La nuit dernière j’ai été à Gaza.
Partie du Caire tôt dans la matinée avec près de 350 Égyptiens, dans le cadre d’une mission de solidarité visant à briser l’isolement des Palestiniens de Gaza, je suis arrivée en fin d’après-midi au point de passage de Rafah, sur la frontière.
Alors que tout le monde descendait des cars, heureux d’avoir déjà pu arriver jusque là et d’être si près de notre destination finale, une manifestation spontanée s’est formée. Chants et slogans en solidarité avec le peuple palestinien et les Gazaouis se sont élevés, fort. Jusqu’à ce qu’une explosion encore plus forte retentisse au loin. Pendant une poignée de seconde, les chants se sont arrêtés et nous nous sommes regardés, silencieux. Puis la stupeur a vite fait place à la colère et les slogans se sont élevés de nouveau, plus forts, plus déterminés, y compris contre les soldats égyptiens qui nous empêchaient alors d’accéder à notre prochaine étape : obtenir les visas de sortie d’Egypte et d’entrée à Gaza.
Après avoir passé 5 heures dans ce qui ressemblait à un immense hall de gare et qui n’avait jamais du accueillir autant de monde, en tout cas pas depuis longtemps, nous avons enfin tous pu rejoindre les cars qui nous attendaient de l’autre côté, côté palestinien. Il était 22 heures. Il faisait nuit, humide et froid. La buée recouvrait les vitres du car où je me trouvais. Alors que nous faisions route vers l’hôpital al Shefaa de Gaza ville, nous avons pu entendre de nouvelles détonations. Si elles nous parvenaient toujours de loin, cette fois-ci les choses étaient différentes. Cette fois-ci, nous ne pouvions nous raccrocher à l’idée que nous étions en sécurité, de l’autre côté de la frontière.
Tout sentiment de sécurité m’avait quitté. Une absence renforcée par l’obscurité totale qui nous entourait et le toit du car où nous nous trouvions, lesquels tous deux nous empêchaient de distinguer quoi que ce soit et de nous raccrocher à l’idée qu’au moins, si quelque chose devait arriver, nous pourrions le voir venir. Nous n’aurions même pas pu l’entendre. La seule chose que nous pouvions entendre c’était les explosions qui se succédaient. Impuissants, privés de nos sens, nous ne pouvions qu’espérer que ça ne nous « tombe pas dessus ». C’était la première fois de ma vie que je ressentais un tel sentiment, non seulement d’impuissance mais surtout savoir que vous êtes complétement à la merci de quelqu’un.
C’était la première fois de ma vie aussi que j’entendais le bruit d’une bombe ou d’un missile qui explose. Ca tombe au loin, dans un son sourd, lourd de toutes les tonnes que ça pèse. Et ça tombe en vous, vous écrasant la poitrine et le coeur, qui s’arrête. Dans cet instant, lourd, vous vous demandez où elle est tombée et vous pensez aux coeurs qui se sont peut-être arrêtés eux-aussi, mais pour toujours. Alors vous vous mettrez peut-être à rire, d’un rire étouffé et nerveux, malade. Vous sentirez de nouveau votre coeur battre et vous reprendrez ce que vous étiez en train de faire. Que pouvez-vous faire d’autre ?
Le vent froid et humide qui pénétrait par les fenêtres du car nous a rappelé un sens dont nous n’étions pas privé lorsque nous est parvenu une odeur d’olives. Une « irruption » étrange mais douce et enrobante, contrastant avec tout ce que j’avais pu ressentir jusque là. J’ai revu alors les meilleurs souvenirs auxquels la Palestine est attachée et que les bombes ne pourront détruire.
Nous étions en Palestine. C’était étrange aussi ça. Gaza, ce petit bout de territoire où il est si dur d’aller, où je n’étais moi-même jamais allée. Associé chez nous au blocus, aux bombardements, à la crise humanitaire, on en a oublié l’odeur des oliviers. Toujours très présent dans nos vies, dans nos médias, il ne nous parvient de là-bas qu’une image du lointain, de l’inaccessible, de l’étranger, une image où l’humain n’est plus que mort ou blessé. Est-ce que c’est pour cela que l’on ne fait rien pour Gaza ? Pourtant des gens vivent ici, des gens bien réels, humains, en cher et en os. Et même si à cet instant la vie a quitté les rues, fantômes, pour s’enfermer chez soi, à l’abri, je vois des lumières à certaines fenêtres, certaines enseignes de magasin. La mort et les blessés, les bombardements et l’urgence nous ont-ils fait oublier la vie ?
De nouveau, les chants de révolte et de solidarité s’élèvent alors que nous arrivons à l’hôpital et que nous descendons des cars. Les drapeaux égyptiens et palestiniens s’agitent côte à côte dans les airs. La joie d’être arrivés à destination, d’avoir brisé le blocus et de pouvoir serrer les mains des Palestiniens venus nous accueillir enflamme les Égyptiens. On en oublierait presque qu’on se trouve dans la cour d’un hôpital. Aux fenêtres, des gens agitent leur main pour nous saluer.
Premières rencontres, premiers échanges et premiers dons. De sang. Ils manquent de sang, négatif surtout mais ils prennent quand même le mien, O+. C’est étrange de se retrouver allongée dans un hôpital à Gaza. Je revois ces images à la télé ou sur internet de blessés, étendus sur des lits ou des fauteuils, attendant d’être soignés. J’imagine que ça doit être dans l’autre bâtiment, le bâtiment central où nous ne sommes pas encore allés. Mais pour l’instant, l’ambiance ici est bon enfant. Les voix, parfois les rires, la vie remplissent la pièce. Avant de la quitter, on échange des numéros, des adresses et puis on prend une photo. Ce n’est pas qu’on ait peur d’oublier cet instant mais c’est l’occasion d’être une dernière fois tous ensemble. Les sourires sont sur toutes les lèvres.
