Grand spécialiste des sociétés arabes contemporaines, conflits politiques au Proche-Orient (en particulier le conflit israélo-palestinien), révoltes arabes, islam politique, minorités arabes et musulmanes au Canada, racisme et discriminations. On l’a vu souvent intervenir, encore récemment, sur les écrans des chaînes de télévision et à la radio pour commenter l’actualité du Proche-Orient, en particulier le conflit Israël-Palestine. Il a aussi été actif dans les milieux de la solidarité internationale, dans plusieurs associations communautaires arabes ainsi que dans des associations professionnelles dans le milieu universitaire. Ses principaux publications sont Antonius, Rachad, (2003). La pertinence des principes de droit international pour le règlement du conflit israélo-palestinien, Manuscrit. disponible sur le site Les classiques des sciences sociales, Antonius, R. et Ali Belaïdi. (2023). Islam et islamisme en Occident. Éléments pour un dialogue (PUM) Antonius, R. et N. Baillargeon (dir. 2021). Identité, « race », liberté d’expression. Perspectives critiques sur certains débats qui fracturent la gauche. PUL.
Hugo Melchior : Rachad Antonius, comment caractérisez-vous les actes perpétrés par les commandos qui ont pénétré en territoire israélien de façon massive et spectaculaire, le 7 octobre, et qui ont non seulement enlevé 250 soldats et civils, mais assassiné 1400 personnes de tous âges, dont 300 militaires ?
Rachad Antonius. Dans le cadre de cette initiative militaire, le Hamas, a commis des « crimes de guerre ». Même dans le cas d’une guerre que l’on considère comme juste, il y a des règles à suivre. Tuer sciemment des civils est interdit. Dans le droit international, les guerres se font entre des forces armées, et non contre des populations civiles, qui doivent être épargnées.
Cela relève aussi du « terrorisme » au sens que ces actions meurtrières visent à semer la terreur : leur sens et leur signification symbolique est beaucoup plus importante que leur efficacité opérationnelle. Mais il faut de suite ajouter que certaines actions de l’armée israélienne doivent être également considérées comme relevant du terrorisme d’État, car elles visent tout autant à faire peur, à humilier, à punir collectivement une population. Des deux côtés, il y a des actions qui peuvent donc être qualifiées comme étant des crimes de guerre. Quand je dis « des deux côtés » je ne suppose aucunement qu’il existe une symétrie, ni du rapport des forces, ni de la légitimité de la lutte.
H.M La branche militaire du Hamas a annoncé officiellement avoir déclenché ladite « opération » du 7 octobre contre Israël pour « mettre fin aux crimes de l’occupation ». Or, il est certain que les dirigeants du Hamas auraient pu faire d’autres choix. Ils auraient pu se « contenter », outre d’ordonner le lancement de roquettes sur les localités israéliennes, de procéder au forçage du blocus ceinturant l’enclave palestinienne pour planter des drapeaux palestiniens en territoire israélien ou encore de procéder à l’enlèvement de soldats israéliens afin de négocier la libération de nombreux prisonniers palestiniens (le soldat Gildat Shalit, enlevé, le 25 juin 2006, par un commando de palestiniens avait été libéré finalement contre 1000 prisonniers) et/ou l’allègement du blocus, etc. Une telle sortie armée, y compris l’enlèvement de soldats, aurait sans doute été condamnée par les chancelleries occidentales, et aurait provoqué une réaction militaire de la part d’Israël. Mais elle aurait été interprétée plus largement comme un acte de résistance d’une force combattante dont les membres appartiennent à un peuple opprimé contre la domination injuste et illégale d’une puissance coloniale et occupante. Dès lors, pour quelles raisons les dirigeants du Hamas ont-ils fait le choix politico-militaire de laisser des escadrons de la mort, comme je les appelle, perpétrer le plus grand nombre de meurtres en territoire israélien ?
R.A. Il y a plusieurs éléments de réponses.
