Fuir la police, comme Zyed et Bouna, et tant d’autres

Aujourd’hui, se tenait une rencontre publique à Mantes la Jolie du collectif des Jeunes du Mantois, pour rappeler que 162 jeunes garçons et filles ont été interpellé-e-s et agenouillé-e-s des heures durant le 6 décembre dernier et pour penser les luttes locales et solidaires à venir qu’exige la fin de l’extension du domaine de la répression policière. Ce texte a été lu en introduction.

Fuir la police comme Zyed Benna, Bouna Traoré et Muhittin Altun, comme Lamine Dieng, comme Amine Bentounsi, comme Angelo Garrand, comme Adama Traoré, comme Theo Luhaka.

Fuir la police et en mourir.

Fuir la police et se retrouver agenouillé ou allongé parce qu’on a la tête de l’emploi.

Fuir la police qui gaze et tire des flashballs alors qu’on a la tête de « gens ordinaires ».

Chercher refuge dans ce qu’on comprend, trop tard, être un transformateur et en mourir électrocuté, chercher refuge dans une grange voisine qui sera un cul de sac fatal, chercher refuge en vain et finir abattu d’une balle dans le dos ou écrasé sous des gendarmes, chercher refuge en pleine rue d’un quartier disqualifié et en prendre pour son grade et sa dignité par matraque interposée.

Chercher refuge en haut de cet escalier dont on ne peut pas savoir qu’il mène au service de réanimation de la Pitié-Salpêtrière et devoir le redescendre vers un mur de policiers aux ordres.

Aucun rapport pense-t-on à première vue. Les uns ont toujours l’air d’avoir quelque chose à se reprocher, alors que les autres ont pour eux et elles l’apparence de l’innocence. Mais, voilà qu’ils sont repoussés vers les policiers voltigeurs qui leur intiment de descendre en levant les mains au-dessus de la tête avant de leur « régler leur compte », comme l’annonce laconiquement l’un d’entre eux.

Alors une voix résonne de l’intérieur du service de réanimation et leur dit gentiment: « ne courez pas, mais pourquoi vous courez aussi ? ». N’avons-nous pas déjà entendu cela quelque part?

Quelle association d’idée lui fait lancer cette exhortation comme une urgence ? Serait-ce la présence massive de la police ? Est-ce ce geste de lever ses mains au-dessus de la tête que se résolvent à esquisser quelques jeunes hommes ? Est-ce qu’elle anticipe alors ce qui va se jouer en bas, après ce qui vient de se jouer dehors, entre gazage et matraquage, au point de les inciter à trouver refuge juste là, de l’autre côté de la porte du service ?

N’était-ce pas au cours du procès en appel des policiers mis en cause dans la mort de Zyed et Bouna que le représentant du parquet avait posé cette même question pour qu’elle s’imprime bien dans l’esprit des jurés: « mais aussi pourquoi courraient-ils ? Ils avaient quelque chose à se reprocher ?… »

Voilà donc la cause de la sanction resurgie de l’inconscient collectif, et reconduite de scène de violence policière en scène de violence policière : s’ils fuient devant la police, c’est qu’ils ont quelque chose à se reprocher. Voilà ce qui pousse l’infirmière à les mettre en garde : le verdict de coupable tombe sur qui l’a bien cherché en courant pour fuir la police. Car le verdict de ce procès-là en 2017, qui relaxe des policiers douze ans après les faits, donne à voir la fabrique de coupables que peut devenir une cour de justice en transformant les victimes en responsables de leur mort. Elle rappelle que fuir la police est un aveu de culpabilité. Or, ne serait-ce pas injuste que ces gens ordinaires soient ravalés au rang de jeunes arabes, noirs, rroms, qu’on a tôt fait de tenir responsables de ce qui leur arrive, alors que ces personnes de l’autre côté de la vitre n’ont à l’évidence rien fait, sinon courir pour fuir la police qui les réprime sans raison ?

