ENTRETIEN RÉALISÉ PAR GRÉGORY MARIN
VENDREDI, 17 FÉVRIER, 2017
L’HUMANITÉ
Dans les Nouveaux Visages du fascisme 1, l’historien analyse les mutations des mouvements d’extrême droite européens issus « de la matrice fasciste ». Selon lui, la gauche doit « redonner des perspectives politiques » pour occuper « l’immense vide » entre le « post-fascisme », qui met au ban des musulmans, et le djihadisme.
Les mouvements d’extrême droite européens (l’AfD en Allemagne, le Front national en France, le Jöbbik en Hongrie…) reprennent-ils des codes du fascisme ou du nazisme ?
Enzo Traverso D’abord, ils partagent des traits communs, notamment le rejet de l’Union européenne, la xénophobie, le racisme, en particulier dans sa dimension islamophobe. Au-delà de ces marqueurs, on constate des différences notables. Il y a des mouvements clairement néofascistes ou néonazis : l’Aube dorée en Grèce, le Jöbbik en Hongrie, etc., dont la radicalité est souvent liée à l’ampleur de la crise, même si en Grèce la montée de Syriza a grippé cette dynamique. En France, le Front national a une matrice fasciste. Il y a certes des néofascistes dans le parti, mais son discours n’est plus fasciste, car il a fait un effort considérable de mutation idéologique qui est une des clés de son succès. S’il tenait encore des propos néofascistes, il ne serait pas audible et ne pourrait certes pas espérer arriver au second tour de l’élection présidentielle.
Ces partis « de matrice fasciste », pourquoi les appeler post-fascistes et pas néofascistes ? Par quoi caractérisez-vous ce post-fascisme ?
Enzo Traverso C’est une catégorie transitoire. Le post-fascisme est un concept qui tente de saisir ce processus de mutation en cours : le FN n’est plus un mouvement fasciste, mais il reste un mouvement d’extrême droite, xénophobe, qui n’a pas encore rompu le cordon ombilical qui le lie à sa matrice fasciste. On ne sait pas ce que ça va donner. Cela pourrait déboucher, en cas de décomposition de l’Union européenne, d’approfondissement de la crise économique, sur sa transformation en alternative clairement fasciste, cela s’est vu par le passé. Ou prendre des caractéristiques nouvelles, s’intégrer dans le système, comme le Mouvement social italien dans les années 1990, qui est devenu une composante de la droite traditionnelle. Le processus est ouvert, car dans cette mouvance que je qualifie de post-fasciste il y a également des mouvements politiques nés ces dernières années qui n’ont pas d’origines fascistes, comme Ukip en Angleterre ou la Lega Nord en Italie, bien qu’ils convergent : Salvini ou Farage ont de bonnes relations avec le Front national. Cette notion ne vise ni à sous-estimer le danger, ni à le rendre plus acceptable, mais à le comprendre si on veut le combattre efficacement.
L’islamophobie a remplacé l’antisémitisme comme préoccupation majeure de l’extrême droite, française notamment, même si l’antisémitisme militant n’a pas disparu.
Enzo Traverso Il y a encore au FN des nostalgiques de l’Algérie française et des antisémites de la vieille garde. Mais l’antisémitisme a disparu du discours politique. Mieux : Marine Le Pen se présente comme un rempart contre le nouvel antisémitisme des jeunes de banlieue ou contre l’« islamo-fascisme » djihadiste. Le FN, comme d’autres partis d’extrême droite européens, essaie d’établir de bonnes relations avec l’État d’Israël. De ce point de vue, la rupture avec les vieux fascismes est évidente. Il y a tout de même une analogie avec les années 1930. De même que les juifs apparaissaient comme une minorité pourrissant la France de l’intérieur, infiltrant l’État, les cercles de pouvoir, les musulmans de France sont présentés comme un corps étranger à la nation qui est en train de la gangrener : l’ennemi intérieur. C’est de cette façon qu’on présentait le juif dans les années 1930, travaillant de concert avec le bolchevique assaillant extérieur. Aujourd’hui le musulman agit à l’intérieur, disent-ils, et les États islamiques, les puissances d’argent étrangères comme le Qatar veulent s’accaparer la France avec de l’argent. Des années 1930 à aujourd’hui, il faut que l’extrême droite caractérise une menace pour s’y opposer.
