« État-nation juif » : l’extrême droite déchire Israël

Minorités, défenseurs des droits de l’homme et opposition dénoncent la loi votée le 19 juillet, réservant notamment le droit d’autodétermination aux seuls juifs et faisant perdre à l’arabe son statut de langue officielle au côté de l’hébreu. Des dizaines de milliers de Druzes, pratiquant une religion issue de l’islam, se sont rassemblés samedi à Tel-Aviv.

Manifestation d’Israéliens de la minorité druze
Manifestation d’Israéliens de la minorité druze, samedi à Tel-Aviv. Tomer Neuberg. Xinhua. Sipa

Place Rabin à Tel-Aviv, en sueur et la voix cassée, l’ancien général Anwar Saab sort de scène. Un sourire aux lèvres, il contemple les drapeaux druzes déployés. Quelque 50 000 personnes scandent «égalité». «On ne veut rien d’autre, dit-il. Nous acceptons tout à fait que cet Etat soit à majorité juive. Mais on ne veut pas d’un côté des droits pour les juifs et de l’autre des minorités de deuxième classe.» Il fait partie des leaders de la protestation, aux côtés d’autres officiers, et veut un amendement qui statuerait l’égalité pour tous les citoyens : c’est la minorité druze, d’habitude quasi mutique, qui a donc pris la tête de la contestation contre la loi dite de «l’Etat-nation», qui a inscrit dans le marbre le 19 juillet le caractère juif de l’Etat hébreu, en faisant fi du reste de la population.

Service militaire

Numériquement, les Druzes pèsent peu : 2 % de la population, 130 000 personnes. Mais symboliquement, ils représentent beaucoup : l’alliée historique de l’État hébreu, l’exemple pour Israël de la bonne intégration, celle d’une communauté arabophone, pratiquant un islam très hétérodoxe, et dont les tenues traditionnelles (large pantalon noir et moustache pour les hommes, voile blanc pour les femmes) s’affichent dans les couloirs de l’aéroport de Tel-Aviv pour promouvoir la diversité de l’État.

Les Druzes font le service militaire, contrairement au reste de la minorité arabophone. Dans la vieille ville de Jérusalem, aux portes de l’esplanade des Mosquées, ils essuient régulièrement les insultes des habitants palestiniens, irrités de les voir choisir l’autre camp. Depuis l’adoption de la loi, leur voix s’est fait entendre, disant l’humiliation.

Intellectuels

Plusieurs officiers de l’armée ont démissionné avec fracas. Des ex-chefs d’état-major, de la police, se sont publiquement opposés à la loi. Un journaliste, Riad Ali, a évoqué dans un long monologue télévisé «l’assassinat du rêve israélien» : «Chaque soldat druze est devenu mercenaire à l’instant où cette loi a été votée, dit-il, très ému. Je n’ai pas à me sentir israélien, et l’État ne peut plus me le demander. Ce mot a disparu. Ne restent plus ici que des juifs et des non-juifs, et moi, je suis un non-juif». Face à leur colère, des membres du gouvernement, comme Naftali Bennett, le très à droite ministre de l’Éducation, ont reconnu la «plaie ouverte» de leurs «frères druzes». Pour une sortie de crise, le Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, avait, dans un premier temps, proposé une nouvelle version du texte reconnaissant les droits des Druzes et des minorités effectuant leur service militaire, ainsi qu’un soutien financier à la communauté. Mais la rencontre, jeudi, avec les représentants druzes a été écourtée car, selon les médias israéliens, l’un des leaders aurait dénoncé un «apartheid».

L’objection à cette loi va bien au-delà des habituels «gauchistes» montrés du doigt par la droite nationaliste. Les députés arabes de la Knesset, les organisations de défense des droits de l’homme et des centaines d’intellectuels, artistes, écrivains, dont David Grossman et Amos Oz, ont dénoncé une attaque contre «les fondements d’un Etat juif et démocratique». Un député du parti Union sioniste a aussi démissionné d’un Parlement «raciste». L’opposition, y compris de centre droit, s’insurge contre la loi. Jusque dans les rangs du Likoud, le parti de Nétanyahou, un parlementaire s’est risqué à dénoncer le texte.

Le président d’Israël, Reuven Rivlin, issu du même parti, a dit son opposition. Le pays tremble sur ses bases car le texte touche à la nature même de l’Etat : juif et démocratique, réaffirmé comme tel dans ses «lois fondamentales», faisant office de Constitution et complétant la déclaration d’indépendance, où il se veut moderne, conforme aux principes universalistes et garantissant «l’égalité sociale et politique à tous ses habitants sans distinction de religion, de race ou de sexe».

Langue arabe

Pour Nétanyahou, premier défenseur de cette loi à valeur constitutionnelle, définir le pays comme «État-nation du peuple juif» ne fait qu’inscrire noir sur blanc la réalité et «l’une des raisons d’être de cet État», disait-il la semaine dernière en réponse aux critiques. De fait, la majorité du texte réaffirme des symboles : son drapeau, ses fêtes, sa langue, son calendrier hébraïque. Les accusations de discrimination se sont cristallisées sur d’autres articles, semblant viser la minorité arabe du pays, souvent perçue comme un cheval de Troie palestinien dans l’État hébreu, et qui représente 18 % de la population, descendants des Palestiniens restés sur le territoire israélien après la création du pays en 1948.

La loi s’attaque d’abord à la langue arabe, qui perd son statut de langue officielle pour un statut «spécial» et flou, qui semble n’avoir pour but qu’une rétrogradation humiliante, car, précise le même article, elle gardera sa place dans l’espace public. La loi réserve aussi au «seul peuple juif» le droit à l’autodétermination. Un autre article définit le développement des «localités juives» comme «priorité nationale» : version allégée d’une première mouture qui autorisait des localités à choisir leurs résidents sur une base ethnique ou religieuse, mais qui, devant les cris de terreur poussés par les juristes israéliens, a été modifiée.

Pas trace des mots «égalité» ou «démocratie». Un choix, pour Samy Cohen, chercheur au Ceri-Sciences-Po et spécialiste d’Israël : «L’État a été pensé par ses pères fondateurs comme juif et démocratique, mais cet équilibre n’a jamais été parfait. Après avoir vu l’aspect démocratique progresser dans les années 70-90, avec notamment le développement de la société civile et le renforcement de la Cour suprême, nous voyons depuis près de dix ans un contre-mouvement de la droite et de l’extrême droite, pour qui la dimension juive doit dominer. Cette loi en est le reflet, et pour la première fois, l’inégalité des citoyens est inscrite dans l’équivalent de la Constitution.»

La population arabe du pays, elle, se sent déjà discriminée. «Je n’ai pas besoin de cette loi pour avoir moins de droits, s’énerve Aya, la vingtaine, qui vit dans le quartier arabe de Jaffa, dans le sud de Tel-Aviv. Regardez qui vit dans les kibboutz : il n’y a que des juifs. Moi, je n’ai pas le droit d’y habiter.» Le gouvernement n’a que faire de cette opposition attendue des Arabes, qui s’époumonent depuis des semaines, mais il doit donc maintenant gérer celle, embarrassante et inattendue, des Druzes. Plusieurs recours ont été déposés devant la Cour suprême. Mercredi, la Knesset se réunira pour une session extraordinaire à la demande de l’opposition. Thème des débats : «Les atteintes aux valeurs d’égalité et de démocratie».

Par Marie Semelin, intérim à Tel-Aviv — Publié le 5 août 2018 sur le site de Libération.