Interview Pierre Stambul (co-président de l’UJFP), le 4 mars 2014, par RAINA
Retour de Gaza
Depuis la prise de contrôle de la bande de Gaza par le Hamas en Juin 2007, un blocus est imposé aux Palestiniens de cette région par Israël et l’Egypte, blocus qui s’apparente à une punition collective. Malgré l’ouverture d’un passage à Rafah en 2010, les conditions de vie ne cessent de se dégrader. Une catastrophe humanitaire est à l’œuvre dans le silence assourdissant de la communauté internationale.
De retour de Gaza, Pierre Stambul a bien voulu nous livrer son témoignage.
1) Vous revenez d’un séjour dans la bande de Gaza effectué en décembre dernier, quatre ans après l’opération Plomb Durci qui avait fait plus de 1400 morts et des milliers de blessés dont des enfants. Quelles sont les raisons de ce voyage ?
L’occupant israélien a fragmenté la Palestine : Cisjordanie (elle-même fragmentée en 3 zones A,B et C), Jérusalem-Est, Gaza, Palestiniens d’Israël, Réfugiés … Cette fragmentation est l’arme essentielle qui permet à l’apartheid israélien de perdurer. Il y a entre Méditerranée et Jourdain 6 millions de Juifs israéliens et 6 millions de Palestiniens. La domination absolue de l’occupant repose sur l’éclatement de la Palestine qui n’a pas d’Etat mais a deux “gouvernements” rivaux si tant est qu’on puisse parler de gouvernement. J’avais déjà fait plusieurs voyages en Cisjordanie et à Jérusalem-Est avec la possibilité d’y faire des rencontres importantes. J’avais déjà eu l’occasion de parler avec les animateurs de la résistance des Bédouins du Néguev ou les dirigeants du Balad, un des trois partis des Palestiniens d’Israël représentés à la Knesset.
Je n’avais jamais été à Gaza. Le silence qui entoure la situation à Gaza, la punition collective endurée par 1 800 000 personnes accusées d’avoir “mal” voté, la complicité internationale dans ce qui est un véritable crime de guerre (le blocus), m’imposait d’aller là-bas. Je suis parti seul pour rejoindre les internationaux d’Unadikum (ce sont des brigades internationales pour la Palestine, une association fondée par des Espagnols). Mon but ? Avoir un maximum de rencontres politiques, témoigner, dénoncer le blocus et ses conséquences, préparer des voyages collectifs à Gaza dans un futur proche.
2) Gaza vit sous le blocus de l’Etat d’Israël depuis 7 ans : comment se passe la vie au quotidien pour les habitants ?
C’est le chaos à Gaza. Le territoire est surpeuplé (5000 habitants au Km2). Les destructions et les bombardements ont terriblement réduit la superficie agricole (environ 1/5 du territoire). Il y a 125 000 familles d’agriculteurs qui survivent avec en moyenne 1/2 hectare par famille. Le territoire est tout juste auto-suffisant en légumes, épices et poulets. Tout le reste doit être importé : viande rouge, poisson (à cause de la marine israélienne qui tire régulièrement sur les pêcheurs), œufs.
Il n’y a quasiment plus d’eau potable à Gaza. Lors de la pseudo-évacuation de Gaza par Sharon, les Israéliens ont creusé des puits tout le long de la frontière en captant une énorme partie de l’aquifère qui vient de Cisjordanie. La nappe phréatique a été envahie par l’eau de mer et est devenue saumâtre.
Gaza ne peut pas appliquer le BDS (boycott, désinvestissement, sanctions), c’est un marché captif. Il faut acheter les produits israéliens pour ne pas mourir de faim.
La fermeture de la plupart des tunnels entre Gaza et l’Egypte à Rafah a provoqué une pénurie généralisée. Les produits pétroliers sont subventionnés en Egypte et bon marché. Ils arrivaient par les tunnels. A présent, l’essence est hors de prix et vient d’Israël. La plupart des voitures sont à l’arrêt et on circule en charrette. Faute de carburant, la centrale électrique tourne au ralenti. Il y a en moyenne entre 4 et 6 heures d’électricité par jour. La lampe de poche est indispensable et il est déconseillé de prendre l’ascenseur. Faute d’électricité, il n’y a pas de traitement des ordures.
On manque aussi à Gaza de ciment, de médicaments, de matériel scolaire. Pour parachever ce désastre, il y a eu des inondations à Gaza en décembre : 4000 maisons et presque toutes les serres ont été détruites.
Plus de la moitié de la population de Gaza est sans travail sauf informel. Les 2/3 de la population sont sous le seuil de pauvreté. Ces chiffres sont terribles.
3) Les raids contre Gaza se poursuivent. Parfois des enfants sont tués. Vous étiez sur place au moment ou la petite Hala a été tuée. Vous avez rencontré la famille. Pouvez-vous nous en parler ?