Le populisme, dont on peut aussi parfois noter des accents à gauche, participe-t-il de cette même dynamique ?
Enzo Traverso La montée de ces mouvements pose des problèmes sémantiques : comment les qualifier ? Comment les définir ? La notion de populisme est utilisée par commodité, mais il faut s’en méfier. Populiste, c’est un adjectif, qui définit un style politique, souvent démagogique, qui recourt à gauche comme à droite à l’utilisation d’un dispositif rhétorique : le peuple contre les élites. Mais la notion de populisme ne définit pas la nature politique d’un parti ou d’un mouvement. Lorsqu’elle est utilisée pour adosser Sanders et Trump ou Mélenchon et Le Pen, c’est une mystification, car, au lieu de nous aider à comprendre la réalité, elle la déforme.
Vous pointez les médias, qui utilisent cette notion à tort et à travers ?
Enzo Traverso Oui, car dans le monde occidental la notion de populisme qualifie davantage ceux qui l’utilisent que ceux à qui elle s’adresse. C’est une arme qu’utilisent les partis de gouvernement et les médias qui les soutiennent pour stigmatiser toute critique ; critiquer la loi El Khomri est populiste, critiquer les politiques économiques européennes est populiste. La notion de totalitarisme était elle aussi utilisée pour qualifier à la fois le communisme et le fascisme, toute forme d’antilibéralisme. C’est-à-dire que, au-delà d’une certaine norme fixée par l’ordre social et politique dominant, tout est populisme. C’est un usage du concept dangereux et instrumental.
Mais c’est un usage qu’on fait aussi, bien que différemment, à gauche. Jean-Luc Mélenchon s’en est revendiqué 2
Enzo Traverso En Amérique latine, le populisme est celui de mouvements qui intègrent dans le système politique les classes populaires, qui en ont toujours été exclues. Mélenchon voudrait faire un usage latino-américain du populisme, comme Podemos en Espagne. Mais en Espagne il n’y a pas d’extrême droite antisystème, c’est pourquoi il s’agit d’un outil rhétorique dangereux en France : dans la mesure où il prend à son compte cette notion, il offre des arguments à ses adversaires pour mener une campagne médiatique qui le rapprocherait – à cause de cette utilisation biaisée du concept – de Marine Le Pen.
Revenons à ces post-fascismes, à leur volonté d’afficher une certaine modernité. Dans quelle mesure réussissent-ils ?
Enzo Traverso On ne peut pas parler de modernisme, puisqu’ils s’appuient sur un réflexe conservateur de l’électorat, mais de mutation du langage. Aujourd’hui le FN adopte une rhétorique républicaine et son racisme est décliné au nom des droits des femmes, de la laïcité… Dans les fascismes des années 1930, il n’y avait pas de leaders femmes et on ne tolérait pas les homosexuels. Aujourd’hui ils parlent de démocratie, contrairement à la critique radicale que les fascistes en faisaient dans les années 1930. Leur nationalisme aussi a évolué, l’ennemi n’est plus une puissance étrangère. Il s’agit de préserver l’« identité nationale » contre des minorités internes, les immigrés, les musulmans, qui sont des citoyens français pour la plupart. Il y a une continuité, mais avec un changement de cible : l’islamophobie d’aujourd’hui reproduit certains traits de l’antisémitisme des années 1930. Sur la République aussi, le discours a évolué : depuis le début du XXe siècle, le fascisme français était antirépublicain et antiparlementariste, alors qu’aujourd’hui le FN se dit républicain. Cela nous renvoie aux contradictions du discours républicain lui-même, car qu’est-ce que la République ? La Ire République, la Commune de Paris, la IIIe République, qui s’efface devant Vichy, ou la IVe, qui mène la guerre d’Algérie ? Il ne suffit pas d’idéaliser la République, il faut y mettre un contenu.
