Par Régine Waksman, présidente d’honneur de Valiske, Richard Aboaf, président de Valiske, André Kosmicki, directeur de Valiske.
Il y a seulement 73 ans, le front ukrainien de l’Armée Rouge libérait le camp d’Auschwitz Birkenau en Pologne occupée.
Au moment où de nombreuses institutions non-juives et juives à travers le monde et des organisations internationales se préparaient à commémorer la Journée internationale de la mémoire des victimes de l’Holocauste du 27 janvier dernier, la chambre basse du parlement polonais (SEJM) votait la loi qui condamne jusqu’à 3 ans de prison ferme toute personne qui « attribue à la nation ou l’état polonais la responsabilité ou la coresponsabilité des crimes commis par le IIIe Reich allemand – ou tout autre crime contre l’humanité (…) ou crime de guerre. »
Quand les politiques remplacent les historiens
Gouvernée entre 2007 et 2015 par la droite démocrate-chrétienne (parti libéral-conservateur « Plateforme civique »), la Pologne a fait d’immenses progrès économiques, sociaux et politiques. Pendant cette période de stabilité, de liberté et de pluralité, le pays s’est penché sur la question interdite pendant la période communiste : la collaboration polonaise pendant la Shoah.
D’importantes recherches ont été réalisées par des historiens polonais (Jan Grabowski, Barbara Engelking, Dariusz Libionka, Malgorzata Melchior, Jan Tomasz Gross, Piotr Trojanski, Jolanta Ambrosewicz Jacobs, Robert Szuchta, Anna Bikont et autres). Beaucoup de travaux étrangers ont été traduits et publiés en polonais. Le film documentaire français « Shoah » a été montré à la TV polonaise. L’opinion publique polonaise a découvert les pogroms pendant et même après la Shoah, les activités de la police polonaise pendant l’occupation nazie, la participation à la Shoah de pompiers polonais et tout simplement de la population civile.
Tout d’abord, il y a eu des excuses publiques du gouvernement et de l’église catholique polonaise pour la collaboration active de la population polonaise à la Shoah, qui ont été transmises à la télévision d’état, au moment du débat sur le massacre de Jedwabne.
Pendant cette période, l’éducation nationale en Pologne a introduit des programmes d’enseignement sur la Shoah qui étaient, selon les experts du Conseil de l’Europe, parmi les plus efficaces en Europe.
Or, depuis 2015, Jaroslaw Kaczyński et surtout « le Raspoutine polonais », le prêtre catholique Tadeusz Rydzyk, détiennent tous les leviers de commande et sont à l’origine de la plupart de décisions de l’exécutif géré désormais par leur parti d’extrême droite « PIS » (droit et justice).
Au menu : la politisation de l’économie, contrôle de mass media, purges à tous les niveaux de la justice et le rétablissement de la morale catholique dans l’esprit de Polak–Katolik.
Tout cela dans un climat populiste, nationaliste anti-européen. Car l’extrême droite polonaise aime bien des subventions européennes (le pays est le plus grand bénéficiaire des aides financières de l’Union Européenne et de la libre mobilité de travailleurs polonais), mais rejette en bloc le projet européen commun par toute une série de conflits avec les instances de l’Union.
Zbigniew Ziobro, le ministre de la justice et le procureur général (la même personne sic !), a comparé, dans sa lettre à la Commission Européenne, l’Union Européenne à l’occupation nazie de la Pologne (la lettre ouverte du 9 janvier 2016 de Ziobro à Günter Oettinger).
Une « nouvelle politique historique nationale » révisionniste
Le 20 janvier 2016, le ministre de la Culture et du Patrimoine, Jarosław Sellin, a annoncé à la presse vouloir mener une « nouvelle politique historique ». « C’est nous qui raconterons notre interprétation de l’Histoire (…). La politique historique devrait être offensive et forcer le monde respecter les Polonais ». Le ministre a annoncé la création de plusieurs « musées patriotiques » dans le pays.
Pourquoi Markowa ?
C’est le village de Markowa en Galicie (sud de la Pologne) qui a été choisi par les politiques polonais et par l’église catholique polonaise comme pivot de la propagande patriotique avec un mémorial de Justes polonais (« musée des Polonais qui sauvaient des Juifs ») inauguré par Duda, le jeune président polonais issu du PIS, le 17 mars 2016.
En fait, entre la fin 1942 et le printemps 1944, la famille Ulma de Markowa a caché avec un courage exceptionnel deux familles juives : Szall et Goldman. Le 24 mars 1944 les trois familles (deux juives et une polonaise), soit 16 personnes ont été assassinées par la Gestapo. Or, Markowa montre la complexité de comportements des Polonais pendant la Shoah et la complexité de la nature humaine tout court.
