Frank Eskenazi, une autre voix juive

Union juive française pour la paix
Télérama, le 24 janvier 2009

Ils devraient être encore des dizaines de milliers, aujourd’hui, à manifester partout en France contre la guerre à Gaza, qui a fait plus de 1 300 morts. De manif en manif, les défilés n’ont cessé de grossir depuis un mois. Du jamais vu. Beaucoup de jeunes des quartiers populaires et, au milieu des cortèges parisiens, une banderole qui détone : une petite association juive, l’Union juive française pour la paix, que nous avons rencontrée.

Cet après midi, place Denfert-Rochereau, à Paris, il sera une fois encore présent à la manif. Producteur de documentaire, ex-journaliste à Libération « dans une autre vie », Frank Eskenazi défile pour la Palestine sous une banderole qui ne passe jamais inaperçu : « Juifs et Arabes unis pour la justice. » Pétri d’histoire et de philosophie juives, Frank Eskenazi raconte avec des accents d’émotion ses dernières manifs en compagnie de quelques amis juifs et de sa fille de 20 ans : « Sur le parcours, les gens nous applaudissent, l’accueil est chaleureux. Des juifs qui osent s’opposer à la politique israélienne, ça surprend… »

Si Frank Eskenazi a rejoint depuis quelques années l’UJFP (Union juive française pour la paix), une petite association de quelques centaines de membres, c’est parce que c’est « de là » qu’il veut parler. En tant que juif, porteur de cette identité et de cette culture qu’il revendique comme une part essentielle de lui-même : « Mais je ne veux pas qu’on dise qu’Israël fait cette guerre au nom de tous les juifs ! Pas en mon nom ! Israël adore la paix, mais ne sait faire que la guerre. Ces crimes à Gaza ne feront d’ailleurs que renforcer le Hamas.»

L’UJFP a l’habitude, depuis des années, de travailler avec des associations de Français d’origine maghrébine. Avec le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples), aussi. Frank Eskenazi anime la publication de l’association, De l’autre côté, une revue poil à gratter dans laquelle on retrouve des journalistes comme Jean Stern ou le réalisateur Eyal Sivan. De l’autre côté ne se gêne pas pour tirer à boulets rouges sur le CRIF (Conseil représentatif desinstitutions juives de France), accusé de monopoliser la parole des juifs de France.

Pas simple d’être « minoritaire dans une minorité », comme dit Eskenazi. Sa bouille se lève vers le ciel. Il semble se parler à lui-même. Ce quarantenaire a été élevé « dans l’amour d’Israël et le respect de son armée morale, bercé dans la mythologie sioniste ». Jeune adulte, il rompt les amarres, quand il découvre « l’injustice faite aux Palestiniens ». L’occupation des Territoires. La première Intifada, en 1987. L’Union juive française pour la paix a été créée sept ans plus tard. Organisation laïque, l’UJFP entend « prendre ce qu’il y a de meilleur dans la tradition juive en s’inspirant de la conduite morale attendue de notre peuple ».

Ce goût de la justice, Frank Eskenazi l’a payé cher. Par un éloignement d’avec sa famille – « quand on se voit, on ne parle pas d’Israël. Je reste dans mon coin » – et beaucoup de ses amis : « Les juifs vont défendre la justice, partout, en Tchétchénie, jusqu’au Tibet, mais quand il s’agit d’Israël, ils perdent toute capacité de juger rationnellement. »

Une déchirure. Mais Frank Eskenazi assume : « Il y a un moment où il faut quitter la table de son père », même si ça n’est pas simple.

Il a repris sa liberté ; c’est sa conception de la judéité. Opposé, aussi, à tout communautarisme. Même s’il aime plus que tout l’esprit de la diaspora. Eskenazi affirme que les juifs ne sont jamais si créatifs que quand ils sont minoritaires. Quant au peuple palestinien, qu’il soutient sans réserve, il est sans illusion : « La misère n’est pas belle, et l’occupation ne peut produire que de mauvaises choses » Et qu’on ne lui dise pas qu’il fait le jeu du Hamas, lui qui se définit comme « laïc, plutôt gauchiste et libertin » : « A tous égards, je me sens éloigné des valeurs du Hamas ; j’aurais préféré que les Palestiniens votent autre chose… mais c’est leur choix. » Frank Eskenazi participe activement à l’UJFP. Visites de soutien en Palestine, collectes, manifs. Ici, en France, il s’agit « de maintenir le dialogue », surtout dans les quartiers populaires.

Lundi 19 janvier, il nous donne rendez-vous à Saint Denis. La salle de la Bourse du travail se remplit tout doucement. Des têtes blanches, vieux et vielles militantes pro-palestiniens, mais aussi des associations maghrébines et quelques étudiants. Le MRAP et l’UJFP, ensemble, sillonnent les quartiers depuis le début de la guerre à Gaza, pour sentir la température et organiser toute une série de débats.

La parole circule dans la salle. On parle de la mobilisation grandissante, mais aussi des « Allah ou Akbar » ( Dieu est grand) et des slogans en arabe qui fusent dans les manifs. Un jeune imam de la mosquée voisine : « Je dis aux jeunes qu’il faut éviter de crier en arabe. Vous comprenez, c’est pas de leur faute mais les Parisiens, quand ils entendent “Allah ou Akbar”, ils traduisent : Egorgez les tous ! Mais en même temps, l’ arabe, c’est vrai, ça sort tout seul de notre bouche. Quand tu es ému, ou en colère, tu parles la langue de ta mère et de ton père, quoi de plus naturel ? Et puis “Allah ou Akbar”, c’est ce qu’on dit spontanément quand on t’annonce la mort de quelqu’un. »

Frank Eskenazi prend la parole. L’assistance est accrochée à ses lèvres : « Je suis juif, c’est ainsi que l’histoire m’a fait… C’est pas facile pour moi d’être là devant vous… Je sens beaucoup de colère dans cette salle, mais sachez que cette colère n’est rien à côté de la mienne, face à tous ces crimes qui sont commis à Gaza en mon nom… » Silence épais. L’assistance est captivée, un peu éberluée aussi. Sans démagogie, Frank Eskenazi ne caresse pas son public dans le sens du poil, fustige les dictatures arabes et les silences complices, parle de « la situation horrible » faite aux chrétiens du monde arabe. Pour revenir à Israël, « le pays au monde ou les juifs se sentent le moins sécurité… ».

Le témoignage de Frank Eskenazi agit comme un baume au coeur. La parole circule dans la salle. Sans éclats de voix, sans diatribes. En entendant Eskenazi, un chibani (un vieux Maghrébin aux cheveux blancs), pense « aux porteurs de valise » de la guerre d’Algérie. Un jeune, du fond de la salle, demande la parole, un sourire en coin : « Dites, monsieur, c’est vous qui n’êtes pas normal où ce sont les autres juifs ? »
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Thierry Leclère

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