Dans le chaos provoqué par l’attentat monstrueux qui a coûté la vie à douze êtres humains, il n’est pas facile de se situer. Entre ceux qui expriment uniquement douleur et colère justifiées, ceux qui «craignent les amalgames» et ceux qui appellent à l’union nationale (et internationale) contre l’Islamisme radical sous la bannière du slogan «je suis Charlie».
Bien sûr, le crime appelle douleur et colère, mais contre quoi exactement?
Ce massacre ignoble est revendiqué par des individus qui se disent membres de Al Qaida. La nécessité absolue de combattre les mouvances obscurantistes de l’islamisme radical ne doit pas nous rendre amnésique. Ces courants qui s’imposent par la terreur affirment commettre leurs crimes au nom de l’Islam. Leur développement a été rendu possible par les interventions impérialistes, le démembrement des États et l’utilisation par l’Occident de ce courant contre les forces progressistes. En France, la situation sociale insupportable que vit la population issue de l’immigration post-coloniale, le racisme d’État, l’islamophobie, les discriminations, la stigmatisation ou les contrôles au faciès portent une responsabilité évidente dans l’essor de ce courant qui touche en réalité une frange marginale d’une jeunesse de toutes origines mais sans horizon.
Bien sûr le crime risque de provoquer des amalgames. Mais ces amalgames sont-ils nouveaux? Charlie Hebdo, qui a longtemps représenté pour nous l’impertinence, l’insolence de mai soixante-huit, Wolinski, Cabu, l’écologie, RESF, ne s’est-t-il pas justement distingué dans l’art graphique et politique de l’amalgame depuis des années? Et que les choses soient claires, personne ici ne dit qu’il n’avait pas la liberté de le faire et il a eu toute liberté de le faire des années durant.
Avoir la moindre complaisance ou compréhension pour des assassins de dessinateurs ou pour la mise à mort de gens en raison de leurs idées est insensé.
Mais Charlie Hebdo a mené une bataille politique. Et occulter et faire oublier dans quel contexte il publiait ses caricatures faisait partie de sa bataille politique.
Peut-on imaginer des caricatures émanant de journaux progressistes critiquant la religion juive pendant les années trente au moment de la montée de l’antisémitisme et de la persécution des juifs? Et nous ne parlons pas ici de caricatures antisémites de l’époque mais de caricatures critiquant la religion juive.
Comment la critique des religions pourrait-elle faire abstraction du rapport dominant/dominé ? Critiquer les religions cela se fait aussi dans un contexte, dans un moment politique qui n’est aucunement neutre à l’égard des musulmans. Les actes de Charlie Hebdo, et les caricatures et les articles sont des actes et ont participé au développement de l’islamophobie en France. Développement du mépris et du racisme à l’encontre de tous les musulmans, des lois chargées de protéger «la laïcité à la française» contre eux, des mosquées attaquées, des agressions physiques contre des gens « d’apparence musulmane ». Leur désignation comme boucs émissaires de la crise économique et sociale, qu’ils subissent aussi et souvent en première ligne, à l’aide des « amalgames » est en marche depuis des années.
Des ghettos et des discriminations, il n’en est pas question aujourd’hui, l’«union nationale» peut se faire avec le sang de tous ces morts, contre les musulmans, des mosquées brûlent déjà (encore), le terrain a été préparé de longue date.
Le « suicide français » est en marche annonçait le mois dernier un autre Charlot.
« L’Union Nationale » et « l’Union Sacrée » que l’émotion autour du massacre qui vient d’être commis essaie de nous imposer, manipulent les sentiments d’horreur et de révolte légitimes au service d’autres significations bien plus complexes et douteuses. La liberté d’expression n’est pas menacée en France, même la plus raciste. Nous ne sommes pas dans le camp de ceux qui soutiennent le racisme d’État ou les interventions impérialistes. Nous n’acceptons pas le « choc des civilisations » et la logique « terrorisme/antiterrorisme ». Nous refusons d’avance toutes les nouvelles lois « sécuritaires » et toutes les nouvelles formes de discrimination ou d’injonction à l’égard des musulmans que cette union nationale ne peut manquer de produire. .
Alors aujourd’hui craindre l’amalgame nous semble plus qu’insuffisant. La France se dit un État de droit, les criminels doivent être arrêtés et jugés pour leurs crimes. Mais leur crime va bien au-delà, il vient en réalité de libérer la politique de l’amalgame, et du bouc émissaire. En ce sens les bourreaux comme les victimes de l’attentat étaient partie prenante de la guerre des civilisations. En ce sens, si les assassins nous font horreur, Charlie n’était pas et n’est pas pour autant notre ami et « nous ne sommes pas Charlie». Si notre solidarité et notre profonde compassion vont à tous les journalistes, salariés, policiers, victimes innocentes de cette tragédie et à leurs familles, l’union qu’il faut construire aujourd’hui est celle d’une France qui accepte d’être enfin celle de tous ses citoyens, musulmans inclus. La bataille contre le terrorisme passera par la bataille pour l’égalité, la justice, la reconnaissance de la France d’aujourd’hui dans toute sa diversité source d’immense richesse. Pour qu’au bout de cette nuit, le jour se lève, nous devons être aujourd’hui des musulmans.
Bureau national de l’UJFP 9 janvier 2015
Nous apprenons à l’instant la prise d’otage d’un supermarché casher de la Porte de Vincennes, à Paris, qui semble liée à une attaque de plus grande envergure. Plus que jamais notre travail à l’UJFP sera de construire du «commun» autour des valeurs universelles que nous venons d’énoncer. Comme juifs, nous serons toujours du côté du dominé, du racisé, du discriminé, qu’il soit musulman, Rrom, juif…