par Claude Askolovitch.
Que l’invitation faite aux juifs marseillais de se faire «discrets» ait mobilisé la République et ses représentants nous raconte une histoire peu républicaine, malgré les apparences.
Donc ce soir, #jesuisenterrasse, Charlie à la main, et #jeportemakippa –ah non, c’est shabbat, maman m’attend après la syna, la terrasse, ça ne va pas être possible. Ainsi vont les injonctions patriotiques, on ne s’y attend pas, elles deviennent contradictoires.
L’enthousiasme autour de la kippa, né d’un drame évité à Marseille et d’une spontanéité d’un dirigeant communautaire, a quelque chose de troublant, entre le kitsch et le malaise identitaire : je parle aussi du malaise français. Que Zvi Ammar, président du consistoire de Marseille, ait suggéré à ses coreligionnaires de se faire discrets, puisque des ados à machette cherchent des cibles légitimes, ç’aurait du être une banalité, assez triste mais logique. Que cette banalité ait provoqué un sursaut de jewish pride révèle que l’identitarisme exaspéré n’est pas l’apanage des gentils. Mais qu’elle ait mobilisé la République et ses représentants raconte une autre histoire, peu républicaine malgré les apparences.
Un . La plupart des juifs vont nu-tête et ne portent la kippa qu’à la synagogue, s’ils y vont, ou au cimetière, nul n’y échappe. Entendre fleurir «les juifs doivent pouvoir porter la kippa» dans la bouche des politiques attentionnés, parfois enkippattés pour la circonstance, a quelque chose de troublant. Et si je ne veux pas ? Depuis la Révolution, je, juif, suis un citoyen et l’État n’a pas à me connaître autrement. Que ceci soit devenu théorique, à l’âge des dîners du Crif et du nouvel antisémitisme, je l’entends et l’admets. Mais on a franchi une étape. La kippa est un signe de mon rapport à Dieu, qu’il existe ou non. Elle n’est pas du domaine du bavardage public, quand bien même des fous en auraient décidé autrement. Définir désormais le juif par la kippa, c’est empiéter sur ma liberté, ma conscience, ma discrétion, mon intime et ma laïcité, au fait, puisqu’on nous bassine avec ce mot.
Deux . L’enthousiasme autour d’un bout de tissu a quelque chose de vulgaire et piégeux. Ce n’est pas de la kippa qu’il est question, normalement, mais des juifs et de ce qui leur arrive, de l’antisémitisme et des risques qu’il leur fait courir. A cette aune, Zvi Ammar est cohérent. En 2003, le Grand Rabbin Joseph Sitruk demandait aux juifs pieux de porter la casquette et plus la kippa. Une école juive avait été brûlée à Gagny. Nul ne s’offusquait de cette prudence d’un Grand Rabbin pourtant peu tiède en matière de pratique. Mais la tradition juive est constante, qui privilégie la protection des personnes aux postures publiques. Sitruk, en véritable homme de Dieu, voulait alors protéger ses jeunes juifs non seulement de la violence, mais aussi de l’envie de vengeance. Son adjoint, Haim Korsia, expliquait au Parisien qu’il ne fallait pas agiter de «chiffon rouge» devant les antisémites. Désormais Grand Rabbin à son tour, le même Korsia en tient pour la kippa résistante, qu’il propose même aux fans de l’Voilà que la France se couvrirait à l’unisson, ayant appris que l’Hyper Cacher est voisindu Bataclan?
Quelque chose a changé, et ce n’est pas seulement l’invite à la solidarité nationale, qu’on a tant attendue. Car savez-vous? Cela fait quinze ans que des juifs visibles peuvent, en France, subir insultes, crachats, violences de la part de voyous, et s’ils ne portent pas tous la kippa, tous sont potentiellement des cibles. Ilan Halimi allait nu-tête et cela ne l’a pas protégé. Cela fait quinze ans que la société française s’en fout, au fond, puisque la violence touche tout le monde, et quinze ans qu’une partie de ce pays –une partie des juifs de ce pays– a appris à subir la haine ou l’indifférence… Et voilà, soudain, qu’il s’agirait de redresser la tête couverte, voilà, soudain, que la France se couvrirait à l’unisson, ayant appris que l’Hyper Cacher est voisin du Bataclan ?
C’est magnifique et tardif. Et ce n’est pas seulement magnifique.
Se découvrir, c’est abdiquer ?