Le jour de mon entrée à Gaza, le 24 décembre, l’armée israélienne a attaqué en 15 points différents du nord au sud en “riposte” à des tirs. Un tank israélien a pulvérisé une maison dans un camp de réfugiés à 700 m de la “barrière de sécurité” comme ils disent. Il y avait 25 personnes dans la maison. Une dangereuse terroriste, la petite Hala (3 ans) a été tuée et plusieurs membres de sa famille blessés. On est allé à l’hôpital et on était en plein recueillement. La famille nous a demandé de photographier le corps et de témoigner.
Gaza vit avec la mort omniprésente. Depuis le début du blocus, 150 paysans et des milliers d’animaux ont été tués parce que la plupart des champs jouxtent la frontière. Une dizaine de pêcheurs ont été tués en mer et 219 bateaux confisqués. Alors que les accords d’Oslo autorisaient les pêcheurs à partir à 25 Km des côtes, désormais, c’est 3 Km et les Israéliens violent régulièrement cette “généreuse” autorisation en attaquant des bateaux sur la plage.
Sans compter les deux grands massacres de “Plomb Durci” et de “Pilier de la défense”, 650 personnes ont été tuées dans des exécutions extrajudiciaires à coup de drones.
Quelques jours avant mon arrivée, un sniper israélien désœuvré avait tué un chiffonnier palestinien qui triait les déchets. Tout le monde sait que les Israéliens ont utilisé des armes interdites : uranium appauvri, phosphore, bombes à fragmentations avec fléchettes. Les habitants de Gaza nous demandent : “Pourquoi la Justice Internationale ne poursuit-elle pas ceux qui ordonnent de tuer des civils ?”
4) Quel rôle joue l’Egypte aujourd’hui par rapport au blocus de Gaza ?
Il y a eu en Egypte un authentique soulèvement populaire contre les Frères Musulmans, mais immédiatement, l’armée s’est engouffrée dans la brèche pour un véritable coup d’Etat qui ramène l’Egypte à l’époque Moubarak. Comme le Hamas qui “gouverne” à Gaza est historiquement la branche palestinienne des Frères Musulmans, le nouveau pouvoir égyptien fait tout pour les renverser. Il est symptomatique de constater que les deux chefs d’inculpation pour lesquels Morsi risque la peine de mort sont 1) d’avoir “comploté depuis 2005 avec le Hamas, le Hezbollah, les Gardiens de Révolution et Al Qaïda” (! !) et 2) d’avoir fait un voyage officiel en tant que chef d’Etat à Gaza !
Les dirigeants égyptiens infligent aux habitants de Gaza une punition collective, comme l’occupant israélien. Ils rendent le blocus hermétique et provoquent la pénurie. La frontière de Rafah est très rarement ouverte (en moyenne 2 jours d’ouverture pour 15 jours de fermeture) et j’ai été bloqué très longtemps au Caire. A Rafah, tout est fait pour humilier les Palestiniens ou les internationaux qui vont à Gaza. L’attente est interminable sans raison à l’aller comme au retour..
Le nord du Sinaï est totalement occupé par l’armée égyptienne. Partout des check-points, des fouilles musclées, des militaires qui tirent en l’air pour intimider les voyageurs, des routes coupées avec des déviations sur les petits chemins des oasis.
La justification de cette situation (“l’insécurité”) est incompréhensible. Il n’y a pas de cachette possible dans cette région.
Il me semble que le mouvement de solidarité avec la Palestine devra faire une démarche auprès des autorités égyptiennes pour qu’elles cessent de collaborer au blocus de Gaza.
5) Durant votre séjour vous avez rencontré des responsables associatifs, syndicaux et politiques. Résister aujourd’hui à l’oppression israélienne qu’est-ce que cela signifie ?
Grâce à Unadikum, j’ai eu une voiture avec un militant palestinien qui a été à la fois celui qui prenait les rendez-vous, qui m’accompagnait et qui conduisait.
J’ai pu rencontrer la PWU (Union des Femmes Palestiniennes), une de ces innombrables associations qui permettent à la société palestinienne de survivre. Elle a créé des crèches, des jardins d’enfants, des écoles. Avec ces fonds très limités, elle soutient financièrement les familles pauvres et les orphelins.
J’ai été reçu par deux animateurs du PCHR, Centre Palestinien des Droits de l’Homme. Ils enquêtent sur toutes les violations du droit. Grâce à eux, chaque assassinat de paysan, de pêcheur, chaque exécution extrajudiciaire est connue. Ils ont fourni aux rapporteurs internationaux (Dugard, Goldstone, Falk) tous les faits qui ont été publiés dans les rapports. Ils protestent aussi violemment quand il y a des violences inter-palestiniennes.
J’ai rencontré la direction politique du FPLP à Gaza. Ils essaient de constituer un troisième pôle politique face au Fatah et au Hamas avec le PC palestinien et le parti de Mustafa Barghouti (Initiative Palestinienne). Ils ont renouvelé leur direction en la rajeunissant et en la féminisant. Ils refusent toute négociation avec Israël parce que ce sont systématiquement des demandes de capitulation. Ils dénoncent aussi la division palestinienne qui fait le jeu de l’occupant.