La première c’est, quelles sont les alternatives à cette action du Hamas ? En Palestine, il y a des forces politiques qui sont de nature plus sécularisées, d’autres qui ont pour méthode le dialogue et la paix, d’autres qui ont été amenées à consentir à des compromis majeurs avec la puissance occupante. Mais qu’ont-ils obtenu finalement ? J’écoutais récemment l’intervention d’un docteur médecin qui est ministre au sein de l’Autorité palestinienne, le Dr. Mustafa Barghouti, il n’appartient pas au Fatah, il appartient à la gauche palestinienne. Il expliquait sans ambages que toutes les forces politiques qui ont tenté au cours des dernières décennies de conclure des compromis audacieux avec la puissance occupante, de promouvoir un véritable agenda de paix ont été à la fin déboutées, humiliées auprès de leur propre population. Les démarches rationnelles de dialogue en vue d’établir une paix juste et durable avec Israël ont toutes échoué depuis 30 ans.
L’occupation militaire existe depuis 1967, c’est-à-dire depuis 56 ans. Aux yeux de nombre de Palestiniens l’occupation des territoires palestiniens a en réalité commencé dès 1948, cependant, la communauté internationale a reconnu ces territoires annexés par Israël comme faisant partie de l’État israélien. C’est et d’ailleurs c’est également le cas en ce qui concerne l’OLP et l’Autorité palestinienne. Il y a des accords de paix depuis 30 ans.
Or, et le jour où les accords d’Oslo ont été officiellement signés à la Maison Blanche, le 13 septembre 1993, le gouvernement travailliste, loin de les suspendre, impulsait la construction de nouvelles colonies israéliennes dans les territoires occupés en Cisjordanie, colonies qui sont considérées comme illégales au regard du droit international. Cette entreprise de colonisation s’est intensifiée depuis Oslo. On a eu concomitamment la construction d’autoroutes réservés aux seuls colons avec de nombreux points de contrôles, ce qui a eu pour effet de diviser, de morceler, de fragmenter le territoire de la Cisjordanie en 64 petits morceaux d’où les Palestiniens ne pouvaient ni sortir, ni entrer librement pour se rendre au morceau d’à côté. Ce qui s’est passé après Oslo, c’est que le contrôle de la puissance occupante sur la Cisjordanie s’est considérablement renforcé et la vie quotidienne est devenue de plus en plus impossible pour les Palestiniens, les humiliations au niveau des points de contrôle israéliens sont devenues monnaies courantes, des femmes enceintes qui devaient se rendre chez le médecin en sont venues à décéder sont mortes aux points de contrôle car on ne leur permettait pas de passer.
30 ans après Oslo, cela donne plus de colonies, plus de colonisation, plus de colons. Au moment de parapher Oslo, il y avait 150 000 colons, aujourd’hui plus de 700 000. Les Accords d’Oslo pouvaient être considérés comme problématiques au sens où le mot « État palestinien » n’apparaît nulle part dans le texte, ni même dans la correspondance préliminaire, même pas comme objectif souhaitable. On parle de « solution permanente », d’une « Autorité palestinienne », mais pas « d’État ».
Moi, je faisais partie de celles et de ceux qui nourrissaient de grandes espérances avec Oslo, en dépit de ces limites. Beaucoup de Palestiniens, des jeunes notamment, espéraient aussi, car si les fameux accords ne sont pas parfaits, au moins il y a une intention de paix, et on a voulu appuyer cette intention. Vous avez eu des enfants palestiniens qui mettaient des fleurs dans les canons des fusils de l’armée d’occupation, ils considéraient qu’une page était tournée et qu’une nouvelle ère commençait. À cette époque, parce qu’il était farouchement opposé aux accords d’Oslo, la popularité du Hamas dans les territoires palestiniens s’est complètement effondrée, il s’est retrouvé très isolé. Les Palestiniens croyaient dans leur grande majorité en une paix possible et à moyen terme. Les espoirs étaient très élevés au moment d’Oslo, et tout cela est tombé depuis.