Pourtant, si le parallèle vaut, c’est que tous les cas de fuite devant la police ici listés résultent du sentiment confus ou fondé que la police constitue une menace et non pas un refuge contre un quelconque risque : elle est devenue le risque contre lequel il faut se prémunir. Ça, l’infirmière, du haut de l’escalier qu’elle bloque pourtant, le sait. Tout comme le savent les manifestants du 1er mai qui cherchent refuge dans un hôpital, parce qu’ils viennent de faire l’expérience d’être exposés à la violente répression de la police et qu’ils craignent d’y retourner. Et la suite leur donnera raison, garde à vue à l’appui. Mais aussi parce qu’ils l’ont appris sans s’en apercevoir, au fil des mois, des années de violence policière. C’est désormais imprimé dans la mémoire collective et dans le corps de milliers d’autres mutilés, blessés, matraqués qui les ont précédés dans les cortèges. Puis cela remonte jusqu’à cette balise mémorielle qu’incarnent ces deux adolescents fuyant la police qui meurent de la dangerosité du lieu où ils ont trouvé refuge contre un danger, plus grand encore à leur yeux. Et qui elle-même réactive bien plus loin encore le souvenir effacé par l’amnésie et l’amnistie de la répression sanglante d’une manifestation pacifique d’algérien-ne-s le 17 octobre 1961, par une police déjà aux ordres d’un préfet, dont les crimes de déportation de juifs durant l’occupation seront bien plus tard rendus publics et jugés. Ce 17 octobre, il autorise la répression au point que la police aligne contre les murs avant d’exécuter, matraque jusque dans les couloirs du métro, assomme et jette dans la Seine: autant de victimes presque sans visage et de vies sans valeur.

Et entre ces deux balises, 1961-2019, d’autres événements hérissent le chemin vers l’effondrement de l’état de droit et l’effritement de libertés, censées être protégées par la loi et la constitution. Les morts insupportables de Zyed et Bouna, le 27 octobre 2005, déclenchent des révoltes durant trois semaines et l’instauration du premier état d’urgence dans l’hexagone depuis la guerre d’Algérie. Les centaines de morts aux mains de la police qu’infligent des pratiques, dénoncées par des instances nationales et internationales, mais entrées dans la norme et banalisées par des verdicts, rares et complaisants. Les innombrables contrôles au faciès devenus un mode de gouvernement par l’humiliation, l’intimidation et la dégradation du corps des jeunes habitants des quartiers populaires. La répression ordinaire dans ces quartiers ségrégués, réserves indigènes, lieu de perpétuation des violences coloniales et d’expérimentation de leur extension vers les centre-villes. Les blessés par milliers qui ont marqué tous les mouvements de protestation depuis lors, que ponctue la mort, restée dans les mémoires, n’en déplaise aux policiers recyclés dans l’hémicycle, de Malik Oussekine tabassé par des voltigeurs. Le 1er mai 2018 au cours duquel le comportement violent d’un sbire de l’Élysée jette de l’huile sur le feu qui couve depuis déjà longtemps et s’embrasera l’automne suivant dans un déferlement de Gilets Jaunes. Le 1er décembre dernier, non pas celui de la « profanation » de l’Arc de Triomphe à Paris, mais celui de la mort injuste de Zineb Redouane atteinte à sa fenêtre par un tir de gaz lacrymogène à Marseille. Puis, le 6 décembre dernier, surgissent les images ahurissantes des 162 collégiens et lycéens de Mantes la Jolie, agenouillés par une police goguenarde et en verve, au côté desquels se tiennent désormais les 34 de la Pitié, dont certains ont été allongés au sol, fouillés et humiliés, l’homme giflé protégeant sa mère non loin de là et le jeune cagoulé et interpellé avant d’être relâché sans autre forme de procès.

Avancer l’alibi qu’ils sont les dommages collatéraux d’une violence accrue de la part de Gilets Jaunes « radicalisés » ou de Black Blocs déchaînés ne tient plus devant l’accumulation d’images et de témoignages qui documentent inlassablement ce qui se joue de samedi en samedi, de 1er mai en 1er mai et s’inscrit dans une culture de l’impunité policière depuis près de 60 ans.