Plus pour très longtemps. De retour dans la cour, on voit des journalistes courir et se masser devant l’entrée du bâtiment central. À peine annonce-t-on l’arrivée imminente d’un nouveau martyr qu’une ambulance déboule dans la cour, gyrophare et sirène allumés. Sans qu’on ait le temps de comprendre ce qui se passe, le corps a été déchargé et les portes se sont refermées. Les sourires ont quitté toutes les lèvres. Chez les Égyptiens, la joie d’être ensemble et de pouvoir aider, même modestement, la population de Gaza a fait place à la tristesse et à la douleur. Spectateurs impuissants, nous assistons alors au ballet des ambulances qui commence. Ça durera toute la nuit, une nuit au son des explosions et des sirènes.
Mais plus que ces dernières, ce qui vous déchire le coeur ce sont les cris, les cris de douleur, de rage et de désespoir des familles à qui on vient de prendre quelqu’un. Ils fendent le silence du hall de l’hôpital et ils vous saisissent, sans prévenir, leur douleur et leur rage vous atteignant en pleine poitrine et s’enfonçant en vous comme des lames de couteau. Ça vous déchire l’âme. Quelqu’un vient d’être arraché la vie.
Aucun de nous ne reste très longtemps dans ce hall, préférant le froid de l’extérieur au froid de la mort.
Un médecin nous emmène, mes amis et moi, dans les étages supérieurs visiter des blessés. Je sais d’expérience que le mot « blessé » résonne parfois difficilement en nous. Mais confrontés aux corps mutilés, brisés, aux peaux arrachées, boursouflées, brulées, on ne peut plus ignorer ce que ce mot dissimule. C’est l’horreur. L’horreur des membres brisés, traversés de part et d’autre par des tiges en acier, instruments chirurgicaux qui ressemblent plutôt à des instruments de tortures. C’est l’horreur d’un visage sur lequel on peut imaginer le souffle d’une explosion et les projectiles venus y déchiqueter des bouts de peaux. C’est l’horreur d’un enfant qui a vu s’écrouler sur lui un immeuble entier engloutissant au passage 12 membres de sa famille. Les blessés sont-ils plus chanceux que les morts ?
Une énorme explosion. Plus forte que toutes celles entendues jusqu’à présent. Les murs de l’hôpital ont tremblé. Est-il touché ?! Nous quittons précipitamment la chambre où nous nous trouvions. Une épaisse fumée blanche a envahi l’étage. Cela vient du quartier des femmes où nous étions rentrés dix minutes avant… Nous courons voir ce qui s’est passé. Un bout du plafond est tombé, et derrière une porte battante, le reste du bâtiment est dans le noir. Des médecins s’y précipitent avant de revenir, rassurants : l’hôpital n’a pas été touché, mais ça a dû tomber tout près. On me dit un kilomètre. Un kilomètre ?!
Alors que nous redescendons tous rapidement dans la cour de l’hôpital, les médecins me regardent et sourient. Ils se moquent de moi. « Pourquoi as-tu sursauté comme ça ? Tu as peur des explosions ? Il ne faut pas, c’est rien, c’est normal. » J’essaie de leur expliquer que je ne sursaute pas de peur mais justement parce que ce n’est pas rien, ce n’est pas… normal. Mais rien à faire, ils ne me croient pas. Tant pis, si au moins je peux les faire rire… Nous rions tous de mes sursautements. Mais pourtant… rien de tout ce que nous vivons ici depuis notre arrivée n’est « normal ». Il y encore 6 heures, je n’avais jamais entendu de bombardement de ma vie. Et là, c’est une pluie de bombes. Oui, une pluie. Elles tombent goutte à goutte, les unes après les autres, saccadées : boum, boum, boum, boum. Un vrai pilonnage.
Impuissants, on regarde le ciel sans étoiles d’où nous provient le bruit des drones. Ils sont tout le temps là, ils nous observent et nous sommes complétement à leur merci. La vision de Matrix m’envahit, à moins que ce ne soit la Guerre des Mondes… Nous sommes dominés par des machines monstrueuses dont la vision tentaculaire veille à ce que nous nous tenions tranquilles. C’est ça le pouvoir.
Il est 4 heures du matin. Des maisons viennent d’être détruites dans un nouveau raid aérien. On annonce des morts et beaucoup de blessés. Déjà les sirènes retentissent au loin. C’est pire que ce qu’on a vu jusque là. Les ambulances entrent par deux dans la cour. Des infirmiers attendent devant la porte qu’elles marquent l’arrêt pour décharger leurs lots de souffrance, le temps de nettoyer le sang des brancards et elles sont déjà loin.
Le jour se lève. Il nous faut partir. C’est dur. Mais c’est comme ça. Dans le car qui nous ramène vers la frontière, je découvre pour la première fois Gaza sous la lumière. Alors que l’on passe à côté de lieux détruits par des bombardements, une nouvelle explosion retentit, tout près. Le car pile, le convoi s’arrête, dépassé trente seconde après par une camionnette de journalistes qui freine à notre hauteur. Une épaisse fumée noire s’élève à 500 mètres.
Ce ne sera pas le dernier bombardement que nous entendrons cette nuit-là.
Alors que nous venons de repasser la frontière et de quitter le terminal de Rafah, une nouvelle détonation se fait entendre. Je me retourne et vois au loin un énorme champignon de poussière. J’ai déjà vu ça quelque part…
Céline Lebrun, le 19 novembre 2012