Dans la réaction du Hamas, il y a donc un cri de désespoir. Cela signifie « nous on veut la paix, on a essayé, il n’y a rien, vous nous demandez de nous mettre à plat ventre, vous voulez nous écraser et vous voulez en plus qu’on vous dise merci ». Il y a quelque chose comme un choix existentiel dans cette violence paroxystique. Dans toutes les régions du monde, là où vous avez des groupes humains qui sont continuellement écrasés, paupérisés, infériorisés, humiliés, à un moment donné la seule chose qui leur reste, c’est de dire : « nous sommes vivants » et la seule façon de dire « nous sommes vivants » c’est de frapper sans retenue l’oppresseur, en sachant pertinemment que les mêmes vont se faire tabasser juste après. C’est un choix existentiel, il consiste à dire à la face du monde : « nous sommes vivants ». Il faut essayer de comprendre l’action du Hamas comme cela.
Toutes les alternatives ont été éliminées en Palestine, elles ont été systématiquement bloquées par la puissance occupante, malgré les concessions faites par les organisations palestiniennes historiques, comme l’OLP, et finalement on demandait aux Palestiniens de mourir pacifiquement, en silence, de se résigner au statu-quo. Cette action du Hamas était une façon de dire à la puissance occupante « Nous ne sommes pas morts, nous sommes vivants », et nous avons voulu vous faire très mal car c’est la seule façon de vous obliger à nous écouter, et tant que nous ne serons pas en sécurité sur notre terre, nous allons faire en sorte que vous ne le soyez pas non plus.
H.M. Vous aviez évoqué dans un entretien radiophonique comme un élément de contexte le fait que 248 Palestiniens, souvent des jeunes gens, avaient été tués dans les territoires occupés depuis le début de l’année 2023, soit par l’armée d’occupation, soit par des colons. Vous aviez également évoqué la destruction de milliers de maisons palestiniennes en Cisjordanie, sans compter, l’attitude hostile des colons les plus radicaux qui, galvanisés depuis que ce sont leurs coreligionnaires suprémacistes et messianiques qui gouvernent en Israël, semblent ne plus vouloir se poser de limites, En 2021, vous aviez aussi eu 349 morts du côté Palestiniens dans le contexte d’occupation et de colonisation, les années précédentes également, sans parler de l’année 2014. Les charniers du Hamas doivent-ils être compris d’abord comme autant de violences sanguinaires réactives de la part du proto-État du Hamas qui entend demeurer face à une Autorité palestinienne qui a failli aux yeux de nombreux Palestiniens, en interne comme vis-à-vis du monde extérieur, comme le meilleur défenseur des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ?
RA L’action du Hamas se situe en réaction à une situation d’oppression et de violence énorme exercée par le pouvoir colonial. Ces 248 morts ne sont pas un facteur en soi, c’est la situation globale de l’oppression coloniale qui en est le véritable facteur, que ce soient les arrestations, les humiliations quotidiennes, les entraves permanentes à la libre circulation, la destruction de vergers, de maisons. J’ai consulté les statistiques de l’ONU : depuis 2008, près de 6 000 palestiniens ont été tués contre 350 israéliens. C’est une proportion de 20 à 1. Beaucoup de ces Palestiniens tués sont des mineurs, des adolescents ou jeunes hommes, parmi eux il y a aussi des jeunes femmes. Cette violence est structurelle, quotidienne, elle est un des facteurs qui font dire aux dirigeants du Hamas, nous avons le droit de rétorquer comme bon nous semble. Ce sont des réactions violentes extrêmes face à la violence dix fois plus grande que les Palestiniens subissent eux-mêmes depuis au moins 56 ans.
HM. Pourquoi ces violences de terrorisation interviennent-elles maintenant ?
