Par Samah Jabr
Middle East Monitor – 25 février 2016
Alors que le monde fêtait la Saint-Sylvestre en 2015, avec toutes ses promesses pour la nouvelle année, des dizaines de familles palestiniennes recevaient les corps froids de leurs Shaheeds (martyrs) : des enfants tués par les Israéliens dans le récent bouleversement politique.
Permettez-moi de dire d’emblée que cet article est une tentative pour explorer le vécu de la douleur chez les victimes de notre réalité politique – et non un essai sur la signification du martyre, ou une analyse sur ce que l’on désigne sous le nom de « Shaheed », un statut à la fois laïque et religieux que les Palestiniens donnent à leurs enfants tués par l’occupation.
Je fais simplement observer que la communauté palestinienne, à l’instar de nombreux groupes qui glorifient leurs soldats morts en leur nom, glorifie elle aussi celles et ceux qui ont donné leur vie en résistant à l’occupation et qu’elle utilise le terme « Shaheed » pour attirer l’attention sur les circonstances de leur mort.
Un grand silence entoure la douleur des familles des combattants palestiniens. Les Palestiniens ressentent les autorités israéliennes comme tirant une satisfaction sadique de notre souffrance. En réaction, les Palestiniens présentent souvent un extérieur rude, masquant ainsi leurs émotions et effaçant tout signe de vulnérabilité face à ceux qui ont tué leurs êtres chers. Certains Palestiniens vont plus loin, essayant d’éviter d’infliger davantage de douleur aux membres de leurs familles, et gardent leur douleur au fond d’eux-mêmes.
Une jeune femme est venue me voir pour des palpitations et une insuffisance respiratoire, des symptômes pour lesquels aucune cause organique n’avait été trouvée. Quand je lui ai demandé quand ses symptômes avaient commencé, elle a répondu : « Depuis que le cœur de mon frère a cessé de battre ». Son frère avait été tué lors d’une manifestation deux ans auparavant ; elle avait gardé cette disparition enfouie dans sa poitrine de peur que toute sa maison ne s’effondre si quelqu’un le reconnaissait à haute voix.
Le silence palestinien est aussi motivé par le souhait d’éviter que ne soient incriminés ceux qui ont été tués et par la nécessité d’empêcher qu’il y ait plus de pressions encore sur les personnes qui apportent leur aide et leur compassion dans la communauté. Manifester de la solidarité auprès des familles endeuillées signifie prendre des risques et en supporter les conséquences. Même les députés arabes de la Knesset israélienne, des législateurs qui ont visité les familles dans la douleur qui lançaient des appels pour que les corps de leurs enfants leur soient remis afin de les enterrer décemment, même ces députés ont été menacés et punis.
Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a affirmé : « Ceux qui réconfortent les familles des terroristes ne méritent pas d’être membres de la Knesset ». La participation de ces membres arabes de la Knesset a donc été suspendue, alors qu’aucune mesure n’a été prise contre le ministre de la Justice israélien quand celui-ci a réconforté les familles des colons accusés d’avoir brûlé vive une famille palestinienne.
L’intimidation élimine les expressions de soutien de la communauté à des familles qui déjà souffrent des entraves au processus naturel de deuil. Traités comme des suspects par l’occupation, les membres des familles sont souvent mis en détention, punis collectivement par la démolition de leur maison, par des refus de permis de travail et une ingérence dans l’accomplissement des rites traditionnels de deuil à travers l’insistance que le corps du défunt ne sera rendu que lorsque la famille capitulera devant l’exigence d’enterrer son mort à l’écart de la communauté.
Après quatre mois d’épuisantes négociations entre les autorités israéliennes et la famille d’Ahmad Abu Sha’aban, le corps de ce fils, Ahmad, a été rendu à la famille aux conditions que les funérailles ne durent pas plus d’une heure et demie, qu’il n’y ait pas plus de quatorze personnes présentes et qu’elles aient lieu au milieu de la nuit.
Nous aussi, les Palestiniens, nous sommes parfois coupables de laisser ces familles enfermées dans leur douleur. Une enquête conduite par le Centre Al-Quds pour les études israéliennes et palestiniennes a démontré que 66 % des Palestiniens exprimaient un sentiment de gêne après la descente du personnel de nos médias chez les familles endeuillées, spécialement dans les premières heures suivant le décès.
