Entretien de François Burgat avec Erwan Seznec (Marianne) (non publié)

Entretien de François Burgat avec Erwan Seznec (Marianne) 16 décembre 2021


Nous publions avec l’accord de François Burgat, l’entretien dont Marianne n’a pas eu le courage de publier ne serait-ce que dix pour cent ; ce journal a juste fait un « portrait. »


La première question est très simple :  comment vous définissez-vous sur le plan universitaire ? « Spécialiste des courants politiques du monde arabe » est l’intitulé que je vois le plus, mais vous convient-il ?

La seule exigence que j’ai dans la définition de mon profil académique est que je me considère comme  un politiste ou un politologue et non point un islamologue. J’entends ainsi signifier que la porte d’entrée que je privilégie en matière d’étude des sociétés de la périphérie coloniale “musulmane” de la France n’est pas la connaissance de la religion dominante mais celle des relations politiques, nationales et internationales qui y prévalent. La seule vraie caractéristique de ma formation est que, à la différence de nombre de mes collègues,  j’ai eu (grâce au MAE et au CNRS)  le privilège de vivre plus de 23 ans dans cette région dont j’entends contribuer à éclairer les modes de fonctionnement.


– La diplomatie française vous semble-t-elle aujourd’hui avoir les ressources (en analystes, en arabisants, en expérience, etc.) à la hauteur des enjeux dans le monde arabe ?

Dès lors que, notamment à partir de la seconde guerre mondiale,  la domination linguistique et culturelle française a été établie sur une partie du monde arabe, la  France a cessé de former  les arabophones  qu’elle avait longtemps été capable de produire. Elle a de ce fait cruellement souffert de ce manque, se coupant notamment de toutes les composantes des sociétés qu’elle n’avait pas réussi à suffisamment  “franciser”.  Depuis une quinzaine d’années, ce manque commence à être pallié et on peut raisonnablement penser que, même s’il demeure des zones d’ombre,  les services secrets comme le MAE français disposent aujourd’hui d’une information raisonnablement fiable.  

– La préface de l’édition anglaise de votre livre « Comprendre l’islam politique » dit ceci : « French scholars are overwhelmingly white, generally male, and often proud of their liberal heritage, which they dub republican, universalist and secular (…) French academia, while merit-based in theory, is extremely discriminatory in practice ». Souscrivez à ce jugement ? Le préfacier ajoute « with his Catholic, bourgeois upbringing, Burgat is definitely a member of the old boy’s club », avant de décrire votre évolution, et comment vous avez pris vos distances avec la « culture française dominante, élitiste et raciste » (« mainstream, elite, racist French culture ». Que pensez-vous de cette appréciation  ?  N’est-ce pas exactement le genre de généralisation qui serait considérée à juste titre comme insupportable en parlant du monde arabe ?

Prenons donc le temps de noter que si vous éprouvez le besoin de citer l’un de mes préfaciers, c’est de toute évidence que vous n’avez rien trouvé à vous “mettre sous la dent” dans mes propres écrits !  Pascal Menoret entend signifier que j’ai su surmonter certains penchants de la production intellectuelle française. J’y souscris bien sûr même si –  s’agissant  de la production académique –   mon jugement  serait sans doute moins catégorique. La production académique française – traversée par les mêmes contradictions que la société toute entière – a de toute évidence mis du temps à sortir de l’ornière du politiquement correct colonial. Mais je nuancerais le compliment que me fait Ménoret en rappelant que cette production académique a été la première à dépasser les limites de la pensée politique dominante. Et  qu’elle est aujourd’hui, fort heureusement, bien plus diversifiée que la “norme intellectuelle française ” dominante dans des médias comme le vôtre, ne permet de le penser. La preuve éclatante en est que la bruyante supercherie képélienne de l’islamo-gauchisme (si largement relayée par les médias de votre famille,)  a été unanimement (Conférence des Présidents d’Université et CNRS) traitée comme telle par le monde académique.

