Publié le 14 juin 2021 par le Centre de Ressources des Partenaires de la Seine-Saint-Denis
(Entretien réalisé le 21/05/2021)
SI-Via le Monde : Bonjour Sonia Fayman, pouvez-vous nous présenter l’Union Juive Française pour la Paix, l’UJFP pour introduire cet entretien ?
Sonia Fayman : L’UJFP, l’Union Juive Française pour la Paix, c’est une association qui a été créée en 1994 en France. Elle faisait alors partie d’un réseau d’associations du même type ailleurs dans le monde. Elle s’est beaucoup développée depuis et a évolué dans ses positions. Aujourd’hui on peut dire que c’est une association qui veut porter une parole juive antisioniste. Elle n’est pas composée que de Juifs. Certains membres de l’UJFP ne sont pas juifs mais sont impliqués dans l’idée qu’une parole juive est importante pour la critique du sionisme, en soutien à la Palestine et pour la lutte contre tous les racismes en France et ailleurs. Ce sont nos axes d’action si vous voulez.
Cette association existe dans plusieurs villes en France : à Paris bien sûr mais aussi à Bordeaux, Marseille, Toulouse, Lyon, Strasbourg notamment. Elle est partie prenante, et en ce moment c’est visible, du mouvement de soutien à la Palestine. Sur le fond, ce qui nous importe ce sont deux choses. Déjà de faire comprendre que l’origine du problème palestinien c’est la colonisation sioniste qui se déroule depuis la fin du 19ème siècle et la négation du droit des Palestiniens sur leurs propres terres avec l’appui des grandes puissances : à partir de là, une lutte décoloniale s’impose. L’autre aspect c’est de faire comprendre que les juifs du monde n’ont pas à reconnaître Israël comme étant leur référence centrale mais, au contraire, que ce régime attise l’antisémitisme contre lequel nous luttons. Voilà donc essentiellement les bases théoriques de l’UJFP.
SI-VLM : Au regard des récents évènements, comment analysez-vous la situation actuelle entre Israël et la Palestine ?
Sonia Fayman : Aujourd’hui [21.05.2021] un couvre-feu est annoncé, on va voir s’il est respecté mais il intervient après près de 300 morts palestiniens dont 64 enfants. Il y a eu des frappes aériennes mais ça tout le monde le sait, je ne vais pas m’étendre sur les attaques de l’armée israélienne à Gaza. Je vais plutôt revenir sur l’explication des phénomènes. Les attaques de ce mois-ci se situent dans ce que l’on pourrait appeler une Nakba permanente 1.
Tout le monde ne connait pas l’histoire, les origines de cette situation. On peut citer une phrase de Gilles Deleuze, le philosophe, qui disait en 1983 c’est à dire il y a déjà 40 ans : « D’un bout à l’autre, il s’agira de faire comme si le peuple palestinien, non seulement ne devait plus être, mais n’avait jamais été »2. Et en fait c’était ça dès le début et ça l’est toujours. Alors c’est important de le dire parce que beaucoup de gens s’émeuvent de la situation, du fait que les Palestiniens sont opprimés et privés de leurs droits, du fait qu’il y a des territoires occupés en Cisjordanie, à Jérusalem Est et le blocus de Gaza. Mais la colonisation s’est instaurée petit à petit, principalement à partir d’une immigration juive d’Europe de l’Est et d’Europe Centrale à la fin du 19ème siècle et dans les 20 et 30 premières années du 20ème siècle ; ce processus est à l’origine de la création de l’État d’Israël.
Il a été théorisé par le sionisme qui a proposé aux Juifs d’Europe Centrale, alors soumis à des pogroms, une échappatoire. Certains tentaient d’émigrer, pas forcément en Palestine, mais dans des pays comme les États-Unis, l’Angleterre, la France. La théorie de Herzl sur le sionisme a fait en sorte de réorienter ce mouvement vers la Palestine dans une démarche typiquement coloniale. Je n’entre pas trop dans les détails parce que je veux davantage parler de la situation actuelle mais c’est important d’avoir ça en tête. Il y a ce double phénomène de l’oppression des juifs en Europe Centrale et Orientale, surtout au 19ème siècle, et du génocide nazi qui a exterminé, on le sait, six millions de juifs et qui était vraiment un plan pour faire disparaitre les juifs de la terre. À l’issue du génocide nazi, les grandes puissances se sont émues et ne voulant pas, elles, porter le poids de cette catastrophe ont favorisé la création de l’État d’Israël. Ce dernier s’est donc implanté sur un lieu qui était habité par un peuple, les Palestiniens, alors que le sionisme a prétendu que c’était une terre sans peuple. Cela pèse énormément aujourd’hui et n’a pas cessé de peser depuis 1948. Il y a eu des hauts et des bas, des moments d’émotions : la première intifada, les accords d’Oslo, puis la 2ème intifada, certains parlent aujourd’hui de ce qui se passe comme d’une troisième intifada.
