Henri Goldman
24 octobre 2020
Les « caricatures de Mahomet » ont été publiées en 2005 dans le quotidien danois Jyllands-Posten. Cette publication a mis les populations musulmanes en ébullition dans le monde entier. Puis, petit à petit, l’affaire s’est calmée partout. Sauf en France, où on a trouvé judicieux de souffler sur les braises en transformant les caricatures en fétiches agités en permanence. Pourquoi ?
Pourquoi est-ce en France, et nulle part ailleurs, qu’un jeune Tchéchène commet un assassinat horrible, après qu’un jeune Pakistanais s’en soit pris à l’ancien siège de Charlie Hebdo ? Il y a pourtant des réfugiés tchétchènes et pakistanais dans tous les pays d’Europe.
Pourquoi est-ce en France que l’espace d’expression publique de la religion musulmane est le plus réduit ? En dehors d’elle (et de la Belgique !), aucun État européen n’interdit le port du foulard à l’école et, en Allemagne, il est même largement autorisé pour les professeurs. Au Royaume-Uni, où tout le monde trouve parfaitement anodin qu’une fonctionnaire de police soit « voilée », on rigole de la grandiloquence française qui considère que n’importe quelle personne derrière un guichet public « représente l’État ».
Pourquoi, dans sa croisade « contre le séparatisme », la République est incapable de s’appuyer sur des relais perçus comme légitimes par la masse des Musulmans de France ? Pourquoi préfère t-on mettre en avant une escouade de harkettes taille mannequin et arborant, comme signe d’allégeance, la marque absolue de la féminité occidentale émancipée, à savoir les talons aiguilles ?
D’où vient cette obsession française de l’uniformité qui est en train de produire des effets en cascade que plus personne ne semble maîtriser ?
Le Figaro Magazine, moniteur de la France BCBG, 16 octobre 2020
La religion du roi
Le refus de reconnaître sur le territoire métropolitain toute forme de minorité singularise la France par rapport à tous ses voisins. La Belgique et l’Allemagne sont des États fédéraux. La Suisse est une confédération. L’Espagne et l’Italie comptent plusieurs régions autonomes disposant de larges pouvoirs d’auto-administration. Le Royaume-Uni est composé de quatre nations constitutives dotées d’institutions politiques propres. L’Allemagne, les Pays-Bas et le Royaume-Uni font cohabiter sans heurts catholiques, protestants et anglicans, là où la France a éradiqué sa diversité religieuse dans le sang, du massacre des Cathares à la guerre civile contre les huguenots calvinistes qui avaient eu le front d’avoir une autre religion que celle du roi. Car en France, royaume ou république, chacun est prié d’avoir la même religion que le souverain, que celui-ci soit héréditaire ou populaire. Pourquoi ?
Cette véritable névrose de l’altérité vient de loin. La France, comme État-nation unifié, existe à peu près dans ses frontières actuelles depuis… l’an mil, là où les nations voisines resteront encore pour longtemps – souvent jusqu’au XIXe siècle – divisées en multiples principautés rivales. Cette continuité s’est payée d’une lutte permanente et impitoyable contre toutes les tendances centrifuges, lutte qui a été complètement incorporée à l’éthos national. Comme le déclarait Robespierre devant la Convention le 25 septembre 1792 : « Nous avions soupçonné qu’on voulait faire de la République française un amas de républiques fédératives qui seraient sans cesse la proie des fureurs civiles ou de la rage des ennemis ». Tout est permis face au danger que la France se délite de l’extérieur ou de l’intérieur.
C’est clairement la minorité musulmane – dernière minorité vigoureuse au sein de la population française – qui est ciblée afin qu’elle s’assimile à la masse et se rende invisible.
Aujourd’hui, la religion du peuple souverain abstrait, c’est… la laïcité. Pas celle, libérale, de la loi de 1905 qui organisait la coexistence pacifique des différentes convictions et leur inscription égalitaire dans l’espace public. Mais la « nouvelle laïcité », culturelle et identitaire comme la caractérisait Jean Baubérot, qui émerge simultanément au début de ce siècle au sein de la droite française et dans un large courant au sein de la gauche (Valls-Chevènement, pour faire court). Celle-ci ne concerne plus seulement l’État mais s’adresse à toute la population sommée de privatiser radicalement ses différences. C’est clairement la minorité musulmane – dernière minorité vigoureuse au sein de la population française – qui est ciblée afin qu’elle s’assimile à la masse et se rende invisible. En 1789, la même injonction avait été adressée aux Juifs en contrepartie de l’égalité des droits qui leur était accordée.
Il faut se plonger dans cette histoire longue pour comprendre pourquoi seule la France en Europe de l’Ouest nourrit dans de telles proportions cette attitude crispée face à la montée inéluctable d’une société européenne multiculturelle travaillée par les flux migratoires. C’est pourquoi la fascination que cette « laïcité à la française » exerce en Belgique, y compris à gauche, est un complet contresens. Rien dans notre histoire ne nous prédispose à nous barricader de cette façon. Nous n’avons pas à rougir de notre culture du compromis qui s’est notamment manifestée à travers le Pacte scolaire de 1958 qui, s’il est effectivement dépassé aujourd’hui dans les faits, nous aura évité bien des déchirures.
Face à la raideur principielle de nos voisins du Sud, notre aptitude aux « accommodements raisonnables », si décriés et pourtant largement pratiqués sans le dire, n’est pas forcément une faiblesse. Entre la France qui roule des mécaniques et la Belgique qui bricole, la société la plus vulnérable des deux n’est pas celle qu’on croit.
L’Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.
Le chêne et le roseau (1668), Jean de la Fontaine
Voir en ligne : l’article sur le blog de Henri Goldman