RA. Le Hamas a réussi à planifier cette opération, à le faire de façon secrète, à prendre par surprise la puissante occupante, tout en augmentant l’efficacité de son arsenal militaire. Mais ce sont les pénétrations de combattants du Hamas en territoire israélien qui constituent l’acte le plus spectaculaire. Là, il faut le dire, le Hamas a raté une occasion en or de marquer des points précieux, s’il avait été très précis pour ne pas cibler sciemment les populations civiles israéliennes, et ne viser par là même que des cibles militaires. Là, il y aurait eu un appui international beaucoup plus grand.
Après, que le Hamas s’autorestreigne ou pas, il aurait été qualifié de toutes les façons de « terroriste ». Il y aurait eu, comme d’habitude, un appui indéfectible des puissances occidentales. Mais là où cela aurait grandement différé, c’est au niveau des appuis au sein même de la société civile israélienne, des sociétés occidentales, et plus largement au sein des mouvements de solidarité et aussi au niveau des analyses. Il y aurait eu une grande différence dans la réception et le traitement de l’événement. Il faut préciser aussi que l’opération du 7 octobre n’a pas été effectuée uniquement par le Hamas. Des groupes islamistes, dont certains sont clairement djihadistes, liés à ce qui reste de l’Organisation de l’État islamique, y ont pris part. Or pour eux, massacrer des Juifs, des civils désarmés, est parfaitement acceptable.
L’autre élément, c’est que le Hamas ait voulu dire à travers ces massacres de masse : « On tue nos civils depuis des années, à Gaza comme en Cisjordanie, on va montrer à l’ennemi qu’on est capable aussi de lui faire très mal ». Aussi, si vous ne voulez pas que cela se reproduise, consentez à tenir compte de nos revendications. Le message envoyé c’est « On est en train de mourir, on va donc réagir maintenant de façon la plus brutale qui soit sans égard aux conséquences pour nous-mêmes, en faisant fi de toute morale, car de toutes les façons, quoi qu’on fasse, la réaction de la puissance occupante sera à peu prêt près la même. »
Je ne sais pas si les dirigeants du Hamas avaient anticipé que la réaction israélienne serait aussi destructrice. Je ne sais pas s’il y avait aussi dans l’esprit des dirigeants du Hamas une pensée de la politique du pire, qui les aurait amené à considérer que la situation politique est bloquée pour les Palestiniens depuis 56 ans, malgré les grandes espérances soulevées avec les accords d’Oslo, et qui en viennent donc à considérer que la seule chose à faire, c’est d’être le plus horrible.
H.M Pourquoi avoir alors décidé de se rendre subjectivement le plus haïssable aux yeux des Israéliens, par-delà les clivages partisans, voyez les réactions au sein des gauches israéliennes, en se livrant délibérément contre des populations civiles à des actes aussi abjectes et ignominieux, considérée par Benjamin Nétanyahou comme « l’attaque de sauvagerie jamais vue depuis la Shoah ? »
RA. Une partie de la gauche israélienne voulait bien appuyer les revendications nationalistes et progressistes des Palestiniens, notamment leur droit à l’existence en Palestine à côté d’Israël. Elle condamnait sans ambages les violences coloniales, mais de l’autre côté, ils se montraient très critiques à l’endroit du Hamas, tout en reconnaissait aux peuples colonisés, ici les Palestiniens, le droit de résister à l’oppression. Il n’en demeure pas moins que cette résistance collective ne pouvait pas se faire n’importe comment. Aussi, en agissant comme il l’a fait, le Hamas risque de nuire grandement à la légitimité de la revendication palestinienne aux yeux des gauches israéliennes confrontées actuellement à un douloureux conflit de loyauté.