Vous reprenez votre analyse, développée dans Où sont passés les intellectuels ?, de l’éclipse des utopies. Est-ce « la fin de l’histoire », comme l’ont prophétisée les libéraux après la chute du mur de Berlin, ou une transition ?
Enzo Traverso Le XXIe siècle s’ouvre sur un monde « présentiste » : il n’y a plus que le présent, un monde qui vit replié sur lui-même, incapable de se projeter dans l’avenir. Au XXe siècle, l’Union soviétique montrait qu’il pouvait exister une alternative au capitalisme, même si ce modèle n’était pas attrayant. L’existence même de l’URSS obligeait le capitalisme à adopter un « visage humain ». Après la fin de la guerre froide, le capitalisme est devenu un horizon indépassable, sans alternative apparente, et il est devenu brutal. De ce point de vue, on peut parler de la « fin des utopies ». Un cycle s’est achevé. Il y en aura d’autres, l’humanité ne peut pas vivre sans utopies. Il y aura aussi des révolutions, des signes annoncent déjà des bouleversements. Mais, pour l’instant, ces mouvements sont plombés par une incapacité de projection dans le futur. Par exemple, si en Espagne los Indignados ont produit Podemos, une construction politique, en France, Nuit debout, était porteuse d’espoir, enthousiasmante, mais ce n’était qu’une flambée qui, pour l’instant, n’a rien construit de durable.
Vous dites que, face à cette « réponse régressive » au néolibéralisme que représente Daech, seul « le réveil d’une gauche anticoloniale » pourrait être efficace. Quels en seraient selon vous les contours ?
Enzo Traverso En France, un pays avec un passé colonial écrasant, la gauche paye le prix des ambiguïtés de son histoire. Depuis la IIIe République jusqu’à la guerre d’Algérie, l’anticolonialisme a toujours été porté par des minorités (« tiers-mondistes », anarchistes, trotskistes, etc.) ou des intellectuels (Sartre, Genet, Pierre Vidal-Naquet, etc.). La SFIO était le parti de la guerre d’Algérie, le Parti communiste a accepté le colonialisme à partir des années 1930… Frantz Fanon n’a jamais pénétré la culture socialiste ou communiste. La gauche a toujours tenu un discours national-républicain, paternaliste, assimilateur, qui véhiculait le mythe de la « mission civilisatrice » d’une nation porteuse de valeurs universelles. La gauche a toujours eu les plus grandes difficultés à accepter l’émergence d’un mouvement auto-organisé de la jeunesse postcoloniale. Or, si l’identité de la gauche tient au principe d’égalité, cela passe par la reconnaissance du caractère multiculturel et multiethnique de la France. Il faut changer de logiciel par exemple sur la question de l’islam, en repensant la gauche comme un mouvement politique structuré autour d’une multiplicité d’acteurs. De ce point de vue, l’expérience des États-Unis, qui se sont toujours reconnus comme un pays d’immigrés, peut se révéler intéressante.
Vous faites le lien avec ce qu’on appelle « le malaise des banlieues ».
Enzo Traverso À une échelle globale, la fin de l’anticolonialisme, les guerres néo-impériales des dernières décennies et la montée de l’islamisme ont brouillé les repères. Chez les jeunes des banlieues, l’antiracisme national-républicain et paternaliste, celui de SOS Racisme et de la petite main, ne passe plus, surtout depuis que le Front national s’est emparé d’une rhétorique républicaine. Il y a un immense vide politique qui est rempli par un retour du religieux et même, dans certaines franges marginales, par l’attirance du djihadisme. On le voit ces derniers jours, avec l’affaire Théo, comme en octobre 2005 : il y a une rage, un potentiel de révolte extraordinaire dans les banlieues, mais une incapacité à lui donner des perspectives politiques. Cela concerne à la fois les acteurs des banlieues et l’ensemble de la gauche.