En outre, 60 % des personnes ont fait part de leur insatisfaction devant la conduite des factions politiques, en particulier quand elles allèguent que leur fils appartenait à un parti politique, qu’elles distribuent des posters où l’on voit le shaheed en train de coller une affiche de l’icône du parti politique, et qu’elles hissent le drapeau du parti politique aux funérailles. Les factions politiques en agissant ainsi s’approprient les sacrifices des morts et l’angoisse de leurs familles. Les médias rivalisent pour écrire sur la dernière crise d’une façon qui souvent s’immisce dans les moments les plus intimes de la famille, transformant un père ou une mère dans la douleur en un porte-parole institutionnel.
Une pression sociale bien intentionnée sur une famille endeuillée afin de lui exprimer une fierté est encore un autre facteur qui peut agir pour inhiber l’expérience d’une douleur et retarder le processus de deuil. Nous observons des familles trouvant un réconfort dans l’importance de la foule qui vient se présenter à elles en ces moments difficiles, parlant de la dernière fois où ils ont vu le shaheed et énumérant ses différentes vertus, ses amis prenant le rôle imaginaire du fils pour le père, ou du père pour ses enfants ; le défunt devenant soudain leur ami le plus cher et le plus proche. Bientôt, ces relations du défunt affluent vers une nouvelle crise qui revendique leur attention, laissant la famille seule face au vide.
Les cercles de deuil présentant un « syndrome de survivant » de culpabilité, de honte, d’anxiété et de chagrin, semblent impliquer une personne après l’autre. Nous voyons quelques cas de jeunes amis ou relations du shaheed qui attaqueront réellement des soldats israéliens ; ce sera alors un acte qui sera motivé par le chagrin, entre autres. De cette manière, le shaheed est idéalisé et imité. Ses funérailles entraînent d’autres funérailles.
Le shaheed absent reste très présent dans la psyché de ceux qui le pleurent. Un homme introverti, d’âge moyen, m’a dit : « Je prends garde à ne pas offenser l’image de mon père. Je suis maintenant plus âgé qu’il ne l’était quand il a été tué. Je viens juste de me marier et mon épouse est enceinte – et en fait, mon père a été assassiné juste après avoir fécondé ma mère de moi. Mais je vis encore, chaque jour et chaque minute de ma vie, avec son image qui me regarde, qui corrige mon comportement et me dit ce qu’il faut faire ».
Confisquer les corps des Palestiniens tués et ajouter des restrictions douloureuses au chagrin de leurs familles n’ont rien à voir avec la sécurité israélienne, il s’agit uniquement de répondre à l’objectif pernicieux de leur imposer des souffrances pour son propre plaisir : punir la communauté palestinienne en la privant de participer au processus normal de deuil. Les conséquences en sont que les cercles de douleur s’élargissent. Pour les familles elles-mêmes, leur deuil entravé et rendu compliqué crée des distorsions cognitives et une injection de culpabilité, il leur impose la définition israélienne du défunt comme criminel ou terroriste. Mais pour chaque famille en Palestine, la mort de ces jeunes combattants et la brutalisation des survivants sont des armes puissantes qui sapent la sécurité psychologique de tous.
Quel que soit le jugement que nous portons sur leurs actions spécifiques, ces jeunes combattants ont été pris entre la violence de l’occupant et l’impuissance de la direction palestinienne. Ces jeunes combattants ont agi avec désintéressement, ne recherchant ni profit ni renommée personnels. Ils ont exprimé la colère et la frustration que ressentent tous les Palestiniens. Leur impulsion a été d’offrir leur aide, de l’unique façon qu’ils estimaient possible. Leurs expériences, leurs émotions, et leurs intentions doivent être identifiées, comprises et validées avant que le débat sur leurs actions puisse acquérir une légitimité.
Après tout, c’est le sacrifice de quelques-uns qui nourrit l’espoir de la libération. Leurs familles et l’ensemble de la communauté palestinienne doivent reconnaître l’énormité de la perte de nos enfants, rétablir les souvenirs positifs qu’elles ont d’eux, et redire l’histoire de leur mort. À travers cela, nous devons affirmer notre amour profond pour ceux qui sont morts au nom de la Palestine. À tout le moins, un processus pour une mémoire nationale palestinienne peut réduire l’isolement des familles endeuillées et transformer leur perte personnelle en une expérience de signification collective.
Samah Jabr est psychiatre et psychothérapeute, jérusalémite, elle se préoccupe du bien-être de sa communauté bien au-delà des questions de santé mentale. Elle écrit régulièrement sur la santé mentale en Palestine occupée.
Traduction : JPP pour Les Amis de Jayyous