirs aux Palestiniens du Liban. Georges a beaucoup d’admiration pour les combattants palestiniens. C’est à leur côté qu’il s’est engagé.
Il est totalement opposé aux accords d’Oslo qui ont été une catastrophe : « comment veux-tu que les Palestiniens des camps du Liban acceptent un accord pareil ? ». Nous évoquons la figure d’Edward Saïd, opposé dès le départ à ces accords.
Nous évoquons aussi Mohammed Dahlan, un mafieux qui a généralisé une corruption insensée à Gaza après les accords d’Oslo et se vend aujourd’hui au plus offrant. « Pourtant, il a été un combattant ».
Nous parlons de Palestiniens qui ont pu devenir des collaborateurs. Georges s’interroge sur ceux qui étaient proches de la direction de l’OLP et qui ont pu en arriver là.
Georges a l’habitude de parler d’Israël comme d’une « entité ». Il est sûr que le projet sioniste est suicidaire pour les Israéliens. « Comment imaginer qu’ils tiennent à terme alors qu’ils sont un petit îlot au milieu du monde arabe ? ». Mais si la défaite de ce projet s’accompagnait d’un exode massif des juifs israéliens, ce serait pour Georges une défaite. Il est résolument pour le « vivre ensemble dans l’égalité ». Je lui précise que l’UJFP pense de même. Il sait et nous apprécie.
On parle de l’oppression que subissent en Israël les Juifs orientaux. Il évoque un codétenu de la prison de Moulins, juif marocain qui se sentait totalement arabe. Je lui dis qu’en Israël, les Juifs orientaux sont sommés de cacher leur « arabité ».
L’état de la France et du monde
Georges m’interroge sur les gilets jaunes. Je lui dis que, pour moi, c’est un mouvement d’exclus et de prolétaires. S’ils n’avaient pas au départ d’idéologie précise, leur participation récente à la manifestation en mémoire d’Adama Traoré est un signe d’évolution très positive.
Georges note l’extrême violence des forces de répression en France. Il déplore la pauvreté intellectuelle de nombreux intellectuels français. Il évoque Onfray et Finkielkraut. Certains intellectuels disent des choses importantes. Il cite Alain Badiou et Lucien Sève. Mais leurs livres sont beaucoup trop chers pour être lus par des prolétaires. Il y a pourtant d’excellents éditeurs. Georges cite notre ami Éric Hazan de la Fabrique.
Il a suivi l’épisode de l’inauguration de la « Place de Jérusalem » à Paris et est indigné qu’une conseillère municipale communiste ait participé à cette mascarade.
Il n’apprécie pas le populisme dans les partis de gauche.
Quand la discussion vient sur l’Italie, il explique la force de l’extrême droite dans ce pays par la stratégie de la tension et la défaite des Brigades Rouges. Il convient avec moi qu’il reste en Italie des hommes politiques très estimables comme le maire de Palerme, solidaire à la fois des migrants et des Palestiniens.
Pour la révolution qu’il appelle de ses vœux, il constate que 80% de cette planète est constituée de précaires. Jusqu’à présent, partis et syndicats classiques n’ont pas su les aider à s’organiser. Nous n’aurons pas le temps d’approfondir cette question qui lui tient à coeur.
Heureusement, Georges reçoit de nombreuses visites et nous avons beaucoup d’amis communs qui sont venus et reviendront. En le quittant, je me dis que cet emprisonnement éternel n’est vraiment plus tolérable.
Libérez Georges.
Pierre Stambul