J’ai rencontré l’UAWC, le syndicat agricole qui fait partie de “Via Campesina” et vient en aide aux paysans matériellement et en organisant des formes d’exportation.
Et j’ai rencontré Ziad Medoukh, professeur responsable du département de Français de l’université Al Aqsa qui a entrepris d’envoyer très régulièrement des rapports sur la détresse que vit Gaza.
Je ne prétends pas que mes interlocuteurs étaient “représentatifs”. Mais leurs propos sont convergents.
Une très grande colère contre l’occupant qui tue impunément, qui étrangle, qui affame.
Une très grande colère contre la communauté internationale qui laisse faire, qui soutient le crime.
Une très grande colère contre l’Egypte qui punit collectivement Gaza et est complice.
Une très grande colère contre les deux partis dominants Fatah et Hamas : “nous n’avons pas de leadership. Cette désunion est une honte, ils ne pensent qu’à leur propres intérêts. Nous avons deux gouvernements, deux parlements, deux lois. Ils n’ont plus aucune légitimité et d’ailleurs si on votait, le Fatah serait battu à Ramallah et le Hamas à Gaza”.
6) Les Palestiniens accordent une importance fondamentale à la scolarisation et à l’éducation. Est-ce que vous avez pu vous rendre compte des efforts qui sont faits dans ce domaine ?
C’est quelque chose que j’avais déjà constaté en Cisjordanie. Même quand ils sont très pauvres, les Palestiniens accordent une énorme importance à l’éducation. Il y a 5% d’illettrés à Gaza contre 35% en Egypte. Les familles se saignent pour permettre aux enfants de faire des études. Il y a 100000 étudiant-e-s à Gaza dans 5 universités. Certains partent faire des études à l’étranger et parfois, ils doivent les interrompre faute de moyens. Parmi les très nombreux chômeurs, il y a beaucoup de diplômés car l’économie locale n’a pas grand chose à leur offrir.
7) Que peut-on dire aujourd’hui des relations des pays arabes à l’endroit des Palestiniens, deux ans après les bouleversements politiques qu’ils ont connus ? La donne a-t-elle changé ?
On entend souvent des propos très amers : “le printemps arabe s’est fait contre nous”. “Ceux qui triomphent, ce sont les monarchies du Golfe, c’est l’Arabie Saoudite”. “Où est la démocratie ? Comment accepte-t-on que l’Amérique nous divise ?”. Cette situation n’est hélas pas nouvelle. Si les peuples arabes ont toujours été solidaires du peuple palestinien, l’attitude des gouvernements a trop souvent été lamentable. La Jordanie a signé avant 1948 un plan de partage de la Palestine avec les dirigeants sionistes. Et en 1970 (septembre noir), elle a infligé une défaite majeure à l’OLP. L’Egypte, l’Irak, la Syrie se sont battus pour leurs propres intérêts en 1948 et il n’y a pas eu d’Etat palestinien sur les 22% de la Palestine qui ont échappé aux sionistes. Le régime syrien a massacré des milliers de Palestiniens pendant la guerre du Liban et a contribué à l’expulsion de l’OLP.
Cette complicité ou indifférence continue. Il est évident que si les gouvernements arabes considéraient le blocus de Gaza comme un crime inacceptable, la situation changerait vite. Mais ils participent à ce « sociocide ».
8) Vous avez raconté dans un livre (Israël /Palestine, du refus d’être complice à l’engagement) votre parcours militant de Juif, fils de déportés, engagé dans la cause palestinienne. Comment vous, Juif anti-sioniste, êtes-vous perçu en Palestine ?
J’ai amené mon livre à Gaza et je l’ai dédicacé aux francophones. Tous les interlocuteurs que j’ai rencontrés savaient que j’étais juif. Il n’y a eu qu’une seule surprise : une jeune journaliste qui m’a interviewé et qui ignorait qu’il y avait des Juifs anti-sionistes.
Pour tous les autres, c’était une confirmation : grâve aux anticolonialistes israéliens, ils savent que même en Israël, des militant-e-s s’opposent courageusement au colonialisme et à l’apartheid. On m’a rappelé que la journaliste israélienne Amira Hass avait séjourné (avant le blocus) de nombreuses années à Jabaliya et à Rafah en envoyant régulièrement des articles de témoignage au journal Haaretz. Les Gazaouis gardent le souvenir des visites de personnes illustres d’origine juive (Stéphane Hessel, Noam Chomsky, Richard Falk …). Quand j’ai expliqué au FPLP que pour moi le sionisme n’est pas seulement criminel contre les Palestiniens, mais qu’il est aussi suicidaire pour les Juifs, ils ont abondé dans le même sens. Ils sont pour un Etat unique (comme beaucoup de mes interlocuteurs) où Musulmans, Chrétiens, Juifs ou sans religion vivraient dans l’égalité des droits. Ils m’ont expliqué que le sionisme dès le début avait voulu remplacer la population palestinienne par des nouveaux immigrants mais que tous les Juifs n’approuvaient pas.
Entretien réalisé par Keltoum Staali