H.M. En novembre 2015, l’Organisation de l’État islamique (OEI) a planifié, depuis la Syrie, les attentats à Paris pour frapper en plein cœur la France qui avait débuté au mois de septembre de la même année une série de bombardements contre ses bases syriennes et irakiennes. Cela a été un moment tournant dans l’histoire du califat auto-proclamé, car, dès lors, l’objectif de la France était d’anéantir l’OEI avec les Alliés. On peut donc dire rétrospectivement que l’OEI a signé son arrêt de mort à ce moment-là, bien qu’il a fallu trois années et demi pour que le Califat perde toute assise territoriale avec la chute de son dernier réduit au mois de mars 2019. Est-ce qu’il y a un parallèle à faire avec le choix du Hamas, car en agissant de la sorte, ils se sont rendus impardonnables aux yeux de la puissance occupante, qui ne peut plus en retour se contenter de « tondre le gazon » comme en 2008 ou en 2014, mais entend dorénavant pacifier jusqu’au bout l’enclave palestinienne, c’est-à-dire pratiquement de « détruire » le Hamas assimilé par les dirigeants et nombre de médias en Israël, à l’OEI et qui donc doit connaître le même sort funeste ?
RA. Le parallèle a des limites. Ce qui a permis d’anéantir l’État islamique, c’est d’une part l’action résolue des puissances occidentales avec l’aide décisive des forces irakiennes sur place pour réduire le Califat, mais cela n’est pas que cela.
Quand on a vu les horreurs de l’État islamique bien avant le Bataclan, en Syrie et en Irak, les violences contre les minorités chrétiennes, les homosexuels, les femmes accusées d’adultère, à partir de 2013, une partie de l’opinion publique arabe a eu comme première réaction de dire : « Non cela ne relève pas de l’islam, l’État islamique, c’est une création des sionistes, des Américains, etc. ». La deuxième réaction est intervenue lorsque des intellectuels arabes ont déclaré que ce que commet comme méfaits l’État islamique sur son territoire en Syrie et en Irak, sans parler des attentats en France, c’est en réalité ce que nous enseignons qui est enseigné dans notre réseau d’écoles officielles islamiques, en Égypte notamment. Aussi, la pensée salafiste, qui était encore dominante dans les sociétés arabes au niveau de la base sociale il y a dix ans, a commencé à être de plus en plus contestée, il y a le développement d’un pôle soit sécularisé, soit croyant, mais se situant dans une tradition islamique plus pacifique, ouverte et tolérante. Il y a aujourd’hui, dans les pays arabes musulmans, un mouvement très critique de l’islamisme. La violence exercée par l’OEI, comme celle du Hamas entraîne un rejet aussitôt de l’islamisme.
Mais en ce qui concerne le Hamas il y a une différence fondamentale dans la perception de cette organisation politico-religieuse. En effet, le Hamas est avant tout considéré comme un mouvement de résistance à l’occupation, un mouvement de résistance qui prend des formes religieuses islamiques. Autrement dit, il y a d’un côté le caractère islamiste du Hamas et il y a de l’autre le caractère de résistance au colonialisme. Aussi, nombreux sont les Palestiniens qui détestent et rejettent complètement le caractère islamiste du Hamas, mais les mêmes appuient sa volonté de résistance au colonialisme. Ils ont voté en 2006 pour les candidats du Hamas aux élections législatives, souvent par défaut, car les autres partis palestiniens se sont discrédités en se faisant, notamment, les sous-traitant du pouvoir colonial israélien depuis Oslo. La police palestinienne est devenue une force auxiliaire des services de sécurité israéliens, sans parler de l’argent européen qui a été largement détournée par l’Autorité palestinienne. Il y a eu des conditions objectives de très grande corruption et de développement d’une caste bureaucratique au sein de la société palestinienne. Tout cela a contribué à ce que l’AP et les mouvements sécularisés soient durablement délégitimés.