Pour aller sur le fond, disons que, en sciences sociales, les  généralisations doivent effectivement être maniées avec la plus grande prudence. Mais toutes ne sont pas impertinentes ! Même si de nombreuses belles exceptions ont très tôt… confirmé la règle, ce n’est, hélas, pas faire insulte à la réalité historique que d’écrire que la culture française dominante a longtemps été élitiste et raciste. Aujourd’hui, le fossé encore béant qui sépare le nord et le “sud” en termes  de production du savoir en général, du savoir sur le “sud” en particulier, n’est pas une représentation idéologique. C’est une réalité. A l’origine  de l’hystérisation de 80 % de la classe politique, se trouve donc cette dynamique historique banale qu’une toute petite minorité de l’appareil académique tente de discréditer en la qualifiant d’”islamo-gauchisme”. Cette dynamique  procède du fait  que les descendants des colonisés, sont – fût-ce tardivement –  parvenus  à disposer des ressources (sociales, intellectuelles, politiques) leur permettant de participer à l’écriture de leur propre histoire et de dénoncer les limites de leur insertion au sein de la nation. Une large majorité des membres de l’appareil académique refusent de discréditer  (en les qualifiant d’”islamistes” ou de “racialistes”) les expressions de ces attentes. Ils les respectent et, le cas échéant, les  relaient sur la scène publique.  Mais la petite minorité parvient (avec votre aide !) à occuper l’essentiel de l’appareil médiatique.

– Votre désaccord avec d’autres chercheurs travaillant sur le monde arabe comme Gilles Kepel ou Bernard Rougier est connu, mais comment le résumeriez-vous pour des non-spécialistes ? Quels sont les grands points de désaccord, et quels sont les points de consensus ?  

Je partage avec Gilles Kepel et Bernard Rougier leur insistance sur l’importance de la connaissance linguistique qui fait encore défaut à nombre de grands “spécialistes” du Proche-Orient ou du monde musulman. Et je reconnais à Kepel son rôle positif dans le développement des études arabes. La ligne qui me sépare d’eux est néanmoins relativement claire. Elle peut d’abord – de façon nécessairement schématique –   s’exprimer ainsi :  s’agissant des entreprises radicales qui ciblent les Occidentaux, Kepel, lorsqu’il ne limite pas sa réponse à des variables purement idéologiques (le salafisme), a longtemps privilégié la description du  seul  “comment” : la force des islamistes tenait à ce qu’ils  utilisaient… des cassettes audio puis des téléphones portables, puis la télévision satellitaire (“Al Qaïda c’est Al Jazira”) puis internet  (“Daesh,  ce sont les vidéos hollywoodiennes”) ! etc. Pour ma part, je préfère que nous nous interrogions sur le “pourquoi” de cette hostilité infinie à l’égard des Occidentaux ! Or la quête de ce pourquoi requiert nécessairement de mobiliser un registre non plus seulement religieux ou culturaliste, encore moins technologique, mais bien politique. En matière de terrorisme, elle nous incite donc  à placer plus systématiquement les Occidentaux (ou les “Sissi” qu’ils décorent), à l’intérieur de la chaîne des causalités et non point seulement sur la liste des victimes. Je pense enfin que, en France, les vrais “séparatistes” sont les dominants et les “séparés”, que Rougier accable de ses fragiles raccourcis analytiques, leurs victimes.

– Êtes-vous ou avez-vous été à un moment de votre carrière rémunéré directement ou indirectement par le Qatar ? C’est un sous-entendu qui revient souvent dans la bouche de vos adversaires, c’est un point facile à éclaircir, je préfère donc poser la question le plus simplement possible.

Comme n’importe lequel de mes collègues, j’ai accepté (il y a fort longtemps !)  les per diem offerts aux conférenciers, pas seulement dans cette région du monde. À la différence de certains de ces collègues, je n’ai en revanche jamais exigé, où que ce soit dans le monde,  a moindre rémunération pour n’importe lesquelles de mes interventions ! Je puis donc affirmer de la façon la plus catégorique qui soit que je n’ai ainsi, à aucun moment de ma carrière, “été rémunéré directement ou indirectement  par le Qatar”.  S’agissant des  fonctions que j’exerce actuellement à la présidence du conseil d’administration du CAREP (Centre Arabe de Recherches et d’Etudes Politiques de Paris, branche française du Arab Center for Research and Policy Studies  de Doha), ce centre d’étude que le journal Le Monde a qualifié de “meilleur think tank du monde arabe”,  elles sont à la fois symboliques mais surtout strictement bénévoles. Je mets donc au défi ceux de vos invités réguliers qui croient pouvoir affirmer le contraire (“Burgat est payé par les Qataris”) d’en fournir les preuves ainsi que,  accessoirement, les détails de leur relation financière  avec notamment les diverses institutions  relayant l’active “diplomatie” des  Emirats Arabes Unis. 🙂

Bonjour M Burgat,

Je vous dérange à nouveau, avec deux questions, qui seront les dernières.