Ce que l’on observe c’est que l’implantation des colonies illégales en Cisjordanie et à Jérusalem Est étouffe les Palestiniens et constitue un véritable nettoyage ethnique qui n’a pas cessé : 750 000 palestiniens ont été chassés de chez eux en 1947 et 1948. En 1967 il y en a encore eu des milliers. Et ça continue aujourd’hui avec des tentatives d’expulsion de Palestiniens de leur maison à Jérusalem Est, notamment dans les quartiers de Cheikh Jarrah et de Silwan. Il y a encore eu récemment une campagne d’expulsion de 16 familles de Cheikh Jarrah pour loger à la place des colons israéliens. Là-dessus, il y a eu une campagne internationale de solidarité contre ces expulsions et ça a peut-être joué un petit rôle dans l’émotion et la mobilisation internationale autour de ces évènements.
Ces derniers évènements sont liés à une fascisation de la société juive israélienne qui exprime son racisme à l’égard des Palestiniens de plus en plus ouvertement du fait de la prise de pouvoir au parlement israélien d’organisations religieuses, ultrareligieuse et ultra-racistes et notamment des organisations de colons. Cela libère non seulement une parole raciste mais également, des actes. C’est ce que l’on a vu, début mai, avec des hordes de fanatiques qui se sont jetés sur les Palestiniens en plein Ramadan, avec l’appui de la police qui a empêché l‘accès aux marches de la porte de Damas, lieu très populaire et occupé pendant le Ramadan où les gens se retrouvent en fin de journée. Le pire de tout a été l’attaque israélienne sur l’esplanade des Mosquées et à l’intérieur même de la mosquée al-Aqsa pendant la nuit du 6 mai, aussi appelée la Nuit du Destin, elle est nuit la plus sainte pour les Palestiniens musulmans pendant le Ramadan.
À partir de là, on a vu non seulement des Palestiniens répondre à ces attaques comme ils ont pu dans Jérusalem Est occupé, mais immédiatement, une solidarité palestinienne à Gaza et dans les villes où de nombreux Palestiniens habitent, s’est formée. Il y a des Palestiniens en Israël qui ont la citoyenneté israélienne mais la nationalité leur est refusée. Il y a également des Palestiniens dans les territoires occupés en Cisjordanie vivant sous régime militaire, des Palestiniens à Gaza et aussi tous les Palestiniens des camps de réfugiés au Liban et dans les pays occidentaux où ils ont émigré pour échapper aux mauvais traitements. Des groupes de jeunes dans des villes comme Lydda et Nazareth se sont mobilisés et ont affronté, non seulement les attaques de colons, mais aussi la police. Ce qui est très important dans la situation actuelle, c’est cette sorte de réunification du peuple palestinien face à la politique de fragmentation engagée par Israël pour les diviser et, comme on dit, mieux régner.
À côté de cela, on observe une fois de plus la complicité du monde occidental dont les gouvernements ne vont pas au-delà de déclarations assez molles sur le fait qu’il faudrait arrêter les violences. Ces derniers et leur presse parlent de « confrontations » et dénoncent la violence du Hamas qui lance des roquettes, sans manifester la compréhension qu’il ne s’agit pas d’une situation où il y a deux ennemis qui s’affrontent, mais une situation où on a un oppresseur et un opprimé. Les Palestiniens de Gaza, tout ce qu’ils peuvent faire pour l’instant, quand ils décident de réagir violemment par les armes, c’est de lancer des roquettes. On peut bien sûr regretter qu’il y ait des civils israéliens qui soient tués par les roquettes. Mais on ne peut pas du tout mettre cela sur le même plan que les attaques qui ont fait près de 300 morts, dont des enfants, et qui ont supprimé des familles entières. Un article de la journaliste israélienne Amira Hass, qui vit en Cisjordanie, montre, avec des preuves à l’appui, que supprimer des familles entières et ne pas faire seulement des tirs indistincts, est volontaire.
SI-VLM : Merci beaucoup pour cette explication complète. Dans ce contexte-là, comment l’UJFP se positionne-t-elle et comment mobilise-t-elle, par l’information, son réseau ?
Sonia Fayman : C’est dans la poursuite de ce que l’on fait régulièrement puisqu’une de nos activités c’est constamment de faire connaître les luttes des Palestiniens, de manifester avec le mouvement de soutien à la Palestine. Nous avons participé à tous les rassemblements, qu’ils soient autorisés ou interdits, notamment, le samedi 15 mai, jour de la commémoration de la Nakba). Nous dénonçons le fait que Paris soit la seule capitale occidentale à interdire ces manifestations. Celle de demain [22 mai 2021] est encore interdite, sauf pour un rassemblement. C’est vraiment scandaleux, ça montre la complicité de la France avec l’apartheid israélien.