A Markowa, on a construit un mémorial de Justes polonais pour un budget de 6,5 millions de zlotys (1,6 millions d’€), mais on aurait pu y faire aussi un site qui retrace la participation polonaise à la Shoah car… la famille Ulma était dénoncée par un Polonais, Wlodzimierz Les, et quatre policiers polonais assistaient la Gestapo dans l’assassinat et dans le vol des biens des trois familles tuées. Mais le pire est arrivé après le massacre : 24 autres Juifs cachés à Markowa et sa région par des paysans polonais ont été tués par leurs protecteurs, qui craignaient eux aussi d’être dénoncés.
Malgré ces tragiques évènements, une vingtaine de Juifs de Markowa, sur 120 que le village comptait avant la Shoah, ont survécu grâce à la solidarité extraordinaire de leurs voisins polonais. Malheureusement, le mémorial polonais est privé de toute réflexion sur le pourquoi de ces gestes héroïques à l’époque terrible de la Shoah.
Cette région multiculturelle était forte d’un mouvement associatif et corporatiste paysan et résistait avec beaucoup de succès au fascisme polonais d’avant la guerre de Roman Dmowski. Et ce sont bien les idées de Dmowski et de son parti fasciste « Démocratie nationale » qui ont préparé, dans les années 1930, le terrain à la participation polonaise à la Shoah.
Malheureusement, c’est Dmowski qui inspire aujourd’hui Kaczynski, Rydzyk et les autres.
Le mémorial de Markowa est conçu et géré par des liens personnels et idéologiques avec l’Institut National de la Mémoire (IPN), outil essentiel de la propagande du PIS.
Il est regrettable, à notre avis, que l’ambassade d’Israël en Pologne (SE Anna Azari) et Yad Vashem s’appuient sur le mémorial de Markowa en y organisant des remises de médailles de Justes.
Institut de la mémoire nationale. De quelle mémoire s’agit-il ?
L’Institut de la mémoire nationale ou la Commission de poursuite des crimes contre la nation polonaise (Instytut Pami ci Narodowej – Komisja cigania Zbrodni przeciwko Narodowi Polskiemu ou IPN) a été créé en décembre 1998.
Son principal objectif est d’enquêter sur les crimes nazis et communistes, et de poursuivre en justice ceux qui ont commis ces crimes et d’éduquer le public à ce sujet. Mais l’effort principal de l’Institut porte sur les crimes commis par les autorités communistes de la Pologne avant 1989.
Les antennes régionales de l’IPN se trouvent dans toute la Pologne, près des Cours d’Appels. L’Institut publie régulièrement des listes de personnes suspectes et/ou poursuivies par la justice polonaise en fonction de jeux politiques et de besoins du moment du parti au pouvoir, PIS. Parmi elles, entre autres, le prix Nobel de la Paix Lech Walesa, officiellement accusé par l’IPN d’être un agent communiste et non-officiellement pour avoir dénoncé, comme premier homme politique polonais, la participation polonaise dans la Shoah et aux pogroms après la guerre (à Kielce en 1946).
Selon l’extrême droite polonaise, les Polonais ont souffert comme les Juifs des atrocités allemandes. Mais en plus, ils ont dû subir le communisme construit souvent par des Juifs eux-mêmes. Bref, selon la propagande du PIS, les Polonais sont doublement victimes et infiniment plus que les Juifs, car après 1945 victimes de communistes, qui étaient souvent Juifs. L’IPN doit réparer cette injustice et procéder à la « décommunisation » et à la « lustration » du pays.
La mémoire prônée par l’Institut est bien sélective et attribue la responsabilité de la Shoah entièrement à l’Allemagne. L’Institut est chargé de produire un récit historique non-universitaire à la demande du PIS et pour ses besoins.
Il est regrettable, selon nous, que cet Institut révisionniste et négationniste participe aux réseaux et projets internationaux comme, par exemple, au projet européen European Holocaust Research Infrastructure (EHRI). La liste de partenaires de l’Institut est longue… parmi eux, l’United States Holocaust Memorial Museum. En 2008 Mme Simone Veil, la présidente de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, a visité l’Institut …
La loi votée incarne dans son essence l’esprit de l’extrême droite polonaise, le programme politique du PIS, et donne le cadre légal à l’IPN, présidé par Jaroslaw Szarek, un révisionniste notoire connu, entre autres, pour ses propos sur Jedwabne, où des Polonais ont sauvagement assassiné au moins 340 Juifs en juillet 1941, dont 300 brulés vifs dans une grange. Szarek a dit au parlement polonais le 19 juillet 2016 : « Les exécutants de ce massacre étaient les Allemands, qui ont utilisé dans cette entreprise de terreur un groupe de Polonais contre leur gré. Le totalitarisme allemand endosse la pleine responsabilité de ce massacre »
Manipuler les mots pour manipuler l’Histoire
Les législateurs polonais et auteurs de la nouvelle loi dite loi sur l’Institut de la mémoire nationale (IPN) se sont appuyés de façon perverse sur la désinformation.
Elle a été présentée à l’étranger comme une loi contre les accusations mensongères et la diffusion de l’information sur les camps d’extermination et de concentration polonais. Or il s’agit de camps nazis en Pologne occupée par l’Allemagne, expliquait le gouvernement.