Cordialement,

Erwan Seznec

– Vous écrivez : « je préfère que nous nous interrogions sur le “pourquoi” de cette hostilité infinie à l’égard des Occidentaux !  Or la quête  de ce pourquoi requiert nécessairement de mobiliser un registre non plus seulement religieux ou culturaliste, encore moins technologique, mais bien politique. En matière de terrorisme, elle nous incite à placer plus systématiquement les Occidentaux (ou les “Sissi” qu’ils décorent), à l’intérieur de la chaîne des causalités et non point seulement sur la liste des victimes. » Cette remarque fait écho à un propos tenu à la barre du procès du Bataclan le dernier jour d’audience par l’ex-patron de la DGSI, Patrick Clavar : « On a le terrorisme qu’on mérite ». Si c’est exact, ceux qui manifestent de manière sanglante une « hostilité infinie à l’égard des Occidentaux » dans le monde arabe, et que vous avez rencontrés, ont-ils bien mesuré le rapport de force, selon vous ? S’il y a « hystérisation de 80 % de  la classe politique » française, comme vous l’écrivez, à quoi s’attendre après des attentats, sinon des représailles et un soutien accru à des dictateurs qui donnent des gages de fiabilité, comme le maréchal Sissi ?  Agression, riposte, contre-riposte : l’escalade que la diplomatie vise à éviter. Si on dénonce le cynisme, l’impérialisme culturel et la violence du Nord comme des traits profondément ancrés, il vaut mieux les prendre en compte avant de passer à l’offensive, culturelle ou militaire. L’islam politique, de ce point de vue, est une énigme, à mes yeux.

Je souscris sans réserve à la formule de Patrick Clavar, que j’ai moi- même , (et bien d’autres que moi, dont la voix, hélas, ne parvient pas à  nos médias)  employée sous diverses formes :   “la meilleure façon de lutter contre les terroristes est (en effet)  de cesser d’en fabriquer” ! A quoi s’attendre ? A ce que vous décrivez de pire  très précisément ! Car si nos réactions sur le plan sécuritaire sont à la fois légitimes et non dépourvues d’efficacité, notre réaction politique (stigmatisation indiscriminée des musulmans de France et soutien des dictateurs dans le monde arabe)  est , à force d’être contre productive, parfaitement irresponsable. Votre étonnememnt vis-à-vis de ce que vous nommez l’”islam politique” (qui ne se réduit pourtant pas à l’action armée)  suggère que les victimes de nos politiques  devraient, pour ne pas risquer d’aggraver leur situation, demeurer éternellement passives ? N’hésitez pas à leur  faire savoir votre point de vue  mais je doute de l’efficacité de votre démarche, – qui fera se retourner dans leurs tombes des milliers de militants de toute l’histoire politique de la planète toute entière !


« La culture française dominante a longtemps été élitiste et raciste » : la culture des pays arabes où vous avez longtemps séjourné vous semble-t-elle différente, sur ce point ?

Je répugne  à vous suivre – en faisant un comparatif des torts respectifs –    sur le registre d’une  dispute de cour de récréation. Car en réalité,  le problème  pour moi n’est pas celui de telle ou telle culture ou civilisation. C’est celui du comportement des dominants à l’égard des dominés. Les autocrates musulmans n’ont donc,  effectivement,   rien à envier à leurs homologues du reste du monde.  Tout de même, si vous insistez, je vais vous faire une confidence,  précédée d’une suggestion : à l’échelle de l’histoire du genre humain, je vous invite – c’est la suggestion –  à lire (ou à produire  vous-même)  les statistiques des performances des sociétés du  monde occidental  en matière d’expansion territoriale  : depuis la “découverte”  espagnole et portugaise de l’Amérique du Sud (et ses dizaines de millions de morts) à l’irruption européenne dans l’Amérique du Nord “indienne”, en passant par le nazisme et le stalinisme et sans oublier bien sûr la longue entreprise coloniale en Afrique, en Asie et en Océanie…. Faites le calcul, même grossier.  Croyez moi…(c’est la confidence) :  en matière de performances racistes, entre le monde musulman et le monde occidental, historiquement, il  n’y a vraiment pas photo !