Plusieurs rapports ont identifié cette politique d’apartheid, notamment, pour citer les derniers et les plus connus, celui de B’Tselem 3, l’organisation de défense des droits humains en Israël-Palestine, et celui de Human Rights Watch, l’organisation américaine mondialement connue. Ils font suite au rapport des juristes Richard Falk et Virginia Tilley de 2017 4. L’identification de l’apartheid israélien maintenant est claire : c’est un régime qui accueille les Juifs du monde entier mais qui nie les droits du peuple autochtone, qui l’enferme, l’opprime et le chasse, s’appuyant désormais sur la loi qui a été votée en 2018 de l’État Nation du peuple juif.
C‘est donc contre cela que l’on s’élève. Forcément dans la situation actuelle, on ne peut que renouveler nos critiques, expliquer pourquoi nous sommes antisionistes et pas antisémites. Nous dénonçons cet amalgame qui est fait généralement par les pays occidentaux, les gouvernements surtout, et par les relais de la politique israélienne en France comme le CRIF5 ou d’autres organisations. Ces dernières nous attaquent en disant que nous sommes des Juifs ayant la haine de soi et que l’on favorise l’antisémitisme. Nous expliquons que critiquer Israël c’est critiquer une politique d’apartheid et de violence aveugle, ce n’est pas de l’antisémitisme.
Nous participons au collectif national pour une paix juste et durable entre israéliens et palestiniens qui regroupe beaucoup d’organisations de défense des droits en France. Nous participons aussi à des regroupements européens tel que l’EJJP6, le regroupement des associations juives laïques, comme la nôtre, qui militent pour les droits des Palestiniens (le droit au retour, le droit de jouir de tous les droits fondamentaux et d’arriver à l’égalité sur la terre de Palestine). Nous participons également à l’ECCP 7, qui est la coordination des associations et groupes européens pour la Palestine dont le siège est à Bruxelles. ECCP publie un certain nombre de communiqués, initie des actions, sollicite des députés, etc.
Plus concrètement, nous avons lancé une collecte pour les déplacés de Gaza puisqu’il y a eu des dizaines d’immeubles entiers démolis. Une grande partie de la population de Gaza est maintenant sans rien. Cette collecte a été lancée pour pouvoir payer des couvertures, des abris, de la nourriture, et ça marche assez bien. Il y a une générosité qui s’exprime.
Nous sommes intervenus dans des meetings à Paris, à Lyon, à Marseille, à Bordeaux et nous avons montré notre solidarité avec la grève générale qui a été déclenchée le 18 mai dans toute la Palestine.
Enfin, sur notre site, que tout le monde peut consulter, www.ujfp.org, nous publions nos propres communiqués et partageons beaucoup d’articles d’autres horizons sur la situation actuelle.
Sur la position que nous avons en ce moment, j’ajouterais qu’en plus des mobilisations, nous appelons à des sanctions et pas seulement à des protestations qui restent lettre morte. C’est un axe que nous défendons depuis longtemps mais qui prend toute sa signification à l’heure actuelle. Rien ne changera dans l’oppression subie par les Palestiniens bien qu’il y ait un mouvement magnifique où les jeunes palestiniens se lèvent et réunifient le peuple palestinien. Ils en ont tout de même pris lourdement cette fois ci. Israël ne cédera pas, c’est une des puissances militaires les plus fortes au monde, elle est soutenue par les Américains qui continuent de bloquer une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU. Face à ça, il n’y aurait que des sanctions qui pourraient faire évoluer la situation. L’Europe, a bien pris des sanctions à propos de la Crimée, contre la Russie. D’autres cas de sanctions prononcées par l’ONU ou par l’UE existent mais Israël, c’est un peu comme si c’était sacro-saint, on n’y touche pas. L’Europe devrait suspendre l’accord d’association qu’elle a avec Israël, qui lui procure des fonds pour mener ses recherches, pour construire son armement et pour le vendre. Des sanctions devraient être prises pour arrêter les crimes actuels. Il y a une décision de la Cour Pénale Internationale de mener une enquête en profondeur sur les crimes de guerre et possiblement sur les crimes contre l’humanité perpétrés par Israël. Évidemment Israël, le gouvernement des États-Unis et quelques autres pays s’y opposent mais c’est très important que cette enquête soit quand même menée.
SI-VLM : Et actuellement, menez-vous des actions de solidarité en Palestine et quels sont vos relais sur place ?