Cette mécanique répressive devenue infernale pourrait finir par unir des groupes sociaux longtemps hiérarchisés et séparés : les jeunes hommes racisés, coupables d’incarner à leur corps défendant la persistance de l’histoire esclavagiste et coloniale de la France d’une part et d’autre part les citoyens ordinaires, souvent blancs, que rien ne prépare au nuage toxique de la répression. Convaincus de leur bon droit, ces derniers sont abasourdis de découvrir un état policier qui ne les épargne plus depuis que les pratiques élaborées dans la lointaine périphérie ont vocation à s’appliquer à tout ce qui déborde du cadre de l’ordre. Voici donc la répression violente érigée en outil de dissuasion contre quiconque veut désobéir et protester, pendant que l’État bafoue chaque jour un peu plus les libertés, en grignotant leurs garanties par l’entrée dans le droit commun de l’état d’urgence, et envoie l’égalité et la dignité aux oubliettes en jouant le jeu du racisme, par calcul, par inadvertance ou par omission.

Parce que ces segments de la population, longtemps séparés par des lignes de couleur et de démarcation nettes, sont désormais unis dans une même volonté d’exister politiquement, les voilà exposés ensemble aux exactions d’une police aux ordres qui prétend rester aveugle à ses propres excès. À l’évidence, elle reste hantée par le recours colonial à toutes sortes de sévices et en rejoue sans modération les pires épisodes. L’acharnement, le harcèlement et le passage à tabac avant de dégainer flashball et grenades de toutes sortes, qu’elle ne parvient pas à éliminer de sa technologie répressive, ne sont donc pas le fruit d’un perfectionnement récent mais la trace d’une expertise de la contre-insurrection qui perdure dans les routines actuelles. Même si elle ne rechigne pas à faire sienne les « bonnes pratiques » des polices décomplexées de par le monde, comme celle d’Israël, par exemple.

C’est en entretenant une solidarité qui n’a pas toujours été au rendez-vous, que ces fragments de peuple jusqu’alors divisés pourront trouver les arguments de condamnation de pratiques policières qu’ils entendent faire abolir. C’est à cette condition que pourra s’instaurer un espace public digne des formes de protestation et de revendication qu’exigent et inventent tous les jours les zones à défendre contre le capitalisme, les étroits passages à des frontières inhumaines et les corps à sauver de la violence policière. Il s’agit d’un espace politique respirable, certes ouvert au droit de manifester et d’exprimer ses opinions, mais surtout propice au droit d’exister sans risque pour sa vie ou son intégrité physique et respectueux du droit de circuler librement partout. C’est en forgeant les termes de luttes subalternatives qu’ils auront raison d’une fuite en avant de la police semblant conduire au déraillement d’institutions qui n’ont même plus le bénéfice du doute.

En attendant, fuir la police d’un État qui bafoue les règles du monopole légitime de la violence devient un droit fondamental pour qui ne veut pas être brutalisé, blessé, mutilé ou mourir entre ses mains. Et assurer refuge contre ses exactions devient un devoir. Ce constat est en passe d’entrer dans tout manuel de survie et dans toute conscience en éveil pour qui ne veut pas subir le même sort lorsqu’il manifeste, proteste, ou plus prosaïquement, se trouve en vie. Désormais admise parce que frappé au coin du bon sens, cette prise de conscience vient à bout de l’illusion qui peut encore subsister sur la nature de l’État policier français et ses fondements répressifs, dignes d’un état colonial ou autoritaire. Reste à faire la preuve qu’il est possible de changer cet état de fait. C’est ce qu’ébauchent de nombreux collectifs nouant des alliances qui affirment leurs droits et leur résistance face à cette féroce oppression policière soutenue et autorisée par un gouvernement, digne héritier d’un passé colonial qui ne passe pas, à Paris, à Mantes, à Clichy sous Bois et partout ailleurs.

Par Nacira Guénif. Publié le 11 mai 2019 sur son Blog : pérégrinations, bifurcations, récréations.