Quand les voyous visaient les Juifs, les politiques s’indignaient, mais l’indignation n’allait pas bien loin. Désormais, c’est le djihad qui cible les juifs, et c’est une autre affaire. C’est la guerre, Monsieur, non plus l’incapacité d’un Etat à discipliner ses sauvageons, mais notre guerre… Et cette guerre passe par les juifs. Les djihadistes ne passeront pas. Ils ne nous changeront pas. Air connu. Mettons-y du klezmer : si les djihadistes visent la kippa, la kippa tiendra. Se découvrir, c’est abdiquer. Les kippas tiendront sur nos crânes tels des poilus ne cédant pas un pouce de terrain à Verdun. Il faut sortir couvert comme il faut aller en terrasse ou au Bataclan. Nous sommes juifs, mobilisés, comme nous l’étions, amateurs de rock ou de ballons de rouge. C’est le kitsch du moment, que l’on appelle sursaut républicain, défendre notre manière de vivre, rendre fier notre président. Le plaisir était civique. Voici que la soumission à Dieu l’est aussi.
Pour les juifs, le glissement s’est opéré. De citoyens, nous sommes devenus communauté, puis minorité menacée, à protéger, et désormais des preuves de France. Un groupe humain, compact, que la République assigne au bonheur et à son identité. La belle phrase de Manuel Valls, qu’il répète à l’envi, «sans les juifs français, la France n’est plus la France», est sans doute une preuve d’amour. Mais elle est aussi tragiquement culpabilisante. On l’entend dans sa signification première, d’une France indigne d’elle-même si elle écoeure les juifs. Mais elle porte aussi autre chose: en partant, les juifs contribueront à défaire le pays. L’injonction et la mobilisation se cachent derrière la compassion.
Et après ? Suis-je le gardien de ma France ? Suis-je coupable si je l’ai assez vu, ce pays ? Pourquoi m’imposer à moi, juif (au fait, je ne pars pas, je reste !) ce qu’on ne demande à personne ? Façon : si les jeunes diplômés quittent la France, la France n’est plus la France. Si les jeunes musulmans s’en vont vers le golfe ou le Royaume-Uni, ou nul ne lorgne méchamment leur foulard ou leur barbiche, la France n’est plus la France. Si nos footballeurs nous quittent pour la Premier League, la France n’est plus la France. Tout le monde se barre chers amis, ou peut vouloir se barrer, et cela arrive… Certains en sont fustigés –les Depardieu des exils fiscaux. Les juifs en sont culpabilisés. S’ils veulent échapper à ce qui leur arrive, alors, ils sabotent le pays.
Victimes, ou coupables ?
La kippa, un choix libre et individuel.
La kippa est comme l’alyah (l’immigration en Israël), un choix libre et individuel. Vivre en Israël, vivre en France la tête couverte. C’est une chose. Le juif pieux, d’ailleurs, peut penser qu’il vivra mieux sa piété en Terre sainte, mais qu’importe –ou plutôt non. Le juif pieux, celui qui porte la kippa justement, serait plus heureux en France si les universités renonçaient enfin à lui imposer des examens les jours de fête, et si les défenseurs des animaux cessaient de stigmatiser l’abattage rituel… Ce serait, au moins, logique.
Ce n’est pas pour les juifs réels que la kippa est célébrée, mais pour la République Potemkine qui en appelle à ses enfants
Mais la logique n’a rien à faire ici, ni l’intelligence d’une société plurielle. Ce n’est pas pour les juifs réels que la kippa est célébrée, mais pour la République Potemkine qui en appelle à ses enfants. Le choix nous échappe. Partir serait abandonner. Renoncer à la kippa serait céder. Alors même que le danger s’accroit, qu’il ne s’agit plus de racailles antisémites mais de djihadistes autoproclamés, il faut s’exposer davantage, puisque la patrie le demande. Pour faire France, nous nous afficherons pieux. C’est un moment inédit, dans la longue histoire des juifs et de ce pays. Il se masque d’émotion et de postures et porte bien des dangers.
Ne nous y trompons pas. Cette affaire de kippa va accroître le sentiment antisémite, dans les recoins de France où se mijote la haine du juif, puissant et privilégié. Cette République qui ostracise le hijab des musulmanes pieuses choisit la kippa juive en emblème ? Est-ce une plaisanterie ? Veut-on, réellement, acter définitivement l’idée du deux poids deux mesures ? Veut-on, vraiment, faire des juifs l’instrument d’autre chose dans le kulturkampf national ? Manifestement.
On pourra à l’infini débattre du sens du hijab qui ne serait pas celui de la kippa : le foulard inféoderait aux hommes, quand la kippa soumet à Dieu. Mais cette mobilisation du sexisme ne tient pas face à la réalité vécue de tant de femmes en foulard, dont on persiste à nier le libre arbitre. En réalité, la pantomime de la kippa nous rappelle à la vérité de la guerre. La France officielle est en guerre contre l’islamisme, version officielle, en réalité en guerre culturelle contre une partie d’elle-même, trop musulmane pour être admise. Dans cette guerre, la kippa est le signe d’un allié choisi, mobilisé de fait, quand le hijab appartient culturellement à l’ennemi. C’est ainsi et la laïcité n’a rien à y faire, juste la guerre. On peut aussi, juif, choisir de faire crosse en l’air.
Claude Askolovitch