Sonia Fayman : Comme je le disais, nous avons lancé une collecte pour les déplacés de Gaza. Nous sommes aussi partie prenante de BDS, le mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions qui a été lancé en 2005 par un grand nombre d’associations de la société civile palestinienne. Le mouvement est dirigé par des Palestiniens au sein du BNC 8, le bureau national palestinien du BDS, qui est en lien avec tous les groupes BDS dans le monde. Il y en a dans beaucoup de pays. Ce mouvement prône :
- le boycott des produits israéliens et de tout le commerce que fait Israël avec le reste du monde,
- le désinvestissement : on voit par exemple des fonds de pensions ou d’autres fonds capitalistes qui ont désinvesti leurs possessions ou leurs liens des banques et des entreprises israéliennes,
- des sanctions, comme je le disais, ce dernier terme se fait attendre. Il n’y a pas de sanctions prononcées par les gouvernements contre Israël et c’est un élément qui fait partie de ce mouvement BDS.
Parallèlement, nous menons une action particulière à Gaza depuis quelques années où nous aidons des agriculteurs palestiniens d’une partie de la bande de Gaza autour de la commune de Khuza’a. Il y a eu une première action qui a été la construction d’un château d’eau pour qu’ils aient des possibilités d’irrigation. Ensuite, en lien avec une autre organisation française qui s’appelle Humani’Terre, nous avons financé (avec des collectes à chaque fois) une pépinière qui permet aux agriculteurs d’avoir des plants de bonne qualité, de les replanter et de travailler la terre. Nous continuons ce projet qui permet d’avoir des récoltes régulières, de nourrir la population et qui permet aux agriculteurs d’avoir un revenu.
Nous avons aussi des relations avec des militants israéliens et des groupes politiques opposés à la politique de leur propre pays. Ils ne sont pas très connus, car peu nombreux et eux-mêmes réprimés dans leur action et dans leur parole, mais ils existent. C’est ce que l’on appelle le camp de la paix qui a été beaucoup affaibli mais sur lequel il faut compter parce que c’est aussi avec eux qu’une solution pourra être trouvée. Alors nous ne nous prononçons pas sur la question « faut-il un ou deux États ? » : c’est aux Palestiniens de trouver la solution. Ce que l’on observe tout de même c’est que, notamment au sein de la jeunesse palestinienne, il y a une perte de confiance par rapport aux organisations dirigeantes comme l’Autorité Palestinienne et le Hamas. Un certain nombre de jeunes aspirent à ce que pourrait être un État unique entre le Jourdain et la Méditerranée où des Juifs et des Palestiniens vivraient en bonne intelligence à condition que tout le monde ait les mêmes droits. Ça peut paraître utopique, et ce n’est pas la seule solution, mais on entend de plus en plus cette possibilité être évoquée. Nous sommes attentifs à tout ce qui se fait et nous publions beaucoup les réflexions de certains think tanks palestiniens. Je pense notamment à Al-Shabaka et au groupe basé aux États-Unis, Electronic Intifada, qui publient des analyses de la situation très percutantes. À Gaza, qui est complètement opprimée, avec un siège qui dure depuis 13 ans, des impossibilités de sortir, des privations d’électricité, d’eau potable, de biens de consommation usuels, il y a des gens très courageux qui s’expriment beaucoup et qui agissent. C’est le cas de Haidar Eid, professeur des Universités, qui publie régulièrement des textes très importants. Ou encore, Iyad Alasttal un cinéaste qui réalise des petits clips presque tous les jours sur des aspects de la vie et de la résistance à Gaza, que nous mettons sur notre site. Il y a aussi Ziad Medoukh qui est un professeur de français qui rédige en ce moment même des bulletins où il explique ce qui se passe. Ce sont donc eux nos relais.
- Nakba est le terme arabe pour désigner la catastrophe qui en 1948 a chassé les palestiniens de chez eux et a pris leurs terres.[↩]
- Deux régimes de fous. Textes et entretiens (1975-1995), Gilles Deleuze. Éditions préparées par David Lapoujade. Les Éditions de Minuit, 2003, p. 221[↩]
- [3] Rapport disponible en français en ligne. https://www.btselem.org/sites/default/files/publications/202101_this_is_apartheid_fr.pdf[↩]
- Rapport disponible en ligne en français : http://www.aurdip.org/IMG/pdf/rapport_nu_fr.pdf. Et en version en anglais : http://www.aurdip.fr/IMG/pdf/un_apartheid_report_15_march_english_final_.pdf[↩]
- Conseil représentatif des institutions juives de France[↩]
- European Jews for a Just Peace[↩]
- European Coordination of Committees and Associations for Palestine[↩]
- BDS National Committee[↩]