Mais il en fut de même pour le Hamas, une fois que ce dernier a exercé durablement le pouvoir à Gaza. Comme en Égypte, en Tunisie, au Maroc, c’est le même type de processus. Le pouvoir des islamistes se corrompt car il n’était pas fondé sur une conception sécularisée de la démocratie, mais sur une conception théologique religieuse de la démocratie, qui n’était donc pas une démocratie réelle, vu que le pouvoir de choisir entre des options politiques hétérogènes n’était pas reconnu au peuple. La démocratie islamiste, cela consiste à désigner les représentants dont la mission est d’appliquer des lois islamiques préexistentes, atemporelles, qui n’ont pas été votées au départ par le peuple. Le Hamas est très critiqué aujourd’hui, et les Palestiniens ne veulent pas d’une société palestinienne qui ressemblerait aux conceptions religieuses du Hamas, mais ils ne veulent pas non plus accepter l’occupation, s’y résigner.
La guerre a un effet extrêmement négatif sur les mouvements de paix et de dialogue des deux côtés. Elle entraîne des deux côtés un ralliement des peuples derrières ceux qui donnent l’impression de se battre le plus, du côté de la Palestine, les Palestiniens appuient le Hamas, parce qu’ils sont perçus comme ceux qui se battent debout, les armes à la main, et de l’autre côté la société israélienne y compris une grande partie de ce qui reste de la gauche israélienne, qui en vient à se ranger derrière le gouvernement extrémiste dans une union sacrée au nom d’une politique de défense nationale.
H.M. Pourquoi le Hamas, ayant normalement anticipé les conséquences de ses actes, a-t-il prit le risque d’exposer son peuple, confiné dans cette étroite bande de terre à la densité maximale, à des représailles sanglantes de la part d’Israël, alors que la population de Gaza a déjà eu à souffrir de quatre opérations militaires israéliennes ô combien destructrices et mortifères depuis 2008 ?
RA. Pour répondre de façon rigoureuse, il faudrait analyser les documents et aller interroger les décideurs au sein du Hamas, mais on peut spéculer que le Hamas a préféré recourir à une politique du pire, en considérant que les alternatives raisonnables et pacifiques ne menaient à la fin des fins qu’à une aggravation de la situation pour les Palestiniens.
Pour eux, c’est la seule puissance occupante qui est à l’origine du malheur des Palestiniens, et que les violences commises contre des civils israéliens vont contribuer à antagoniser de façon paroxystique les sociétés arabes, et même occidentales contre les bombardements massifs dont sera victime en réaction la population de Gaza.
Aujourd’hui la critique d’Israël demeure très forte dans les pays arabes, mais également dans les sociétés occidentales, et cela en dépit des massacres du 7 octobre. La violence israélienne, elle, a commencé bien avant le 7 octobre 2023, il y a un blocus presque total de la bande de Gaza depuis 2007, depuis 16 ans, et ce n’est pas le Hamas qui en est responsable, c’est la puissance occupante. En Israël, comme aux États-Unis au sein de la diaspora juive, vous avez de plus en plus de citoyens qui considèrent que le malheur réside dans la politique coloniale et impérialiste des gouvernements israéliens successifs. Mais dans un contexte d’agression traumatique et lorsqu’elle se trouve en situation de guerre, comme c’est le cas actuellement, la population israélienne fait bloc, pour le moment du moins, derrière son gouvernement.
H.M. Le Hamas avait semblé opérer au milieu des années 2000 un recentrage au regard de ces positions maximalistes originelles, lui, qui avait exprimé dans les années 1990 à la fois son refus des accords d’Oslo, celui de reconnaître le droit à l’existence d’Israël en terre de Palestine, comme de renoncer à la lutte armée, comme le fit l’OLP, y compris en recourant, si nécessaire, à des attentats contre des civils israéliens. Quelle est l’idéologie du Hamas en 2023 et quelle solution souhaite-t-il voir apporter au problème palestinien qui demeure une de ses raisons d’être ?