Beaucoup sont tombés dans le piège. L’homme politique d’opposition en Israël Yaïr Lapid vient de déclarer : « Il y avait des camps de mort polonais et aucune loi ne changera ça ». Cela montre ses faibles connaissances de la Shoah.
Le Crif en France, les congressmen américains évoquent aussi la loi polonaise par rapport aux camps…
Même si des Polonais étaient employés par les nazis pour construire les camps, ils n’étaient que très exceptionnellement leurs employés. Les nazis n’accordaient pas leur confiance aux Polonais et préféraient les Ukrainiens. Il n’y avait pas de camps de mort polonais.
Et pourtant la loi ne concerne pas les camps !
Elle nie, tout simplement la participation polonaise à la Shoah et ouvre la porte aux autres négationnistes en Europe. Car la loi votée en Pologne cette semaine pourra être copiée demain dans les autres pays de l’Europe. De ce point de vue, la loi ne menace pas seulement la Pologne, mais toute l’Europe.
Objectifs de la nouvelle loi
La loi, récemment votée, a plusieurs objectifs et répond à plusieurs besoins.
Tout d’abord, il s’agit d’exploiter la Shoah dans la lutte politique interne pour éliminer l’opposition déjà très affaiblie et de renforcer la base électorale du PIS.
Actuellement le PIS, son président et son premier-ministre gagnent dans tous les sondages et ce parti politique se situe parmi les plus suivis en Europe (près de 50%). La carte antisémite est une valeur sûre.
La nouvelle loi doit permettre de contrôler la recherche sur la Shoah et de poursuivre juridiquement les chercheurs et journalistes non-politisés et non-révisionnistes. C’est l’IPN qui va s’en occuper.
Dans l’objectif patriotique, la loi doit mettre sur le même plan la souffrance des Juifs et des Polonais.
Les idéologues du PIS semblent ignorer que la souffrance des uns n’annule pas la souffrance des autres. Et qu’on peut souffrir et être quand même coupable d’antisémitisme et de collaboration passive ou active.
Elle doit aussi mettre le nazisme sur le même plan que le communisme. C’est une tendance typique des extrêmes droites en Europe de l’Est, notamment en Hongrie, les pays baltes et en Pologne.
Mais l’objectif principal de la loi est d’exploiter la Shoah dans la demande de réparations que l’extrême droite polonaise prépare en ce moment pour la République Fédérale d’Allemagne…
Syndrome de shmaltzovniks
Dans le langage de l’univers de la Shoah on appelait les personnes qui dénonçaient les Juifs cachés coté non-juif (dit arien) shmaltzovniks (du yiddish shmaltz = graisse). Or, depuis plusieurs mois, dans les cerveaux de l’extrême droite polonaise est née l’idée de monnayer la Shoah et de demander des réparations à la République Fédérale d’Allemagne pour les destructions causées pendant la guerre.
Les victimes dénoncées et vendues aux sbires nazis par des shmaltzovniks pendant la Shoah, peuvent être revendues encore une fois, même assassinées !
Non, Messieurs Kaczynski, Jaki, Ziobro, Rydzyk, Duda : la situation des Juifs pendant la Shoah n’était pas celle des Polonais non-juifs.
Non, la Shoah n’était pas la guerre et le génocide n’était pas l’occupation allemande de la Pologne.
L’Allemagne est responsable de la Shoah, mais elle n’est pas la seule. C’est toute l’Europe, à quelques exceptions près, qui en est responsable. Et aussi les États-Unis, qui savaient tout et qui prenaient des photos aériennes d’Auschwitz sans bombarder les rails qui ont amené un million de Juifs à Birkenau.
C’est l’Homme, dont l’Homme polonais, qui est responsable de la Shoah. Et il est infantile de croire que la Pologne a sauvé l’Humanité !
Votre loi est une insulte pour 6706 Justes polonais qui, dans une ambiance de chasse aux Juifs, les sauvaient de l’occupant allemand et de leurs voisins polonais.
Non, vous n’avez pas le droit de réécrire l’Histoire et de remettre en question les témoignages de rares survivants. Vous n’avez pas le droit de remettre en question les travaux des historiens sur la responsabilité collective et la participation polonaise, française, hollandaise ou autre à la Shoah.
Votre loi est une insulte pour tous les Polonais et tous les Juifs engagés depuis la Shoah dans le dialogue judéo-polonais.
Nous espérons que vos prisons ne seront pas assez grandes pour contenir tous ceux que vous condamnez par votre petite loi qui n’est rien d’autre qu’un pur négationnisme !
L’Association Valiske, basée en France, regroupe plus de 4000 membres originaires de France, Israël, Suisse et Belgique. Parmi eux de survivants de la Shoah et leurs proches. Valiske propose, entre autres, des séjours de la Mémoire et accompagne des familles sur les traces de leurs proches disparus en Europe de l’Est. Plusieurs émissions TV, réalisées avec des membres de l’Association, ont été vues par des millions de téléspectateurs en France (TF1 et France 2) et dans le monde francophone (TV5).
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