RA. Le Hamas a démontré en effet par le passé qu’il était prêt à devenir pragmatique. Ses dirigeants ont dit, même à demi-mots, qu’ils étaient prêts à offrir une « trêve de longue durée » à Israël en échange d’un État palestinien sur les frontières de 1967, de reconnaître tacitement l’État d’Israël, et donc de souscrire à « la solution de deux États ».
Mais à chaque fois que le Hamas tend à se montrer un tant soit peu réaliste, Israël décide de recourir à la violence, d’aggraver la situation en Cisjordanie, comme à Gaza, pour les forcer à revenir à leur ligne la plus dure, la plus intransigeante.
Israël a intérêt que le Hamas, loin de modérer ses positions, fasse de la surenchère discursive et pratique. Vous avez d’un côté un Hamas qui se radicalise de plus en plus, et de l’autre côté, Benyamin Netanyahou, qui se présente dans le monde entier avec des cartes de la Palestine sans Cisjordanie et sans Gaza, c’est-à-dire avec Israël qui imposerait sa souveraineté sur l’ensemble de la Palestine historique, ce qui revient à récuser la possibilité d’un État palestinien. L’intransigeance du Hamas n’est au fond que le reflet de celle d’Israël, avec une différence majeure : le Hamas n’est pas la partie dominante dans cette histoire, le Hamas en est la partie la plus faible, il revendique un discours de bravade, tandis qu’Israël revendique le même discours en miroir, mais, contrairement à lui, elle a les moyens de le mettre en œuvre.
H.M Une partie, sans doute majoritaire, de la classe politique israélienne et donc de la population, refuse de reconnaître les Palestiniens en tant que « peuple-nation » qui serait distinct des autres peuples arabes, et notamment des Jordaniens voisins. Aussi, ils considèrent que les Arabes de Palestine ont déjà leur État : le royaume de Jordanie. Dès lors la revendication historique en faveur d’un État palestinien est considérée comme nulle et non avenue. Comment envisager dans ces conditions la possibilité même d’une paix juste entre Juifs et Arabes qui devra, obligatoirement, passer par un partage équitable de l’exercice de la souveraineté sur la terre de Palestine ?
RA. Je crois que tant qu’Israël détient le pouvoir d’exercer cette politique en faveur du statu-quo colonial, elle va continuer à le faire jusqu’au bout, sans limite de temps, car cette politique vise en dernière instance à procéder à un nettoyage ethnique de la Palestine au profit des Juifs du monde entier, qui sont appelés à émigrer en Israël. Heureusement, une partie importante des Juifs du monde entier, notamment aux États-Unis, refuse cette vision. Mais tant qu’Israël conservera l’appui des puissances occidentales, elle poursuivra ce qui lui semble être la seule politique palestinienne raisonnable et légitime à ses yeux. Aussi, seul un changement radical du rapport des forces peut possiblement permettre une remise en cause de cette politique.
Le Hamas est très conscient que le rapport des forces n’a jamais été aussi défavorable aux Palestiniens, encore davantage dans un contexte historique de normalisation des relations diplomatiques entre la puissance occupante israélienne et les États arabes. On peut donc supposer, mais il faudrait leur demander, qu’en poussant l’horreur jusqu’au bout, comme ce fut le cas le 7 octobre dernier, ils espéraient causer un retournement de la situation, et ce en disant aux Israéliens « Regardez les conséquences logiques de votre politique coloniale ». Le Hamas pense qu’à la longue, ils gagneront, peut-être pas le Hamas en tant qu’organisation, mais les Palestiniens. Ils aiment rappeler que l’occupation et la colonisation de l’Algérie par la France a duré 130 ans, et que finalement cela a pris fin. Israël se trouve actuellement dans un processus potentiel d’implosion intérieure, et le Hamas espère que, s’il doit perdre à court terme, à long terme, il va déstabiliser de façon décisive Israël pour que ce dernier envisage autre chose que la seule gestion coloniale et sécuritaire du problème palestinien.